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samedi 2 juin 2012

Réponse à la devinette (023)


La 23ème devinette n’aura tenu que quelques heures. Thomas Pogu n’a, en effet, pas mis longtemps pour identifier Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832), mais il n’a pas immédiatement compris pourquoi le rendez-vous avait été donné au 2 juin, et non au 4 juin comme le laissait supposer la notice Wikipedia consacrée au célèbre sinologue.  

Ceux qui liront jusqu’au bout le long extrait tiré de « La Chaire de langues et littératures chinoises et tartares-mandchoues », article composé en 1932, par un autre grand sinologue — Henri Maspero (1883-1945) —, comprendront pourquoi, et corrigeront une erreur souvent reproduite. « Une mort prématurée », la page consacrée à la mort de Rémusat sur le site de l’Association de recherches historiques en Val de Seine, Val d’Ecole, Pays de Bière, Gâtinais Françaisle Fil d’Ariane —  fixe également à aujourd’hui le 180ème anniversaire de la mort de Rémusat. 

L’illustration — Portrait lithographié par Achille Devéria (1800-1857) — provient du même ouvrage que ce texte très instructif (livré ici tel quel) qu’on retrouvera bardé des notes indispensables dans l’anthologie sur laquelle je travaille à mes moments perdus :  Le Collège de France (1530-1930). Livre jubilaire composé à l'occasion de son quatrième centenaire. Paris : Presses Universitaires de France, 1932 (pp. 355-359). 
Les études chinoises furent représentées au Collège de France pendant le XVIIIe siècle presque entier par un professeur d’arabe, Fourmont, et un professeur de syriaque, Deguignes, dont les travaux sinologiques, malgré leurs défauts, ont certainement beaucoup plus fait pour les rendre célèbres que leurs travaux sur l’arabe et le syriaque. Il n’y eut jamais de chaire de chinois ; et après la Révolution l’intérêt que le gouvernement impérial accorda à l’étude de la Chine se porta dans une autre direction, la publication du dictionnaire chinois de Basile de Glemona. Mais l’élargissement des études orientales à l’Extrême-Orient était une idée qui tenait à cœur à Silvestre de Sacy, alors le chef incontesté de l’orientalisme français, et il obtint la réalisation du gouvernement de Louis XVIII ;  le 29 novembre 1814, le roi, sur le rapport de l’abbé de Montesquiou, ministre de l’Intérieur, créa une chaire de chinois au Collège de France en même temps qu’une de sanscrit. C’est à cette chaire, demeurée longtemps la seule place d’enseignement scientifique relatif à l’Extrême-Orient, non seulement en France, mais en Europe, et à l’influence de ses titulaires successifs, qu’est dû tout le grand développement de la sinologie française au XIXe siècle.
    Le professeur nommé à la chaire nouvellement créée, Abel Rémusat, avait à peine vingt-huit ans, étant né le 5 septembre 1788 : il était donc trop jeune pour avoir connu Deguignes, mort en 1800, et c’est tout seul qu’il s’est formé. Il avait d’ailleurs commencé par des études de médecine, suivant les traces de son père, ancien chirurgien privilégié du roi, qui mourut en 1805. Ce fut, semble-t-il, le hasard qui l’attira vers la Chine. L’abbé de Tressan avait à l’Abbaye-au-Bois une collection d’antiquités et de curiosités qu’il ouvrait libéralement ; le jeune Rémusat y fut admis et y vit un herbier chinois qui l’intéressa : mis au défi de lire les notices qui accompagnaient les dessins des plantes, il se piqua d’honneur et se mit à l’étude de la langue chinoise. Les difficultés étaient considérables : non seulement il n’y avait à Paris aucun enseignement du chinois, mais encore les livres manquaient. La Bibliothèque Impériale en contenait, il est vrai, une belle collection : Rémusat y aurait trouvé en manuscrit quelques dictionnaires et quelques grammaires composés par des missionnaires du XVIIIe siècle, ainsi que le Notitia linguae sinicae du P. Prémare (1728). Mais Langlès, qui était alors conservateur du département des manuscrits orientaux, en refusa l’accès à cet étudiant en médecine de moins de vingt ans. Tout ce qu’il eut pour se guider, ce fut la mauvaise Grammatica sinica de Fourmont : il ne connut la grammaire de Varo, qui était l’original de celle de Fourmont, que plusieurs années après 1814 ; aucun dictionnaire : l’impression de celui de Basile de Glemona dont il avait été question dès 1080, commencée en 1809, ne fut achevée par Deguignes (le fils de l’ancien professeur de syriaque au Collège de France) qu’en 1813. Il lui fallut s’en faire un lui-même « à l’aide des ouvrages chinois dont nous possédons des versions et des paraphrases, en comparant ces dernières avec les originaux. » En dépouillant la Grammatica sinica de Fourmont, le Sapientia sinica d’Intorcetta, des traductions de l’Oraison Dominicale et du Symbole des Apôtres, la China illustrata de Kircher, etc., il avait réussi à se constituer dès la fin de 1808 un vocabulaire d’environ quinze cents caractères, avec prononciation et explication. D’autre part il se procura quelques dictionnaires purement chinois, le Tcheng tseu t’ong et le K’anhi tseu tien, peut-être aussi le Tseu houei : il avait sûrement les deux premiers avant 1811 et le dernier avant 1814. Enfin les travaux de Langlès sur le mandchou avaient depuis longtemps attiré l’attention sur cette langue et son intérêt comme intermédiaire de l’étude du chinois ; or, plus heureux pour le mandchou que pour le chinois, les étudiants possédaient depuis longtemps une grammaire et un dictionnaire imprimés : les Elementa linguae tartaricae du P. Verbiest (que tout le monde à cette époque attribuait par erreur au P. Gerbillon) qui avaient été publiés sans nom d’auteur dans le Recueil de Voyages de Thévenot (1696) et dont le P. Amyot avait donné une adaptation française incomplète dans les Mémoires concernant les Chinois (1878) ; et le Dictionnaire Tartare-Mantchou français du P. Amyot (1784), imprimé à Paris par Langlès en 1789-1790. Rémusat se mit à l’étude du mandchou presque en même temps qu’à celle du chinois, et dès 1811 il se sentait assez avancé pour « prendre les idiomes de la Tartarie pour l’objet d’un travail spécial. »
    En 1811, fort de ces études préliminaire, Abel Rémusat publia un Essai sur la Langue et [la] Littérature chinoises qui fut bien accueilli des orientalistes ; quatre ans plus tard Silvestre de Sacy rendant compte dans le Moniteur du 23 janvier 1815 de l’ouverture du cours de chinois au Collège de France, rappelait cet ouvrage et déclarait que « de ce moment tous ceux qui s’intéressent à la gloire littéraire de la France devaient concevoir les espérances les mieux fondées d’un talent qui, en triomphant de tous les obstacles par un travail opiniâtre et par la seule rectitude du jugement, avait donné des gages assurés des succès qui ne pouvaient manquer de couronner de telles dispositions.» En fait, c’est cet ouvrage ainsi que l’Etudes des Langues étrangères chez les Chinois publié la même année dans le Magasin encyclopédique (octobre 1811) qui attirèrent sur le jeune savant l’attention de deux hommes qui ne s’aimaient guère, Silvestre de Sacy et Klaproth. C’est à ce dernier que Rémusat dut de compléter définitivement son outillage scientifique, car c’est grâce à lui qu’il put « être prévenu à temps de la mise en vente de plusieurs dictionnaires manuscrits » : l’un d’eux était une très belle copie, exécutée en Chine en 1714-1715, du Dictionnaire de Basile de Glemona, qu’il acquit entre 1811 et 1814. La protection de Sacy fut à la fois désintéressée et plus active. La conscription de 1812 n’avait pas touché Rémusat, fils de veuve ; mais celle de 1813, qui rappela tous les exemptés des douze dernières années, le prit. Cependant comme les études chinoises ne lui avaient pas fait négliger les études médicales, et qu’il venait de passer le doctorat, cette année même, avec une thèse mi-médicale mi-sinologique : Dissertatio de glossosemeiologice, sive de signis morborum quae a lingua sumuntur praesertim apud Sinenses, il devint médecin aide-major ; l’entremise de Sacy le fit laisser à Paris à l’hôpital Montaigu, où il dirigea avec succès, paraît-il, le service des fiévreux. Ce fut encore à la protection de Sacy qu’il dut, l’année suivante, d’être nommée à la chaire de chinois créée au Collège de France.
    Rémusat ouvrit son cours le 16 janvier 1815. Comme il n’y avait alors à Paris aucun autre enseignement du chinois, il était naturel qu’il se consacrât avant tout à l’étude de la langue elle-même. Jusqu’à la fin de sa vie, il partagea ses trois cours hebdomadaires entre la grammaire et l’explication des textes. Dès la première année, il expose « les principes généraux de la langue chinoise et l’usage des particules dans le Kou-wen ou style antique et le Kouanhoa ou mandarinique » ; l’année suivante, il y joint « les éléments du mantchou », et ce double enseignent grammatical se poursuit régulièrement tous les ans, en y ajoutant l’explication de divers textes : la stèle chrétienne de Si-ngan-fou (année 1815), « les livres moraux de Confucius en comparant la version mandchoue avec le texte original » (1815-1816), le Chou king « en chinois et mantchou » (1828-1829), des livres taoïstes, Tao tö king (1826-1827), Kan ying pien (1815-1816), etc., et aussi des romans pour la langue mandarine.
    Le cours de grammaire que Rémusat faisait chaque année fut d’abord dicté par lui pendant le premier semestre à ses auditeurs. Grâce à l’expérience que lui fournissait l’enseignement, il put arriver à en perfectionner peu à peu l’exposé. En 1820, il se décida à en établir une version définitive pour l’impression : l’ouvrage parut à la fin de 1821 (il est daté par anticipation de 1822) sous le titre de Eléments de Grammaire Chinoise ou Principes généraux du Kou-wen ou style antique et du Kouan-hoa, c’est-à-dire de la langue commune généralement usitée dans l’Empire Chinois. Ce n’était pas la première grammaire chinoise imprimée, puisque, sans même parler de la vieille grammaire mandarine de Varo qui datait de plus d’un siècle (1703), Marshman et Morrison venaient chacun de publier une grammaire nouvelle, le premier en 1814, et le second en 1815, mais c’était la première traitant à la fois de la langue écrite et de la langue parlée qui y occupaient chacune une partie, et surtout c’était la première où la grammaire était exposée en tenant compte du génie propre de la langue chinoise, et non pas comme un exercice de traduction où toutes les formes grammaticales des langues européennes, déclinaisons, conjugaisons, etc., imposaient leur moule. C’était le premier exposé scientifique de la langue chinoise.
    Mais déjà à ce moment l‘étude de la langue avait pour Rémusat passé au second plan pour faire place à l’inventaire systématique et au dépouillement méthodique d’une littérature qu’il commençait à découvrir. Les difficultés qui au début de sa carrière lui avait fermé l’accès des collections des livres envoyés de Chine à la Bibliothèque du Roi au XVIIIe siècle, avait disparu en 1816, quand il obtint d’être chargé du catalogue des livres chinois de cette Bibliothèque ; subitement la plus grande partie de la Bibliothèque chinoise lui était devenue accessible, pour l’exploration de laquelle le catalogue de Fourmont, avec ses défauts et son ancienneté (il datait de 1742), ne pouvait être qu’un premier guide, et encore un guide incomplet puisque depuis trois quarts de siècle la collection s’était accrue de près de moitié. Il ne paraît pas avoir connu le catalogue du Sseu k’ou ts’iuan chou, cette grande bibliographie du XVIIIe siècle, puisque ce sont les chapitres bibliographiques de Wen hien t’ong k’ao de Ma Touan-lin qu’il prit pour base de son travail, bien que l’ouvrage datât du XIIIe siècle, quand il entreprit un catalogue général qui devait être en même temps une bibliographie : description détaillée des ouvrages, notes biographiques sur les auteurs, études sur les éditions, rien ne devait y manquer. Bien plus, en 1825, quand il eut succédé à Langlès comme conservateur du département des livres orientaux, il élargit encore ce plan déjà trop vaste en décidant d’y adjoindre une traduction complète des chapitres bibliographiques du Wen hien t’ong k’ao, même pour les livres qui ne se trouvaient pas à Paris. L’entreprise était trop considérable pour être menée à bonne fin, surtout à cette époque ; le simple catalogue lui-même ne fut pas achevé. Le premier volume sur les Classiques semble avoir été le seul rédigé ; une copie en fut préparée pour l’impression, mais Rémusat mourut avant d’avoir terminé l’insertion des caractères chinois pour lesquels la place  avait été réservée par le copiste.
    Si son entrée à la Bibliothèque du Roi lui avait imposé un travail nouveau, avec la préparation du catalogue, elle avait eu l’avantage de lui ouvrir une large perspective sur l’ensemble de la littérature chinoise : l’acquisition de la langue cessait d’être une fin pour devenir un moyen, et il put se livrer à des études sur la religion, la philosophie, l’histoire, la littérature, etc. Le plan suivant lequel il avait entrepris son grand catalogue exigeait des recherches biographiques sur les écrivains : c’est à cela qu’on doit les vies d’historiens et de poètes qu’il publia dans les Nouveaux mélanges Asiatiques. Mais au début, ce fut surtout le confucianisme qui l’attira, comme il était normal, et non content de traduire un des opuscules attribués à Confucius, le Tchong yong (1818), il chercha à faire connaître les principaux parmi ses premiers disciples dans des articles qui parurent dans le même recueil. Il fut moins bien inspiré par Lao-tseu et la philosophie taoïste, dont il crut trouver l’origine dans l’école pythagoricienne (1823). A ce moment il avait attaqué l’étude de l’histoire mongole, sur laquelle son volumineux Mémoire sur les relations politiques des princes chrétiens et particulièrement des rois de France avec les empereurs mongols (1824-1828) apporta des documents importants. Mais ce sont surtout ses travaux sur le Bouddhisme qui constituent son œuvre capitale, en particulier sa traduction du Fo kouo ki, récit du voyage que fit dans l’Inde, au Ve siècle, le religieux chinois Fa-hien pour aller visiter les lieux saints et chercher des livres de discipline monastique. Outre l’intérêt propre de l’ouvrage, c’était ouvrir une question qui n’a cessé de passionner les sinologues, celle des relations anciennes de la Chine et du monde occidental, et de l’influence que les civilisations de l’ancien monde ont pu exercer les unes sur les autres. Il faut ajouter que la traduction était remarquable pour une époque où les notions sur la religion bouddhique étaient encore les plus vagues, et où on connaissait à peine la géographie de l’Asie centrale et l’histoire de l’Inde. L’auteur mourut avant d’avoir pu y mettre la dernière main, et se fut son élève Landresse, qui, aidé de Klaproth, le mit en état d’être publié.
    Abel Rémusat mourut en effet du choléra le 2 juin 1832, en pleine maturité.

