Imbault-Huart qualifie ce court récit de quelque 350 caractères de « Conte fantastique » et le traduit, sous le titre peu accrocheur de « Poirier planté », de la manière suivante :
Un paysan vendait des poires au marché. Ces fruits étaient sucrés et odorants, mais d'un prix fort élevé. Il arriva qu'un Tao ché ou docteur de la Raison, au bonnet déchiré et à la robe en lambeaux, vint demander l'aumône devant la brouette du paysan. Ce dernier lui dit de s'en aller et, ne pouvant parvenir à lui faire quitter la place, se mit en colère et lui adressa des injures. « Vous avez dans votre voiture une centaine de fruits, dit le Tao ché, je vous demande seulement de me faire la charité d'un seul : cela ne vous porterait pas un grand préjudice ; pourquoi donc vous emportez-vous ? » Les spectateurs exhortèrent le paysan à donner au Tao ché une mauvaise poire pour qu'il s'en allât ; mais le marchand, entêté, ne voulut pas céder. Un ouvrier, voyant que la dispute s'échauffait, acheta une poire et la remit au docteur qui le remercia en saluant. « Nous autres qui sommes en religion, dit le Tao ché en s'adressant à la foule, nous ne comprenons point l'avarice : puisque j'ai une belle poire, je vous demande la permission de vous l'offrir. » -- « Pourquoi ne la mangez-vous pas vous-même ? » dit quelqu'un -- « C'est que, répliqua le docteur, je n'ai besoin que des pépins seuls pour les planter. » Là-dessus, il prit la poire et l'avala : puis, tenant les pépins dans une main, il ôta la houe qu'il portait sur son épaule, creusa dans la terre un trou de plusieurs pouces de profondeur, les y plaça et les recouvrit de terre ; il demanda alors de l'eau aux gens du marché pour les arroser. L'un des badauds trouva de l'eau dans une boutique de la rue voisine : le Tao ché la prit et la versa dans le trou ; tous les regards étaient fixés sur ce même endroit : tout à coup l'on vit sortir de terre une pousse légèrement recourbée qui grandit peu à peu et devint, en un clin d'œil, un arbre aux branches et au feuillage touffus : l'arbre se couvrit bientôt de fleurs, puis de fruits magnifiques formant des étages parfumes. Le Tao ché prit alors les fruits qui garnissaient le sommet de l'arbre et les offrit aux spectateurs : au bout d'un instant, il ne restait plus un seul fruit. Le docteur saisit sa houe, coupa l'arbre, prit le tronc sur son épaule, après avoir ôté le feuillage, et s'en alla tranquillement. Tandis que le Tao ché accomplissait ce miracle, le paysan, mêlé à la foule, dressait la tête au-dessus des autres et regardait attentivement : il avait oublié totalement son commerce, et ce ne fut que lorsque le docteur partit qu'il regarda sa voiture ; elle ne contenait plus une seule poire : il comprit que les fruits distribués étaient les siens. Regardant avec plus de soin, il vit qu'un des brancards de sa brouette manquait et en avait été fraîchement coupé. Il entra dans une violente colère et courut vite sur les traces du docteur ; en tournant le coin de la rue, il trouva au pied du mur le brancard manquant ; c'est alors qu'il sut que c'était le tronc du poirier que le Tao ché avait coupé. Quant à ce dernier, il avait disparu. Le paysan fut la risée de tout le marché.
Le daoshi 道士 (« prête taoïste » chez d'autres traducteurs) reçoit la note : « Les Tao ché sont ceux qui font profession de suivre les doctrines du célèbre philosophe Lao tseu, le fondateur du Taoisme ou doctrine de la Raison (tao). »
Le lieu n'est pas approprié pour se lancer dans une attentive évaluation de la justesse de ce rendu qui offre dans une version somme toute très agréable à lire l'essentiel d'un récit que l'on pourra mieux apprécier dans la traduction bien plus précise d'André Lévy (I.14), pages 67 à 69 du premier tome de ses Chroniques de l'étrange (Picquier, 2005) sous un titre plus percutant : « Le Poirier magique » -- c'est indubitablement vers cette intégrale qu'il faut se diriger si l'on veut goûter par le menu et dans toute son étendue le Liaozhai zhiyi. Je n'insiste pas, vous le saviez déjà. Pour un jugement plus contrasté, voir Li Jinjia, op.cit., pp. 371-382.