mercredi 4 juillet 2007

Procrastination

C'est en début de vacances que surgissent d'un fatras de dossiers en suspens quelques projets de traduction ensevelis pendant l'année sous les contraintes quotidiennes et les obligations professionnelles ou plus généralement la paresse intellectuelle.

Je me trouve donc, une fois de plus, confronté au monument que représente pour moi le chef-d'œuvre de la nouvelle en langue vulgaire du XVIIe siècle, Shi’er lou 十二樓 de mon cher Li Yu 李漁 (1611-1680). En fait, c'est la lecture longtemps différée de la traduction des trois premiers pavillons par Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832) qui m'y renvoie. Parus en 1827 dans le second et le troisième tomes de Contes chinois traduits par MM. Davis, Thoms, le P. d'Entrecolles, etc., et publiés par M. Abel-Rémusat (Paris, Moutardier), ces versions livrées voici 180 ans méritent toujours une grande attention. En effet, celui à qui on les doit avait mené une utile réflexion sur les difficultés propres à la traduction de la fiction chinoise. Il en avait livré une partie dans sa longue introduction à Iu-Kiao-Li ou Les deux cousines traduction par lui-même du Yu Jiao Li 玉嬌梨 - romance en langue vulgaire du début des Qing -, parue en 1826 (Paris, Moutardier). Il prévoyait alors de consacrer un volume entier à ces problèmes, mais une mort prématurée l'en a empêché.

Je veillerai à fournir prochainement ici-même les passages les plus intéressants de cette contribution oubliée et à les ajouter à la collection de textes sur la traduction, réunis pour servir de base de réflexion à nos étudiants de Master [doc. pdf ici], anthologie bien modeste (18 pages) de laquelle j'extrais une phrase une rien provocatrice de ce cher Diderot dont une nouvelle biographie vient de paraître dans la jeune collection « folio/biographies » [n° 26, Raymond Trousson, 2007, 237 pages] :
« Il n'est pas nécessaire d'entendre une langue pour la traduire, puisque l'on ne traduit que pour des gens qui ne l'entendent point. » (Les Bijoux indiscrets (1748), chapitre XLII).
En prolégomènes facultatifs à toute traduction future, je vous propose, pour l’heure, de visiter deux sites en relation avec cet exercice périlleux (voir ici) et parfois aussi douloureux que plaisant. Un traducteur informé en valant deux, tout le monde devrait gagner à les consulter, ne serait-ce que rapidement. Les voici :
  1. Le site de la Fédération Internationale des Traducteurs (FTI) avec notamment ses nouvelles et sa charte du traducteur.
  2. Le site de la Société Française des Traducteurs (SFT) qui a établi sa propre charte du traducteur et édite la revue Traduire [les tables des matières sont consultables en ligne] dont les n° 190/191 et 195 étaient consacrés à la traduction littéraire, et le n° 211 à Etienne Dolet (1509 ?-1546).
À noter également l'appel à contribution pour un colloque international qui nous rapproche des travaux d'Abel-Rémusat à quatre ans près : « Traduire en langue française en 1830 ». Celui-ci se tiendra à l'Université de Nantes, les 27, 28 et 29 novembre 2008. L'année 1830 a été retenue car
« elle ouvre une période de renouveau en France et en Europe [... qui] se marque entre autres (du moins dans les débuts) par un allègement de la censure et une libéralisation des lois sur la presse, mesures qui vont favoriser un accroissement du nombre de publications, en librairie et dans le monde journalistique. [...] Cette période se signale également par une remarquable floraison de traductions, de différentes langues et dans des domaines très hétérogènes, dont journaux et revues, notamment, se feront souvent l'écho, sinon le relais. […]

Organisé dans le cadre du projet HTLF (Histoire des Traductions en Langue Française, sous la direction d'Yves Chevrel et de Jean-Yves Masson, à paraître aux éditions Verdier) et articulé autour d'une « coupe » chronologique dont on souhaite éprouver la pertinence (y compris au-delà de l'Hexagone), ce colloque s'ouvrira à des propositions traitant aussi bien des traductions littéraires que des traductions scientifiques, philosophiques, juridiques, etc. en français. Il s'agira en effet de s'intéresser à des textes traduits en langue française, c'est-à-dire à des traductions dont le lieu de publication, loin de se limiter à la France, inclura non seulement des pays francophones frontaliers (Suisse, Belgique) mais aussi des pays européens (voire extra-européens) ayant eu des liens linguistiques avec la France.

Les propositions de communication (résumé d'une page maximum), assorties d'une brève bio-bibliographie, sont à envoyer avant le 31 décembre 2007 à Christine Lombez, Professeur de Littérature Comparée, Université de Nantes (ch.lombez@netcourrier.com)
Pour clore ce coming-out en procrastination, je vous rappelle, à nouveau, notre journée consacrée à la traduction des littératures d’Inde et d’Extrême-Orient du 26 octobre 2007 dont l'appel à communication est toujours valable : attention le 15 septembre, c'est quasiment demain. (P.K.)

vendredi 8 février 2008

Réponse à la devinette (010)

Le moment de révéler la solution est - enfin ! - arrivé, mais d'abord, permettez que je dresse un rapide bilan. Il tient en quelques mots : deux commentaires officiels et des propositions orales également correctes. Bravo ! Mais, venons-en sans plus tarder au fait et officialisons la réponse : l'auteur du texte soumis à votre sagacité était Anatole France (1844-1924) !

Vous avez, je suppose, apprécié comme moi la souplesse de son style, et surtout goûté ses piques à destination des savants - « d'autres savants encore dont j'oublie le nom. Qu'ils me le pardonnent, si un savant peut pardonner quelque chose. » -, son jugement pour le moins mesuré des qualités d'une figure marquante de la sinologie française, Jean-Pierre Guillaume Pauthier (1801-1873), qui, écrit-il, « savait le chinois mieux que le français » et la manière taquine avec laquelle il rappelle l'intérêt du sinologue pour l'agronomie. Son avis sur Confucius, lui aussi, ne manque pas de relief : « Ce vieil homme jaune [qui] n'avait point d'imagination, partant point de philosophie. En revanche, il était raisonnable ». Vous avez peut-être également reconnu le passage du Lunyu 論語 sur lequel il s'appuie en reformulant élégamment la traduction que Pauthier avait livrée en 1845Lun-yu, ou les Entretiens philosophiques » dans Confucius et Mencius, Les quatre livres de philosophie morale et politique de la Chine. Charpentier, 469 p.] et qu'André Lévy qualifie de « traduction fort honorable » [Confucius, Entretiens avec ses disciples. Paris : Flammarion, « GF » n° 799, 1994, p. 253]. Jugez en vous-même avec le passage en question : « Ki-lou demanda comment il fallait servir les esprits et les génies. Le Philosophe dit : Quand on n'est pas encore en état de servir les hommes, comment pourrait-on servir les esprits et les génies ? - Permettez-moi, ajouta-t-il, que j'ose vous demander ce que c'est que la mort ? [Le Philosophe] dit : Quand on ne sait pas encore ce que c'est que la vie, comment pourrait-on connaître la mort ? » (p. 159). En 1896, Séraphin Couvreur (1835-1919) rendra le même dialogue - 季路問事鬼神。子曰。未能事人。焉能事鬼。曰。敢問死曰。曰曰。未知生曰。焉知死曰。- de cette manière : « Tzeu lou interrogea Confucius sur la manière d'honorer les esprits. Le Maître répondit : « Celui qui ne sait pas remplir ses devoirs envers les hommes, comment saura-t-il honorer les esprits ? » Tzeu lou reprit : « Permettez-moi de vous interroger sur la mort. » Le Maître répondit : « Celui qui ne sait pas ce qu'est la vie, comment saura-t-il ce qu'est la mort ? » [XI.11] Quant à A. Lévy, il opte pour cette solution : « Comme Zilu l'interrogeait sur le service des dieux et des démons, le Maître lui répondit : « Avant de savoir servir les hommes, comment peut-on se mettre au service des dieux ? » Comme Zilu le questionnait sur la mort, il répliqua : « Que peut-on savoir de la mort avant de connaître la vie ? » » [XI.12, op.cit., p. 80]. Je vous laisse poursuivre les comparaisons [selon le modèle de la réponse à la devinette 007, voir ici] et fabriquer votre version personnelle, pour avancer dans l'exploration de l’incursion d’Anatole France dans le champ des études sur la littérature chinoise.

Au terme d'une savoureuse digression sur les ananas de Pauthier, le grand Anatole France en vient à son propos, non sans avoir signalé sa curiosité pour la littérature romanesque chinoise, avouant avoir lu « comme tout le monde, les nouvelles traduites à diverses époques, par Abel Rémusat, Guillard d'Arcy, Stanislas Julien et d'autres savants ». Le premier et le dernier de cette liste abrégée de sinologues traducteurs de romans chinois vous sont, me semble-t-il, bien connus. Il a, en effet, déjà été question sur ce blog d'Abel Rémusat (1788-1832) (voir ici) et presque aussi souvent de Stanislas Julien (1799-1873) (voir ici). Quant à Guillard d'Arcy, sur lequel je sais encore si peu, il aurait été, selon certaines sources, membre de la Société asiatique créée en 1822 et a fait en 1842 « son début de sinologue » (V. de Mars., La Revue des Deux Mondes, tome 2, 1843, « Chronique de la quinzaine », 14 avril 1843) en traduisant, d'après l'anglais, le Haoqiu zhuan 好逑傳 (voir ici), sous le titre La femme accomplie (Paris : Benjamin Duprat).

« Zhong Kui 鍾馗, roi des Démons, en voyage »,
Gong Kai
龔開 (vers 1222-1304) [0,33 x 1,6 m]
Free Gallery of Art, Washington. (Voir ici)

En fait, France, qui a publié l'année précédente son Thaïs (1890), s'apprête à rendre compte d'un ouvrage sorti chez Calmann Lévy en 1889 intitulé Contes chinois. Il s'agit d'une anthologie de 26 récits tirés du Liaozhai zhiyi 聊齋誌異 de Pu Songling 蒲松齡 (1640-1715) « traduits » par « le général » Tcheng-Ki-Tong [Chen Jitong 陳季同 (1852-1907)]. Mais il va vite dérayer pour raconter à sa manière et « de mémoire » un conte tiré d'une autre anthologie de traductions parue sous le même titre en 1827 [Abel Rémusat (ed.), Paris, Moutardier]. L'examen de cette partie de cette recension libre appelle des développements un peu longs que je vais, ne m’en veuillez pas trop !, remettre à un autre billet. Vous pouvez vous y préparer en lisant ce passage de La vie littéraire. Troisième série (Paris : Calmann Lévy, 1891, pp. 79- 91), soit à partir du fac-similé fournit par Gallica 2 (voir ici), soit sur Projet Gütenberg [ici, et chercher « Contes chinois »]. La seconde solution est de loin la plus rapide pour le moment, car comme le signale très justement Pierre de Malgachie dans « Livres sur la toile », son blog sur Bibliobs.comEn attendant le vrai Gallica 2 »), « la fonction « recherche » [de la version bêta de la nouvelle bibliothèque virtuelle], fondamentale sur ce genre de site comme dans toute bibliothèque (...), est minimale, au moins dans un premier temps - on peut affiner ensuite. » Prenons notre mal en patience jusqu'en mars, « puisque c'est à ce moment que le site devrait être fonctionnel et ouvert (vraiment) au public ». Patience, également pour pouvoir disposer de la suite de ce billet... La patience, « la plus héroïque des vertus » pour Giacomo Leopardi (1798-1837) est aussi, c’est bien connu, un des « piliers de la sagesse » pour Frédéric Mistral (1830-1914)(Les Olivades, 1912). (P.K.)

vendredi 20 juillet 2012

Miscellanées littéraires (011)


Les lecteurs du précédent, et déjà fort ancien, billet sur Abel Rémusat seront sans doute heureux d'apprendre, grâce à l'excellente base de données Bibliotheca Sinica 2.0, que la Dissertatio de glossosemeiotice sive de signis morborum qua è linguâ sumuntur praesertim apud Sinenses. Quam in aulâ publicâ celeberrimae Facultatis Medicae Parisinae, pro Medicinae Doctoratûs gradu adipiscendo, die 25 augusti 1813, propugnare conabitur J. P. Abel – Rémusat, Parisiensis. (Paris: Didot 1813) est accessible sur Google Book (Voir ici).

Inutile de dire que Bibliotheca Sinica 2.0 qui « explores Sino-Western encounters by ways of texts and images published before 1939 and is intended as an extension of the bibliography Western Books on China in Libraries in Vienna/Austria, 1477-1939 » est un outil indispensable pour qui est à l'affût des traductions anciennes d'œuvres (littéraires ou non) chinoises. On jugera encore mieux de l'efficacité de ceux qui l'alimentent en s'abonnant au fil twitter  @BS_2 (https://twitter.com/BS_2)

On y trouve également (voir ici) la référence aux Recherches historiques sur la médecine des Chinois (Paris, Impr. Didot, 1813) de François Albin Lepage  (1793 - ?) qu'on peut télécharger et lire à partir du site de la Bibliothèque interuniversitaire de Santé (BIUM) (Ici).

Cette thèse soutenue à la Faculté de médecine de Paris, le 31 août 1813, soit  la même année que celle de Rémusat, s'organise en trois chapitres :
  1. De l'origine et des progrès de la Médecine, de son exercice à la Chine, et des systèmes des médecins chinois
  2. Thérapeutique, Matière médicale et Pharmacie des Chinois
  3. Considérations hygiéniques sur le climat, les productions et la population de la Chine ; les mœurs, la manière de vivre et les maladies les plus ordinaires des Chinois

On y trouve la piquante référence aux écrits des Jésuites que je vous livre ci-dessous :
Le P. Duhalde dit qu'il y a à Pékin des charlatans qui, après avoir examiné les maladies, répondent de vous guérir moyennant une somme qu'on ne leur donne qu'en cas que le succès couronne leur traitement. Il serait à désirer que les charlatans européens, à l'instar de ceux de Pékin, ne se fissent payer qu'après la guérison de leurs malades : on verrait bientôt diminuer le nombre des dupes des prétendus remèdes secrets, et en même temps aussi l'extrême impudence de leurs auteurs. (p. 15
 Portez-vous bien. (P.K.)

jeudi 26 avril 2012

Miscellanées littéraires (010)


C’est à nouveau à Thomas Pogu qu’on doit le choix de cette livraison de « Miscellanées littéraires », la dixième d'une série initiée fin avril 2011. C’est lors de recherches autour de Claude Le Petit (1638-1662) — dont il prépare la réédition d’œuvres qui n’ont pas été lues depuis bien longtemps — , qu’il a croisé Les vers dorés de Pythagore, expliqués et traduits pour la première fois en vers eumolpiques français, précédés d'un Discours sur l'essence et la forme de la poésie, chez les principaux peuples de la terre... d’Antoine Fabre d’Olivet, né le 8 décembre 1767 à Ganges, et mort le 27 mars 1825 à Paris.

Les passages retenus par lui montrent la méconnaissance qu’on avait à l’époque de leur rédaction de la poésie chinoise que les missionnaires jésuites, encore quasiment seule source disponible sur ce sujet, avaient quelque peu négligée. Ils montrent aussi qu’on est, en ce début de XIXe siècle, fort curieux de la Chine.