Ceci dit, vous pouvez également lire la même histoire dans pas moins de huit autres versions françaises qui ont été pieusement recensées par Li Jinjia (p. 367), et qui portent des titres plus ou moins heureux : « Comment on plante un poirier » (Hoa, 1921), « Piriculture » (Baylin, 1922), « Le Poirier magique » (Halphen, 1923), « La plantation d'un poirier » (Daudin, 1939), « Le prête qui fit surgir un poirier » (Chatelain, 1969), « Plantation d'un poirier » (Li/Ly-Lebreton, 1986), « Le paysan avaricieux » (Lecœur, 1996) et tout simplement « Le poirier », traduction tout juste centenaire, du Père Léon Wieger (1856-1933), que voici :
Un paysan avait porté ses poires au marché pour les vendre. Comme elles étaient sucrées et parfumées, il en demandait un bon prix. Un táo-cheu, au bonnet déchiré, à la robe en loques, quêtait sur le marché. Il demanda l’aumône au paysan. Celui-ci le rebuffa. Comme le táo-cheu insistait, le paysan se fâcha et lui dit des injures. — Le táo-cheu dit : — Tes poires sont nombreuses ; si tu m’en donnais une, cela ne t’appauvrirait guère. Les assistants exhortèrent le paysan à sacrifier l’une des moins belles parmi ses poires. Il refusa mordicus. Alors ils se cotisèrent, achetèrent une des poires du paysan, et la donnèrent au táo-cheu. — Attendez un instant, leur dit celui-ci ; moi je ne suis pas avare ; je vais vous faire manger de mes poires à moi. Cela dit, il dévora la poire à grandes bouchées, recueillant soigneusement les pépins. Puis, détachant un couteau qu’il portait sur lui, il creusa un petit trou dans le sol battu du marché, y sema les pépins, les recouvrit, se fit apporter un peu d’eau et les arrosa. Aussitôt un germe sortit de terre, grandit, devint un beau poirier, fleurit, et se chargea de poires superbes. Le táo-cheu les cueillit une à une, et les donna aux assistants, qui les mangèrent jusqu’à la dernière. Alors, d’un coup de son couteau, le táo-cheu trancha la tige du poirier, le mit sur son épaule et s’en alla. Ce spectacle avait, naturellement, attiré toute la foule du marché. Même notre paysan avait quitté ses poires pour voir. Quand il retourna à sa petite voiture, il constata que toutes ses poires étaient parties, et que le timon brisé avait disparu. Il comprit alors le tour magique du táo-cheu. Pour se venger d’avoir été rebuffé, celui-ci avait fait pousser en arbre le bois de sa voiture, avait fait monter ses poires sur l’arbre, les avait distribuées, puis avait emporté le timon. Furieux, le paysan se mit à la poursuite du táo-cheu, pour lui demander raison. Au détour d’une rue, il retrouva son timon, mais ne revit jamais le magicien. — Tout le monde rit de lui, bien entendu. (Folk-lore chinois moderne. Hien hien : Mission catholique, 1909, p. 170 [n° 96])
On doit cette mutation à un certain Wu Hongmiao pour l'adaptation et la traduction, et à Tang Feng, Ma Chi, Cheng Hao et Qu Jia (?) pour les illustrations. Que dire de ce rendu maladroit dont la version bilingue est fournie en appendice, sinon que ce qui est critiquable ici n'est pas vraiment la nature de la traduction laquelle a été revue par Laurent Ballouhey, signataire d'une préface qui s'en tient à une présentation aussi sommaire que convenue de l'œuvre et de son auteur sans même signaler l'existence de traductions, mais bien l'adaptation dont les lacunes et les maladresses ne sont aucunement compensées par les illustrations qui n'ont pas le charme des gravures d'antan ni l'attrait d'une création contemporaine. In fine, l'ouvrage n'a, de mon point de vue, pour unique vertu que de fournir un texte bilingue avec transcription pinyin pour des apprentis en langue chinoise désireux de sortir des manuels scolaires. Je vous laisse juge de ce travail de transposition générique réductrice, pour ne pas dire assassine, à travers la troisième des huit planches réalisées pour « Le moine planteur de poires », un des six récits à faire les frais de cette tentative qui, cela dit en passant, n'est pas la plus désastreuse menée à l'encontre du Liaozhai zhiyi et de la littérature chinoise ancienne.
Avant de quitter les poires pour d'autres fruits, je tiens à vous signaler que Camille Imbault-Huart a, preuve de son sérieux et de son attachement au texte de Pu, traduit le commentaire de l'auteur sur son propre récit :
« L'auteur du Leao tchai dit : On peut certes parler à bon droit de la bêtise des paysans. Ce ne fut pas sans raison qu'on se moqua de celui-ci dans le marché. Dans un village, chaque fois qu'un ami intime d'un richard vient lui demander du riz, celui-ci change de contenance et répond en calculant : « Ce que vous me demandez me suffirait pour vivre pendant plusieurs jours. » Ou bien, s'il s'agit de secourir une infortune ou un ami dans la plus profonde misère, le riche dira en colère : « Cela suffirait à la nourriture de plusieurs personnes. » C'est ainsi que père et fils, frère aîné et frère cadet en viennent à se disputer. Qu'il s'agisse de ses plaisirs, le riche ne regarde plus à l'argent et vide sa bourse ; qu'il sente le couteau près de son cou, il n'est plus avare et se hâte de racheter sa vie à quelque prix que ce soit. Tous les riches sont ainsi ; il serait impossible de les énumérer tous. A quoi bon s'étonner de la manière d'agir de ce stupide paysan ? »
On comprend mieux l'intérêt qu'Imbaut-Huart porta à ce texte en lisant ce commentaire qu'on préfèrera néanmoins dans la traduction d'André Lévy :
Le Chroniqueur de l'étrange : Ce n'est pas sans raison que les gens du marché se gaussent du stupide comportement de cet ahuri. Combien de fois n'ai-je point vu, dans le pays, de ces riches que l'on appelle « nobles roturiers » prendre une mine renfrognée dès lors que de bons amis sollicitent le prêt d'un peu de riz et se mettre à calculer : « Mais c'est la dépense de plusieurs jours ! » Leur demande-t-on d'aider quelqu'un en grave difficulté ou de nourrir une personne sans soutien, ils s'emportent et font les comptes : « Mais c'est de quoi nourrir cinq ou six bouches ! » Même entre père et fils, même entre frères, ils comptent le moindre grain, le dernier scrupule : c'est le comble ! Par contre ils vident leur bourse sans rechigner lorsque le jeu ou la luxure les égarent. Ils sont prêts à racheter leur vie à n'importe quel prix, quand ils ont le couteau sur la gorge. Des exemples de ce genre, on ne finirait pas de les énumérer ! N'accablons pas trop ce paysan borné.
Voilà bien des remarques d'une encore cuisante actualité, me semble-t-il, et de quoi ruminer tout l'été. Merci à M. Pu et à ses traducteurs. (P.K.)