Antoine Fabre d’Olivet, publie ce Discours à Paris chez  Treuttel et Würtz, en 1813, soit deux ans après l’Essai sur la langue et la littérature chinoise de Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832), sorti chez le même éditeur. Dans sa « Préface », Abel-Rémusat, écrit : « Un ouvrage sur la langue chinoise, dont le seul but est d’en inspirer le goût et d’en faciliter l’étude, ne saurait paraître dans un moment plus favorable que celui où le compte rendu au nom des savants français par la première Académie de l’Empire vient de rappeler l’attention du public sur plusieurs parties de la littérature qui avaient été trop négligées ; j’ai cru devoir saisir cet instant pour la publication d’un premier essai sur la langue chinoise. »

Le grand-père de la sinologie française fait allusion au Rapport historique sur les progrès de l’histoire et de la littérature anciennes depuis 1789, et sur leur état actuel (Paris, Imprimerie impériale, 1810), rédigé par M. Bon-Joseph Dacier (1742-1833), dont la partie sur les langues et les littératures orientales (pp. 119-124) avait été confiée au grand orientaliste Silvestre de Sacy (1758-1838). On est vraiment au début d’une nouvelle ère dans la découverte de la Chine et de découvertes qui rendront rapidement caduques toutes les propositions qu’on va lire dans l’orthographe et la présentation d’origine :
« Il n’est pas vrai, comme on l’a dit et répété sans examen, que la Poésie prenne naissance dans les bois, dans les régions âpres et sauvages, ni surtout qu’elle soit l’apanage de l’enfance des nations et les premiers bégaiements de l’esprit humain. La Poésie, au contraire, parvenue à sa perfection, indique toujours une longue existence dans les peuples, une civilisation très avancée, et tout l’éclat de l’âge viril. Le sanctuaire des temples est son véritable berceau. Parcourez le monde sauvage ; voyez si les Iroquois, les Samoïèdes, ont une Poésie. Les peuples trouvés dans leur enfance, au sein de la mer Pacifique, vous ont-ils montré des hymnes comme ceux d’Orphée, des monuments épiques comme les poèmes d’Homère ? Ne sait-on pas que les Tâtars qui ont subjugué l’Asie, ces superbes Mantcheoux qui règnent aujourd’hui sur la Chine, n’ont jamais pu tirer de leur langue, rebelle à toute espèce de mélodie et de rythme, un seul vers (1), quoique depuis leurs conquêtes ils aient senti et apprécié les douceurs de cet art (2) ? » [pp. 30-31]
(1) Duhalde, in-fol t. IV, p. 65. Ces Tâtars n’avaient aucune idée de Poésie avant leur conquête de la Chine ; aussi s’imaginaient-ils que ce n’était qu’en Chine où l’on avait forgé les règles de cette science, et que le reste du monde leur ressemblait.
(2) L’un des descendans de Kang-hi a fait de bons vers en chinois. C’est Kien-long. Ce prince a composé un poème historique sur la conquête du peuple Eleuth, ou Oloth, qui, après avoir été longtemps tributaire de la Chine, s’était révolté. (Mém. concernant les Chin. t. I, p. 329)
« Il doit me suffire de dire, pour remplir l’objet qui m’occupe, que les Chinois ayant commencé par avoir des vers rimés, et conservant, par caractère et par religion, avec un respect inviolable, les usages antiques, n’ont jamais eu qu’une poésie médiocre, absolument étrangère à l’Épopée (3). Leurs principaux livres sacrés, nommés Kings, sont composés de caractères symboliques ou hiéroglyphiques, formant par groupe des espèces de tableaux, d’une conception profonde et souvent sublime, mais dénués de ce que nous appelons éloquence du langage. Ce sont des images muettes, incommunicables au moyen de la voix, et que le lecteur doit considérer des yeux et méditer longtemps pour les comprendre. [...] Les Tâtars qui règnent aujourd’hui en Chine, et qu’on distingue des autres par l’épithète de Mantcheoux, quoique possesseurs d’une langue formée, dont quelques auteurs vantent la richesse (4), n’avaient aucune espèce de poésie, comme je l’ai déjà fait remarquer. Les autres Tâtars n’étaient guère plus avancés avant d’être mis, par leurs conquêtes, à portée de profiter des lumières des peuples vaincus.  [pp. 125-127].
(3) Le Ché-King, qui contient la plus ancienne poésie des Chinois, n’est qu’un recueil d’odes et de chansons, de sylves, sur différents sujets historiques et moraux. (Mém. concernant les Chin. t. I, p. 51, et t. II, p. 80)
(4) Le P. Parennin dit que la langue des Mantcheoux a une énorme quantité de mots qui servent à exprimer, de la manière la plus concise et la plus pittoresque, ce que les langues ordinaires ne peuvent faire qu’à l’aide d’épithètes multipliées ou de périphrases. (Duhalde, in-fol t. IV, p. 65)

mercredi 5 décembre 2007

Réponse à la devinette (008)

En illustration, les deux autres gravures reproduites par Pierre Palpant d'après l'édition originale des Deux cousines.

C'était pourtant bien parti. Le jour même de la publication de cette huitième devinette, Mathieu X. avait déjà identifié le roman chinois dont le titre traduit était proposé dans sa formulation française des Deux cousines comme étant le Yu Jiao Li 玉嬌梨. C'était le plus facile. J'en avais, en effet, déjà parlé ici et où je fournissais une illustration qui devait lever les dernières hésitations, et avait promis de rendre, un jour prochain, justice au traducteur Abel-Rémusat (1788-1832) en mettant en exergue ses avis sur la traduction des romans chinois - j'y travaille.

Il ne restait plus qu'à trouver le signataire de cette lettre dans laquelle celui-ci avoue son engouement pour ce roman. Lui aussi avait fait l'objet d'un billet, mieux, d'une devinette, la cinquième qui vous avait tenu en haleine au début de l'été [Voir ici et ]. Et puis, depuis dix jours, plus rien ! Alors, ne perdons plus de temps, il s'agissait (à nouveau) de Heinrich Heine (1797-1856) qui avait écris cette lettre de Potsdam, le 5 juin 1829.

Certes, L.D. l'avait deviné grâce, a-t-elle avoué, à Gallica2 qui propose une édition française de la correspondance de Heinrich Heine [Correspondance inédite. Paris : Michel Lévy Frères, 1866. Voir page 38/39 du livre ou 45/46 du document pdf], mais elle avait eu la délicatesse de ne révéler que le prénom de l’auteur ; Mathieu, de son côté, avait fait preuve d'une grande perspicacité en postulant que le rédacteur avait écrit en allemand, et de persévérance en proposant le peintre autrichien Koloman Moser (1868-1918), dit Kolo, comme destinataire possible.

Effectivement, Heine, qui maîtrisait parfaitement notre langue, avait écrit en allemand car il s'adressait à son ami Moses Moser (1796-1838) dont la Jewish Encyclopedia en ligne [qui pour l'occasion - voir ici - met à contribution G. Karpeles, Heinrich Heine, Aus Seinem Leben und Seiner Zeit, pp. 66 et seq. - merci à N.I. pour l'information] nous apprend qu'il fut un « German merchant (...), educated for a business career, and was for a time an assistant of the banker Moses Friedländer in Berlin. Afterward he became the confidential cashier of Moritz Robert there. Moser had considerable mathematical talent; and he also studied philology. With [Eduard] Gans [(1797 ou 1798-1839)] and [Leopold] Zunz [(1794-1886)] he helped to found the Verein für Kultur und Wissenschaft des Judenthums. He thus became friendly with Heine, who had a high opinion of his ability and character. (…) Many of Heine's most intimate letters were addressed to Moser, who was his closest friend up to the year 1830. »

Le texte original de la lettre se trouve sur Das Heinrich-Heine-Portal avec ses notes et ses gloses, voir ici. On y lit notamment la note suivante : « den beiden Cousinen – Heine las den Roman des französischen Sinologen Abel Rémusat, Fu-kiao-li, ou Les deux cousines, Paris 1826. Er war in Deutschland unter dem Titel »Ju-kin-li oder die beiden Basen« (Stuttgart 1827) erschienen. »

Voici pour conclure, voici la fin de la lettre de Heine de sa version allemande :
« Ich bitte Dich, laß das Sanskritt liegen u lerne chinesisch u überstze mir einen chinesischen Roman; das ist das beste was einer thun u lesen kann. Seit meiner Bekanntschaft mit den beiden Cousinen ist meine Seele in Peking, Nangink u To-tzong, ja in Orten die meine Zunge nicht einmahl aussprechen kann. Ich umarme Dich; leb wohl. Dein Freund. H. Heine. »
Et vous, pensez-vous que Heinrich Heine a raison lorsqu'il conseille à son ami d'apprendre le chinois et lui demande de traduire un roman chinois, car « c'est ce qu'il a de mieux à faire et à lire » ? (P.K.)

mercredi 25 avril 2012

Miscellanées littéraires (009)

 Source Gallica : Illustrations de L'Hindoustan (1816) : 

Ces nouveaux « Miscellanées littéraires » vont me donner l'occasion de mettre en vedette le Marseillais, Antoine André Bruguière de Sorsum, lequel né le 22 juin 1773 est mort à Marseille le 7 octobre 1823. Vous le retrouverez dans la note 2 de cette édition annotée de Stello (1832) d'Alfred de Vigny (1797-1863), dont Thomas Pogu, qui a retenu le passage ci-dessous, nous dit qu’il est « ouvrage à mi-chemin entre le roman et l'essai, qui traite du triste sort que réserve la société aux poètes, sujet que Paul Verlaine a, en 1884, lui-même traité et fixé dans notre mémoire collective en leur consacrant cette si belle appellation de poètes maudits. »

Pour en revenir à Bruguière de Sorsum, les amateurs de traduction littéraire du  XIXe siècle le connaissent bien. Son apport à la connaissance de la littérature chinoise se limite à la mise en français d’une pièce du théâtre des Yuan — Lao sheng er  老生兒 — et d’un conte en langue vulgaire — il s’agit de la troisième des Douze tours (Shi’er lou 十二樓), « San yu lou » 三與樓 de mon cher Li Yu 李漁 (1611-1680) —  déjà traduits par l’anglais J. F. Davis, dans un recueil publié en 1819 sous le titre  Lao-Seng-Eul, comédie chinoise, suivie de San-Iu-Leou, ou les trois étages consacrés, Conte moral.

Dans l’ «Avis du traducteur français » à cette édition,  Bruguière de Sorsum signale que le goût de tourner l’ouvrage anglais dans notre langue lui est venu à la lecture du compte-rendu qu’en avait donné Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832), dans le Journal des Savan[t]s, du mois de janvier 1818 ; il écrit : « Ayant lu ce drame avec beaucoup d'intérêt, j'ai pensé qu'une traduction dans notre langue pourrait être accueillie avec quelque faveur par ceux qui aiment à comparer, dans toutes les littératures, les progrès de l'esprit humain et l'état des sociétés, de leurs mœurs et de leurs connaissances. ».

Il est aisé de juger du résultat car Pierre Palpant, encore lui, a saisi l’ensemble de l’ouvrage qu’il a installé sur son site chineancienne.fr. De futurs travaux évoqués récemment reviendront plus longuement sur la contribution de Bruguière de Sorsum et d’Abel-Rémusat. Je me contente donc de noter que Bruguière de Sorsum a rendu en 1819 un ouvrage paru en 1817 qui est comme l’écrit Victor Hugo au Livre Trois Des Misérables, « l'année que Louis XVIII, avec un certain aplomb royal qui ne manquait pas de fierté, qualifiait la vingt-deuxième de son règne. C'est l'année où M. Bruguière de Sorsum était célèbre. Toutes les boutiques des perruquiers, espérant la poudre et le retour de l'oiseau royal, étaient badigeonnées d'azur et fleurdelysées. » 

Mais voici donc l'extrait de Stello en question (situé au chapitre XXVI, « Une chaise de paille », pp. 133-134 de l'édition GF-Flammarion n° 1390, datant de 2008), avec les nécessaires notes explicatives de Marc Eigeldinger (1917-1991) qui l'accompagnent :
« Quand la foi est morte au cœur d'une nation vieillie, ses cimetières (et ceci en était un) ont l'aspect d'une décoration païenne. Tel est votre Père-Lachaise. Amenez-y un Indou de Calcutta, et demandez-lui : "Quel est ce peuple dont les morts ont sur leur poussière des jardins tout petits remplis de petites urnes, de colonnes d'ordre dorique ou corinthien, de petites arcades de fantaisie à mettre sur sa cheminée comme pendules curieuses ; le tout bien badigeonné, marbré, doré, enjolivé, vernissé ; avec des grillages tout autour, pareils aux cages des serins et des perroquets ; et, sur la pierre des phrases semi-françaises de sensiblerie Riccobonienne (1), tirées des romans qui font sangloter les portières et dépérir toutes les brodeuses ?"
L'Indou sera embarrassé ; il ne verra ni pagodes de Brahma, ni statues de Wichnou (2) aux trois têtes, aux jambes croisées et aux sept bras ; il cherchera le Lingam (3), et ne le trouvera pas ; il cherchera le turban de Mahomet, et ne le trouvera pas ; il cherchera la Junon des morts (4), et ne la trouvera pas ; il cherchera la Croix, et ne la trouvera pas, ou, la démêlant avec peine à quelques détours d'allées, enfouie dans les bosquets et honteuse comme une violette, il comprendra bien que les Chrétiens font exception dans ce grand peuple ; il se grattera la tête en la balançant et jouera avec ses boucles d'oreilles en les faisant tourner rapidement comme un jongleur. Et, voyant des noces bourgeoises courir, en riant, dans les chemins sablés, et danser sous les fleurs et sur les fleurs des morts, remarquant l'urne qui domine les tombeaux, n'ayant vu que rarement : Priez pour lui, priez pour son âme, il vous répondra : "Très certainement ce peuple brûle ses morts et enferme leurs cendres dans ces urnes. Ce peuple croit qu'après la mort du corps tout est dit pour l'homme. Ce peuple a coutume de se réjouir de la mort de ses pères, et de rire sur leurs cadavres parce qu'il hérite enfin de leurs biens, ou parce qu'il les félicite d'être délivrés du travail et de la souffrance.
Puisse Siwa aux boucles dorées et au col d'azur, adoré de tous les lecteurs du Véda, me préserver de vivre parmi ce peuple qui, pareil à la fleur dou-rouy (5), a comme elle deux faces trompeuses !" »
_________________________

(1) Riccobonienne. Marie-Jeanne Riccoboni (1714-1792), actrice et femme de lettres, acheva La Vie de Marianne de Marivaux et écrivit des romans, exaltant la sensibilité.

(2) Wichnou. Raymond Schwab a montré, dans La renaissance orientale (Payot, 1950), que Vigny a été initié de bonne heure aux religions et à la pensée de l'Inde par Bruguière de Sorsum, traducteur de Sacountalâ (1803), et par l'orientaliste Pauthier. Le poète s'est d'abord intéressé au brahmanisme, puis à la lecture du Manou, des Védas et enfin au bouddhisme comme le Journal en témoigne. Ces pages du chapitre XXVI de Stello, consacrées au brahmanisme, sont écrites, commente R. Schwab, « sans autre raison que le plaisir d'humilier l'Occident devant l'Orient ».

(3) Lingam ou Linga. Symbole de l'organe sexuel masculin, attribué à Çiva et représenté sous la forme d'une colonne.

(4) La Junon des morts. Dans L'Énéide (livre VI, v. 138), Virgile évoque « un arbre touffu, consacré à la Junon infernale » et Ovide, dans Les Métamorphoses (livre XIV, v. 114), « la forêt consacrée à la Junon de l'Averne ». Parfois Junon est identifiée avec Proserpine.

(5) La fleur dou-rouy. Selon l'hypothèse de Jacques May, professeur de philosophie et de philologie bouddhiques à l'Université de Lausanne, la fleur dou-rouy correspond vraisemblablement à duroa ou datura — identification rendue possible par la « tendance des langues indiennes modernes à amuïr l'a bref final ». Le duroa ou datura a la double propriété que Vigny lui attribue, celle de posséder de belles fleurs blanches et celle de contenir un violent pouvoir toxique. La forme duroa est attestée dans l'ouvrage de Jean Mocquet, Voyages en Afrique, Asie, Indes orientales et occidentales, Paris, 1617. Kipling fait allusion à ce pouvoir vénéneux du datura dans Le second livre de la jungle (« L'Ankus du roi ») et André Breton décrit la plante dans L'Amour fou (Gallimard, 1966, p. 85-86).

lundi 12 mars 2007

Printemps indien



Salon du livre 2007 oblige, l'Inde et sa littérature sont les vedettes du Magazine littéraire qui leur consacre un copieux dossier pour son n° 462, dossier présenté en ces termes :
Ce dossier constituait un défi : comment rendre compte de l’Inde, son immensité, sa complexité, sa richesse, depuis ses fondamentaux (les textes sacrés) jusqu’à sa littérature vivante ? Cinq mille ans d’histoire et de culture, et une évidence qui s’impose : l’Inde sera l’un des géants du millénaire. Le Magazine littéraire a choisi de donner la parole à des spécialistes – linguiste, historien, philosophe – qui éclairent tel ou tel aspect de la civilisation indienne, et son rapport à l’Occident. Et surtout de privilégier ses écrivains : Vikram Seth (avec un extrait inédit de son grand roman en vers), les témoignages et réflexions de Salman Rushdie, Shashi Tharoor, Amit Chaudhuri, Indrajit Hazra, Kiran Desai et bien d’autres. S’en dégage une vision nouvelle de l’Inde, un état des lieux à la fois panoramique et atomisé. Une initiation et une invitation, par le texte et l’image, à la découverte et à la lecture.
En complément à ce dossier, le magazine propose "en exclusivité sur [son] site web : une petite bibliothèque indienne portative" élaborée par Jean-Claude Perrier. On y croise entre autres les noms de Paul Morand, Pierre Loti, Henri Michaux, Alberto Moravia et bien sûr Nicolas Bouvier. Ajoutons à cette liste celui du moine Faxian 法顯 pour son Foguoji 佛國記 (Mémoires sur les royaumes bouddhiques), premier récit de voyage Chine/Inde (337-vers 422) à avoir été conservé dans son entier et dont on attend une nouvelle traduction française avec impatience car celle qu'Abel Rémusat (1788-1832) ne put achever de son vivant, n'est accessible que par bribes dans Les pèlerins bouddhistes de la Chine aux Indes présentés par André Lévy chez J.-C. Lattès en 1995 (pp. 83-119).

De son côté, Transfuge, la revue bimestrielle de littérature étrangère qui avait établi un "Etat des lieux de la littérature chinoise contemporaine" dans son premier numéro paru en janvier 2004, consacre également un dossier à la littérature indienne contemporaine. On peut en consulter le sommaire ici.

Quant au BIEF (Bureau international de l'édition française), il publie sur son site le programme des Rencontres professionnelles entre éditeurs indiens et français en avant-première du Salon du Livre de Paris :
Le séminaire portera principalement sur le droit d’auteur et les échanges de droits et offrira également une présentation des secteurs éditoriaux porteurs en Inde. Une occasion pour les éditeurs français d’approfondir un échange avec leurs homologues indiens, à deux jours du Salon du livre.
En complément de cette opération, Le BIEF publiera un dossier spécial de La Lettre consacré à l’édition indienne, aux principales problématiques qui se présentent à elle, aux perspectives d’échanges de droits et de coopération entre les professionnels du subcontinent et de la France. Il comprendra un encart réunissant les portraits des éditeurs indiens présents et la description de leurs maisons.
Affaire à suivre donc. (PK)

jeudi 1 janvier 2009

Bonne année 2009

Cher visiteur, habitué ou occasionnel,
je te présente en mon nom personnel et aussi au nom de l'équipe
« Littératures d'Extrême-Orient, textes et traduction »,
mes meilleurs vœux, nos meilleurs vœux,
pour l'année qui débute aujourd'hui.

Sache que ce billet de circonstance est le 236e publié sur ce blog qui t'en a donné à lire 111 pendant les douze derniers mois, et qui a été visité pas moins de 25 000 fois pendant la même période.

En illustration, il s'agit de la caricature par Louis Léopold Boilly (1761-1845), d'Abel-Rémusat (1788-1832), qui fut, outre un éminent membre de l' Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le premier professeur de chinois au Collège de France. C'est également lui dont le nom figure en tête de la liste des 222 sujets abordés ou évoqués dans nos virtuelles colonnes. Un portrait plus conforme à la réalité est visible sur un site plus respectueux de la qualité de son œuvre sinologique (voir ici). (P.K.)

samedi 1 mai 2010

La Chine ancienne en un clic


Les classiques des sciences sociales constituent une bibliothèque numérique entièrement réalisée par des bénévoles, fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay. Ce sociologue dont on peut consulter le site pédagogique également sur le portail de l’Université du Québec à Chicoutimi où il enseigne, a contribué à réunir en 7 collections quelque 4183 œuvres originales de 1208 auteurs différents (en cette fin d’avril 2010).

Dans ce fonds d’une grande richesse et d'une remarquable diversité, c’est la collection « Les auteur(e)s classiques » qui retiendra particulièrement notre attention ; cette collection se compose de quatre sous-collections qui sont : la « Revolution française » , la « Civilisation arabe », la « Civilisation de l’Inde » et, last but not least, la « Chine ancienne ».

Cette dernière entité qui se divise en deux sous-ensembles, savoir « Les œuvres classiques et autres traductions » et « Etudes et essais », est complétée d’une page intitulée « Que lire sur internet sur le même sujet ? » qui est une mine de liens vers des sites et des ouvrages disponibles, pour une bonne part, sur le site de la bibliothèque de France, Gallica. La consultation de cette simple page vous occupera de longues heures et vous réserve de bonnes surprises, mais je souhaite qu’elle ne vous détourne pas trop longtemps du fonds recueilli et fidèlement numérisé par Pierre Palpant.

L’énumération des ouvrages mis par lui à la portée d’un clic de souris en plusieurs formats, dont le très pratique pdf, est pour le moins impressionnant. Laissez-vous aller à redécouvrir ces ouvrages, études et traductions historiques qui ont fait l’histoire de la sinologie française et francophone. Outre les productions de Séraphin Couvreur, de Stanislas Julien, d’Abel Rémusat ..., vous serez sans doute curieux de relire les écrits du père Léon Wieger, de Marcel Granet ou encore les premières traductions françaises des romans chinois sous la plume peu scrupuleuse d’un d’Hervey Saint-Denys, et bien des raretés devenues accessibles par la magie de la mise en ligne et le travail de romain d’un passionné de Chine et de sa si riche culture.

Je m’étais pour ma part habitué à ces pages à travers lesquelles la circulation m’était devenue familière. Combien de fois ai-je donné un lien conduisant vers une de ces invitations à la patiente lecture de travaux réalisés par nos vénérables ancêtres en sinologie ?

La nouvelle d’une migration sur un nouveau site m’a particulièrement inquiété. Mais en suivant le lien fourni par un amical message du généreux ordonnateur de cette fabuleuse collection, j’ai eu le plaisir de découvrir un nouvel espace facile à apprivoiser, qui continue d’offrir ces perles d’érudition, sorties du passé et parfois d’un injuste oubli.

Cette adresse est à noter dans vos tablettes -- elle figure déjà en bonne place dans notre univers netvibes : http://www.chineancienne.fr/, mais, ne gommez surtout pas l’ancien lien, il est toujours actif.


Voici des extraits du texte par lequel Pierre Palpant présente cette nouvelle fenêtre sur la Chine ancienne :
« Chine ancienne présente, en téléchargement gratuit (formats pdf et doc), une bibliothèque numérique d'ouvrages du domaine public sur la Chine impériale, sur son histoire, ses coutumes, ses religions, sa morale, ses grands hommes, son art, sa littérature... J'ai proposé depuis plusieurs années, sur le site les Classiques des sciences sociales, un ensemble d'ouvrages sur la Chine ancienne, gratuits, téléchargeables, en format pdf, doc, rtf. Je fais une pause à cette contribution... Et je continue sur Chine ancienne, selon le même principe. Je reprendrai quelques livres déjà présentés, je proposerai surtout des livres nouveaux, notamment ceux du dix-huitième siècle. Pour en faire quoi ? Certes, une collection numérique, où les ouvrages, disponibles, sont alignés les uns à côté des autres, sur une étagère virtuelle, comme ci-dessus : chacun indépendant, solitaire dans la foule de ces millions de ressuscités par Internet. Mais pas seulement : avez-vous vu dans presque chaque ouvrage toutes ces bibliographies, ces notes, ces références aux sources d'inspiration, avec titre, édition, et page précisée? Voilà un gisement de liens incroyable, explicitant la pensée de l'auteur, créant un lien intellectuel avec tel autre écrivain. Liens manifestement délaissés par les gros numérisateurs de millions de bouquins.
 Alors, il faut que les petits se consacrent à ce travail. Localement, bien entendu, microscopiquement, mais tout de même... Pour avoir une bibliothèque où chaque ouvrage épaule l'autre, afin de créer un véritable tissu, grâce à des myriades d'atomes crochus entre les références ou les questions des uns et les textes ou les réponses des autres, liens qui accroissent, recoupent et contrôlent les connaissances insensiblement.
 Ainsi, sur un seul clic, vous retrouvez, à partir de la note d'un auteur, la page, et la ligne dans la page, du livre de l'auteur cité. Techniquement, c'est faisable. A ma connaissance pas avec des fichiers pdf. Mais sans problème avec des fichiers doc, pour autant que vous mettiez tous vos fichiers Chine ancienne dans le même dossier. »

L’organisation de la matière se fait dorénavant selon plusieurs registres : « King », comprendre les Classiques chinois, jing 經 ; « Traductions », puis en plus d’une page de liens et de biographies des auteurs, vous trouverez trois registres de textes rangés par siècle. On peut même feuilleter un catalogue de 13 pages bien fournies dont le contenu donne déjà le vertige.

Au rayon des nouveautés, vous trouverez entre autres surprises, Hao-Khieou-Tchouan, ou La Femme Accomplie, savoir la traduction de Guillard d'Arcy datant de 1842 du Haoqiuzhuan 好逑傳 ou encore les Nouveaux Mémoires sur l’Etat de la Chine du Père Louis Le Comte de 1697.

Bref, vous avez compris, une riche bibliothèque qui profite des derniers perfectionnements de l’édition en ligne pour nous rendre dans sa vigueur un passé pas si lointain vous attend.

Ne manquez pas de vous inscrire à la lettre d’information, grâce à laquelle Pierre Palpant signale à ses lecteurs ses mises à jour et les informe sur son travail si utile pour nous qui n’avons pas toujours accès aux documents qu’il divulgue ou qui rechignons à nous livrer au décryptage des vieilles éditions d’antan. Merci encore Monsieur Palpant et bon vent pour votre nouvelle collection. (P.K.)

samedi 19 janvier 2008

Devinette (010)

Illustration tirée de Confucius. Des mots en action,
Danielle Elisseeff. Gallimard/RMN, « Découvertes », n° 440, 2003.

Le hasard fait bien les choses. Alors que je me désolais de devoir encore attendre qui sait combien de temps la réception d'un ouvrage pour vous poser la devinette de rentrée - la dixième de notre série initiée voici dix mois déjà (voir ici) - , je tombe, par hasard donc, sur ce passage qui me plaît beaucoup :
« J'avoue que je suis peu versé dans la littérature chinoise. Durant qu'il était vivant et que j'étais fort jeune, j'ai un peu connu M Guillaume Pauthier, qui savait le chinois mieux que le français. Il y avait gagné, je ne sais comment, de petits yeux obliques et des moustaches de Tartare. Je lui ai entendu dire que Confucius était un plus grand philosophe que Platon ; mais je ne l'ai pas cru. Confucius ne contait point de fables morales et ne composait point de romans métaphysiques.
Ce vieil homme jaune n'avait point d'imagination, partant point de philosophie. En revanche, il était raisonnable. Son disciple Ki-Lou lui demandant un jour comment il fallait servir les Esprits et les génies, le maître répondit :
- Quand l'homme n'est pas encore en état de servir l'humanité, comment pourrait-il servir les Esprits et les Génies ?
- Permettez-moi, ajouta le disciple, de vous demander ce que c'est que la mort.

Et Confucius répondit :

- Lorsqu'on ne sait pas ce que c'est que la vie, comment pourrait-on connaître la mort ?
Voilà tout ce que j'ai retenu, touchant Confucius, des entretiens de M. Guillaume Pauthier, qui lorsque j'eus l'honneur de le connaître, étudiait spécialement les agronomes chinois, lesquels, comme on sait, sont les premiers agronomes du monde. D'après leurs préceptes, M. Guillaume Pauthier sema des ananas dans le département de Seine-et-Oise. Ils ne vinrent pas. Voilà pour la philosophie. Quant au roman, j'avais lu, comme tout le monde, les nouvelles traduites à diverses époques, par Abel Rémusat, Guillard d'Arcy, Stanislas Julien et d'autres savants encore dont j'oublie le nom. Qu'ils me le pardonnent, si un savant peut pardonner quelque chose. Il me restait de ces nouvelles, mêlées de prose et de vers, l'idée d'un peuple abominablement féroce et plein de politesse.
»
La question est simple : qui est l'auteur de ce passage ? La solution sera révélée à la fin du mois de janvier ou beaucoup plus tôt par l'une ou l'un d'entre vous. Bonne chance. (P.K.)

vendredi 6 juillet 2007

Entre parenthèses

Illustration tirée d'une édition Qing du Huajian ji 花箋記

Le rideau,
essai en sept parties

(Gallimard, 2005) de
Milan Kundera (1929-)
[le prochain Prix Nobel de Littérature ?]
est un livre rare qu'il faut avoir lu au moins une fois
si l'on aime la littérature et surtout si on a en charge
d'en explorer une parcelle et/ou qu'on se risque à l'enseigner.
Pour preuve, ce simple paragraphe extrait de la deuxième partie,
« Die Weltliteratur » [(pp. 43-72), p. 51] :
(Et les professeurs de littératures étrangères ? N'est-ce pas leur mission toute naturelle d'étudier les œuvres dans le contexte de la Weltliteratur ? Aucun espoir. Pour démontrer leur compétence d'experts, ils s'identifient ostensiblement au petit contexte national des littératures qu'ils enseignent. Ils adoptent ses opinions, ses goûts, ses préjugés. Aucun espoir : c'est dans les universités à l'étranger qu'une œuvre d'art est le plus profondément embourbée dans sa province natale.)
Deux citations supplémentaires seront les bienvenues pour mieux envisager cette incise dont on a tous, à un moment ou un autre, vérifié la justesse, et qui est présentée, sublime élégance, entre parenthèses :
« Il y a deux contextes élémentaires dans lesquels on peut situer une œuvre d'art : ou bien l'histoire de sa nation (appelons-le le petit contexte), ou bien l'histoire supranationale de son art (appelons-le le grand contexte). » (p. 49)

« Ce que je viens de dire, c'est Goethe qui l'a formulé pour la première fois : « La littérature nationale ne représente plus grand-chose aujourd'hui, nous entrons dans l'ère de la littérature mondiale (Weltliteratur) et il appartient à chacun de nous d'accélérer cette évolution. » Voilà, pour ainsi dire, le testament de Goethe. Encore un testament trahi. Car ouvrez n'importe quel manuel, n'importe quelle anthologie, la littérature universelle y est toujours présentée comme une juxtaposition de littératures nationales. Comme une histoire des littératures ! Des littératures, au pluriel ! » (p. 50)
Les mots de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) – « Nationalliteratur will jetzt nicht viel sagen, die Epoche der Weltliteratur ist an der Zeit und jeder muß jetzt dazu wirken, diese Epoche zu beschleunigen. » -, ont été rapportés par Johann Peter Eckermann (1792-1854) à la date du mercredi 31 janvier 1827. Ils apparaissent après un passage souvent cité par maint sinologue dans lequel le « plus grand écrivain allemand », le « Sage de Weimar », l'auteur des Souffrances du jeune Werther (1774), des Affinités électives (1809) [voir la traduction française de la Barone Aloyse Christine de Carlowitz (1797-1863), ici] et de tant d'autres chefs-d'œuvre, annonce à son visiteur qu'il n'a pas vu de quelques jours, avoir « beaucoup lu, notamment un roman chinois » sans en donner le titre.

Selon les commentaires et celui qui les prodigue, il s'agirait du Haoqiu zhuan 好逑傳 disponible dans la médiocre version anglaise de Wilkinson depuis 1761, du Yu Jiao Li 玉嬌梨 qui venait d'être traduit en français par Abel-Rémusat (Les deux cousines, Moutardier, 1826) [c'est l'option retenue par Jean Chuzeville dans sa traduction : Conversations de Goethe avec Eckermann, Gallimard, 1943, pp. 156-158], ou, comme le propose André Lévy [dans sa préface à Rainier Lanselle (trad.), Le poisson de jade et l'épingle au phénix, Gallimard, 1987, p. 8], le Huajian ji 花箋記 , non pas un 'roman' comme les deux autres, mais une ballade cantonaise publiée dans la « balbutiante traduction de Thoms » en 1824. La question mérite, vous en conviendrez, un examen attentif même si sa résolution relève plus du petit contexte que du grand. Vous devriez donc en entendre reparler, ici ou lors d’un certain colloque qui devrait se tenir en septembre 2008 et auquel notre équipe sera associée. (P.K.)

vendredi 1 mai 2009

Jin Ping Mei aussi

Dans un article du Monde des Livres qui signale la sortie du film de John Woo et la réédition de la traduction du roman qui a inspiré les Trois Royaumes, Nils C. Ahl rappelle fort justement à ses lecteurs que ce livre, le Sanguo yanyi 三國演義, est « un monument de la littérature chinoise » :
« Les Trois Royaumes figurent parmi les quatre oeuvres classiques du panthéon littéraire chinois aux côtés du Voyage en Occident, d'Au fil de l'eau et du Rêve dans le pavillon rouge. Sa particularité, c'est qu'il est de très loin le plus lu, le plus connu, le plus populaire. La seule façon pour le lecteur occidental d'imaginer sa notoriété est de la comparer à celle des Trois Mousquetaires, d'Alexandre Dumas - comme le fait Jean Lévi dans son introduction. En Chine et en Asie du Sud-Est, tout le monde connaît l'intrigue générale et les personnages des Trois Royaumes. Nul besoin de l'avoir lu, nul besoin même de savoir lire. »
Certes, mais n'y-a-t-il pas dans cette envolée érudite source de confusion, voire, in fine, un regrettable oubli.

En effet, il n'est pas certain que l'habitué du supplément du jeudi reconnaisse sous les titres utilisés les traductions de référence qui lui permettent de lire en français ces fleurons de la littérature romanesque chinoise. Le Rêve dans le pavillon rouge est bien le titre sous lequel Hongloumeng 紅樓夢 entra en 1981 dans la « Bibliothèque de la Pléiade », mais les deux autres y ont accédé, grâce respectivement à André Lévy et Jacques Dars, sous deux autres titres, savoir La Pérégrination vers l'Ouest (1991) pour Xiyouji 西游記 et Au bord de l'eau (1978) pour Shuihuzhuan 水滸傳.

Ce point clarifié, que dire du décompte symbolique auquel il est fait référence et de ce qu'il recouvre généralement ? L'expression consacrée « (Les) Quatre livres extraordinaires » (Sida qishu 四大奇書) correspond, il est vrai, bien souvent à l'ensemble signalé par notre chroniqueur, mais c'est au détriment d'un chef-d'œuvre non moins remarquable que les autres ; il renvoie, plus généralement, à un quatuor dont la cohérence a été finement établie de longue date :
« En son temps, Sieur Yanzhou 弇州 [Wang Shizhen 王世貞, 1526-1590] avait établi la liste des Quatre Grands Livres Extraordinaires (Sida qishu 四大奇書) comme suit : le Shiji 史記 [Mémoires historiques de Sima Qian 司馬遷], le Nanhua 南華 [ou Zhuangzi 莊子], le Shuihu[zhuan] 水滸[傳] et le Xixiangji 西廂記 [Le pavillon de l'Ouest de Wang Shifu 王實甫, milieu du XIVe siècle]. A son tour, Feng Youlong 馮猶龍 [Feng Menglong 夢龍, 1574-1646] en dressa une nouvelle liste qui retenait Sanguo yanyi, Shuihu zhuan, Xiyouji et Jin Ping Mei 金瓶梅. Chacun d'entre eux avait ses raisons. Mon point de vue est que l'on ne peut évaluer l'extraordinaire d'un ouvrage qu'en se référant au[x productions du] genre auquel il appartient. Ainsi le Shuihu[zhuan] qui est un roman [xiaoshuo 小說] n'a pas plus sa place dans la catégorie des Classiques [jing 經] et des annales historiques [shi 史] que le Xixiang[ji] lequel relève du genre de la poésie chantée [théâtre, ciqu 詞曲], dans celle du roman. Si l'on tombe d'accord pour n'évaluer la valeur d'une oeuvre qu'à l'intérieur de la catégorie d'écrits à laquelle elle appartient, on retiendra comme le plus pertinent l'avis de Feng [Menglong]. »
Ce passage est tiré de la préface donnée en 1679 à l'édition commentée par Mao Zonggang 毛宗崗 du Sanguo yanyi. Son signataire, le romancier-dramaturge Li Yu 李漁 (1611-1680), entérinait en cette circonstance la liste des chefs-d'œuvre les plus marquants du roman en langue vulgaire établie un peu plus tôt par l'éditeur Feng Menglong. Cette liste ne sera chamboulée que plus d'un siècle après par l'intervention du Hongloumeng (1791) de Cao Xueqin 曹雪芹 (1715-1763), plus présentable aux yeux de beaucoup et de la censure que le bien encombrant Jin Ping Mei dont la diffusion a toujours été problématique.

Il n'empêche que cette belle construction narrative qui marque une révolution dans l'art de concevoir le roman chinois, construction si bien rendue en français par André Lévy sous le titre de Fleur en Fiole d'Or (« Bibliothèque de la Pléiade », 1985) mérite d'autant plus d'être évoquée qu'on connaît ce roman-fleuve et qu'on l'estime chez nous depuis aussi longtemps que les quatre autres. Voici, juste pour le plaisir, quelques unes des traces laissées par ceux qui, au XIXe siècle, ont étés les pionniers et les artisans de sa découverte.

« Le Kin-p’ing-meï est un roman célèbre, qu’on dit au-dessus, ou pour mieux dire au-dessous de tout ce que Rome corrompue et l’Europe moderne ont produit de plus licencieux. Je ne connais que de réputation cet ouvrage, qui, quoique flétri par les cours souveraines de Pe-king, n’a pas laissé de trouver un traducteur dans la personne d’un des frères de l’empereur Chiug-tsou [Shengzu 聖祖 alias Kangxi 康熙 (r. 1662-1722)], et dont la version que ce prince en a faite en mandchou passe pour un chef d’œuvre d’élégance et de correction. »
C'est ainsi qu'en 1816, dans une note accompagnant sa traduction du Tʻai-shang kan-ying pʻien [Taishang ganying pian 太上感應篇], sous le titre de Livre des récompenses et des peines (Antoine-Augustin Renouard, 79 pages, p. 59.) qu'Abel Rémusat (1788-1832) y faisait référence.

Ce passage sur lequel il y aurait beaucoup à dire [voir à ce propos l'article de Martin Gimm dans C. Salmon (ed.), Literary Migrations. Beijing : International Culture Pub. Cop, 1987, p. 192] sera cité en 1850 par Antoine Bazin (1799-1863) dans une note [*] attachée à sa présentation de sa traduction d'extraits du Shuihuzhuan dans « Le Siècle des Youên [Yuan 元], ou Tableau historique de la littérature chinoise, depuis l'avènement des empereurs mongols jusqu'à la restauration des Ming (Deuxième partie) » (Le Journal Asiatique, 1850-1851, pp. 448-449) :
« Obligé de me renfermer dans les limites les plus étroites, j’ai cru devoir m’arrêter au XXXVe chapitre, c’est-à-dire à la moitié du roman, dans l’édition de Kin-ching-than [Jin Shengtan 金聖歎 (1608-1661)]. On jugera mieux du Chouï-hou-tchouen [Shuihuzhuan] par les extraits qui suivent et qui offrent des tableaux de mœurs. J’ai choisi les morceaux qui m’ont paru avoir quelque chose d’original et de piquant, soit par les opinions, soit par les coutumes ou les superstitions qu’ils nous font connaître. Ainsi le prologue lui-même contient, à travers une foule de puérilités, quelques détails intéressants. On y présente les mœurs et les usages des Tao-ssé [Daoshi 道士] sous un jour très-naïf et probablement très-vrai. C’est le motif qui m’a engagé à extraire de ce prologue plusieurs fragments. Quant au dernier extrait, il suffira de remarquer que ce morceau se retrouve tout entier dans le 1er chapitre du fameux Kin-p’ing-meï [*] ; j’ai voulu montrer qu’on pouvait, sans pécher contre la bienséance, faire passer dans notre langue quelques pages du Kin-p’ing-meï. »
Toujours en note, c'est en 1862 que Léon d'Hervey-Saint-Denys (1822-1892) exprima sa volonté de se consacrer à la traduction du roman. Quand dans son introduction à ses Poésies de l’époque des Thang, il évoque rapidement un « roman très célèbre du siècle dernier dont quelques peintures licencieuses ne sauraient détruire le mérite comme tableau de mœurs », il explique en note qu'il s'agit du « Kin-ping-meï, ouvrage qui parut pour la première fois sous le règne de Khang-hi [Kangxi] (1665 de notre ère). Il abonde en détails précieux sur les mœurs intimes de la Chine. J’en ai traduit plusieurs chapitres, et ne renonce pas à poursuivre ce travail afin de le publier. » On n'a, me semble-t-il, pas retrouver ces premières ébauches dont l'existence même surprend quand on sait que le traducteur d'une douzaine de contes du Jingu qiguan 今古奇觀 (Spectacles curieux d’aujourd’hui et d’autrefois, vers 1630), réédités chez Bleu de Chine voici dix ans (voir ici et ), se plaisait à gommer toutes les aspérités de textes jugées trop « légers » ou trop « chinois » !


Sinologue beaucoup moins connu que les précédents qui occupèrent des positions importantes dans le monde académique et jouèrent un rôle important dans le développement de la sinologie française, Maurice Jametel (1856-1889) n'en fut pas moins un lecteur convaincu de la valeur du Jin Ping Mei. Celui qui fut un des professeurs d'Edouard Chavannes (1865-1918) à l’École des Langues Orientales vivantes où il occupa une charge de cours de chinois moderne, ne manqua jamais, pendant sa courte vie, une occasion d'assurer la promotion du roman. Voici pour vous en convaincre un extrait assez long tiré de son très séduisant article intitulé « Le livre en Chine. Bouquins et bouquinistes chinois. Souvenirs de l'Empire du Milieu » (Le Livre. Revue du monde littéraire. Archives des Écrits de ce Temps. 57, 10 septembre 1884, pp. 273-289)
« Ce premier achat nous a bien fait voir du libraire, et voilà qu'il s'en va tirer de derrière les fagots ces raretés qu'on ne montre qu'aux bibliophiles clients de la maison. J'ouvre un de ces rarissimes volumes ; à la place d'une belle impression je ne vois qu'une gravure non peinte dont le sujet plus que leste est rendu grossier par une exécution des moins artistiques. Je tourne le feuillet. Encore une gravure plus graveleuse encore, si c'est possible, que la première. Décidément, le libraire me prend pour un viveur, ce qui n'est guère flatteur lorsqu'on s'imagine avoir si ce n'est la tête d'un savant, tout au moins celle d'un studieux, d'un book-worm, comme disent les Anglais. Ma physionomie trahit sans doute mes sentiments, car un des associés s'approche de moi et m'adresse un long discours pour s'excuser de présenter à un sage des gravures aussi peu sages ; mais s'il l'a fait, c'est parce que la science brave même la pudeur. Le livre que j'ai devant moi est, me dit-il, un roman célèbre dans toute la Chine et d'une rareté très grande, sa vente ayant été interdite par le gouvernement il y a près de deux siècles, à cause des obscénités qu'il renferme. L'édition qui m'est offerte est une des plus belles qui existent, car, en outre de sa magnifique impression, exécutée au grand siècle de Kang-chi, elle tire une grande valeur des rarissimes gravures qui l'accompagnent et dont les bois ont été détruits depuis longtemps, ce qui fait que le tout constitue pour les bibliophiles chinois ce qu'est pour les nôtres l'édition des fermiers généraux des contes de La Fontaine. La célébrité incontestable du Kin-ping-meï — c'est le nom du roman dont je viens de parler — m'avait fait supposer pendant longtemps qu'en Chine, comme en Occident, l'interdiction d'un roman par la censure, pour cause de l'abus du décolleté, était la meilleure réclame qu'on pût lui faire. Cependant l'idée m'étant venue un jour de m'en faire lire des passages par un lettré, je m'aperçus vite que j'avais condamné bien à tort nos bons Chinois, qui, parmi tous leurs défauts, n'ont point celui de la contradiction. L'interdiction qui a frappé, presque à sa naissance, le Kin-ping-meï n'a rien à voir à son succès, qui tient à ce qu'il constitue un véritable phénomène dans la littérature chinoise. Son titre par lui-même ne dit pas grand'chose ; il est formé de l'assemblage du nom des trois héroïnes du roman, mesdames Kin, Ping et Meï, titre qui nous paraît fort explicable, même à nous autres Européens, ce qui n'empêche que des sinologues ont eu l'idée bizarre de le traduire et d'en faire « le prunier au flacon d'or ». La trame même du roman indique déjà les tendances révolutionnaires de son auteur. Au lieu de rester dans les lieux communs du roman classique chinois, Des amours d'un jeune lettré et d'une jeune fille aussi remarquable par sa beauté que par ses vertus, ce dernier nous raconte, en vingt-quatre volumes, l'histoire de la jeunesse des plus orageuses d'un droguiste qui a eu le malheur — malheur qu'il partage avec nombre d'Européens — d'avoir un papa qui lui a laissé une grosse fortune. C'est là, comme on le voit, un thème fort scabreux, très connu de nos romanciers, et qui dut grandement scandaliser les instincts conservateurs du monde lettré chinois du XVII° siècle. Cependant ce qui dut le scandaliser encore davantage, ce fut la façon dont ce sujet, tout nouveau en Chine, est traité. Au lieu des énumérations sans fin des politesses que se font les personnages, l'auteur du Kin-ping-meï nous présente les siens tels qu'il les a vus et les fait agir en conséquence. Au lieu de ces jolis dialogues où le jeune lettré et l'objet de sa flamme passent les heures à s'adresser des déclarations en vers, à se faire des compliments à l'aide de citations des écrits de Confucius et autres auteurs tout aussi passionnés, il décrit fort vulgairement les prosaïques amours de rencontre d'un de ces riches débauchés chinois qui appellent cyniquement les femmes des machines et se contentent de profiter des conquêtes que font, en leur nom, leurs lingots d'argent. Aussi plus j'avançais dans la lecture du Kin-ping-meï, plus je trouvais vrai le proverbe des Latins : nihil novum sub sole. Les romans de M. Zola, qui se flatte d'avoir été le premier apôtre du naturalisme sur la terre, ne sont, en somme, que du Kin-ping-meï réchauffé. L'auteur de ce dernier a, bien avant la naissance du brillant auteur de Nana, tiré admirablement parti du document humain. On voit, en lisant son ouvrage, que ses types sont vécus, et il nous raconte leurs actions et même leurs paroles sans y rien changer ou arranger, ce qui fait que, comme son arrière-petit-neveu Zola, son œuvre est remplie d'expressions fort grasses. En Chine, tout est immuable; les renseignements qu'il nous donne sur les mœurs privées des Chinois de son temps sont donc bien sûrement encore d'une parfaite exactitude, appliquées au temps présent. Malheureusement, les nombreuses joyeusetés du Kin-ping-meï ont tellement choqué les pudibonds sinologues qu'ils n'ont osé traduire le seul ouvrage chinois qui puisse nous édifier au sujet de la vie intime des sujets du Fils du Ciel. Pour combler cette lacune j'avais réuni de nombreuses notes au courant de mes lectures de ce roman ; les circonstances ne m'ont malheureusement pas permis d'en tirer quelque chose : mais si j'ai jamais un jour assez de loisir pour cela faire, je ne croirai pouvoir mieux l'employer qu'à les compléter, bien convaincu que je suis qu'en dépit de leur apparente légèreté elles contiennent bon nombre de choses dont la philosophie aussi bien que l'histoire pourront profiter. Pendant que j'examine le Kin-ping-meï, mon ami Yang multiplie ses achats ; sur son divan se succèdent les belles éditions anciennes des cinq King [jing 經] et des quatre Chou [shu 書], ouvrages de Confucius et de ses disciples qui constituent, pour ainsi dire, la base de la littérature chinoise. »
Fruit de ses lectures et de son attentif travail de décryptage, « L'Argot pékinois et le Kin-Ping-Meï » fut publié par Maurice Jametel quatre ans plus tard dans le volume VII du Bulletin de la Société des études japonaises, chinoises, tartares et indo-chinoises fondée en 1873, Le Lotus (Maisonneuve et Leclerc, 1888, pp. 65-80) :
« Durant mon séjour à Pékin, je voulus étudier avec soin la langue du Kin-ping-meï, dont j'ai déjà eu occasion de parler dans « La Chine inconnue » [1886]. Ce chef-d'œuvre de la littérature légère chinoise est composé dans un style intermédiaire qui n'a ni la brièveté admirable des écrits de Confucius et de ses disciples, ni la richesse de qualificatifs qui rendent la langue parlée si claire et si facile, en dépit de son monosyllabisme. A ce point de vue, il entrait parfaitement dans le cadre de mes études. »
Ce cadre est défini plus haut sous le vocable de « sinologie vulgaire », savoir l'étude « des dialectes chinois et du style écrit courant ». « Mais, ajoute Jametel, plus je me suis avancé dans cette direction, et plus j'ai eu à déplorer le dédain dont elle a été l'objet de la part des savants du 18ème siècle et du commencement du 19ème. Aussi, dans cette partie à peine explorée de la sinologie, l'étudiant doit-il marcher à l'aventure, au risque de s'égarer vingt fois avant de trouver une voie qui le conduise sûrement au but qu'il se propose d'atteindre. »

Parmi ces nombreuses difficultés, il y avait bien entendu celle de lire et de comprendre la langue du Jin Ping Mei, épreuve pour laquelle « tous les dictionnaires publiés en Europe » plus les « dictionnaires indigènes » [dont le Kangxi zidian 康熙字典, le Peiwen yunfu 佩文韻府 (1711)] n'étaient d'aucun secours :
« Seul, le Tching-tze-toung me donna, par-ci par-là, le sens d'une de ces expressions. Ce dernier ouvrage est, en effet, pour la langue chinoise ce qu'est le Bescherelle pour la nôtre ; et comme celui-ci, il donne un grand nombre de mots fort peu orthodoxes. Malgré cela, le Tching-tze-toung ne put me fournir assez de renseignements pour me mettre à même de lire couramment Kin-ping-meï. De guerre lasse, j'eus recours à mon jeune lettré, et avec son aide je parvins à avancer un peu dans mon étude. Cependant, comprenant combien je désirais mener à bien la tâche entreprise, il m'envoya son frère, un vieux fumeur d'opium pour lequel l'argot des viveurs et celui des vagabonds chinois n'avaient point de secrets. Grâce à lui, je pus bientôt lire le Kin-ping-meï avec autant de facilité que je lisais ces petits romans populaires débités dans les rues par les colporteurs chinois pour un peu moins d'un centime. »
Illustration du chapitre XXV du Jin Ping Mei 金瓶梅 : « Regardez comme elle sait se balancer ! » s'exclama Dame-Lune en se tournant vers Tour-de-Jade et Fiole. Juste à ce moment un coup de vent lui soulève la jupe, découvrant des culottes de soie rouge vif, serrées dans des jarretelles de chevilles de gaze verte, des jambières à beau contrepoint multicolore et jusqu'à la ceinture en fil rouge argenté. Tour-de-Jade la montra du doigt à Dame-Lune qui se contenta de rire en pestant : « la maléfique coquine [zei chengjing 賊成精]! » [A. Lévy (trad.), Fleur en Fiole d'Or, T. 1, p. 499, 25.3A]
Je reviendrai dans un prochain billet sur cette liste de 70 termes ou expressions retenus par ce pionnier de la « sinologie vulgaire ». Ces termes ne sont, bien entendu, pas exclusivement « pékinois », mais un habitant de la capitale du nord était bien naturellement capable de les comprendre avec une petite marge d'erreur qui explique et excuse sans doute les traductions parfois assez approximatives. Reste aussi en suspens l'identification du Tching-tze-toung : pour l'heure, je suis tenté de l'assimiler au Zheng zi tong 正字通 qui existe en pas moins de neuf exemplaires dans le fonds ancien de la Bibliothèque Nationale, comme l'indique le tome second du Catalogue des Livres chinois, coréens, japonais, etc. (1910) établi par Maurice Courant (1865-1935) [Voir pp. 9-11, Tcheng tseu thong, n° 4464-4470 à 4507-4512]. Il sera aussi question de l'ouvrage que Maurice Jametel publia deux ou trois ans avant sa mort, Souvenirs d'un collectionneur : la Chine inconnue (Paris : J. Rouam, 1886, 250 p.), lequel reprend dans le cinquième chapitre de sa troisième partie, « La Chine des bouquins », l'article publié en septembre 1884. Ce court chapitre y reçoit un titre en trois volets : « Le prunier au flacon d'or – Un Zola jaune – Romantisme et réalisme à la Chine ». Tout un programme. (P.K.)