samedi 26 avril 2008

Traduit du coréen (003)

Pense à l'arbre qui ne bouge pas d'un pouce tout en dansant
sous le souffle du vent,
pense à l'eau qui ne change jamais de nature
tout en changeant librement de forme au gré des circonstances.
Tu es l'arbre, l'eau, le vent et les nuages.


Vient de paraître, ce mois-ci aux Editions Imago,
dans la collection « Scènes Coréennes », le livre de

Lee Hyeon-Joo 이현주,
Maître, pourquoi ?
Petit traité de sagesse pour le monde présent.


Titre original : Alors, tu es encore triste ? (지금도 쓸쓸하냐 ?)
Présenté et traduit par
Hye-Gyeong Kim et Jean-Claude de Crescenzo

Ce livre a connu en Corée du Sud un grand succès, 4 éditions et plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires vendus. Il a été élu livre du mois en 2004 et sélectionné au Salon de Francfort en 2005 comme l’un des cent livres coréens. Avec la personnalité de son auteur, le succès de ce livre est certainement dû, d’une part au recours de la forme dialoguée et d’autre part, à son habileté à multiplier les registres du discours sacré et profane.

Né en 1944, à Ch’ungju (충주) dans la province du Ch’ungch’ong (충청), en Corée du sud, Lee Hyeon-Joo est un ancien pasteur protestant, devenu aujourd’hui écrivain, auteur de textes pour la jeunesse, conférencier, enseignant... . Il nous a reçu un chaud jour du mois d’août, dans sa maison traditionnelle, à 1h30 de Séoul, village légèrement perché, à l’abri des montagnes environnantes. Et là, dans une simplicité non feinte, il a longuement abordé sa conception religieuse et sa pratique d’écriture, pour amener le lecteur vers des interrogations fondamentales.

Loin de construire une œuvre théorique, Lee Hyeon-Joo s’attache à penser le quotidien et à aider ceux qui le consultent ou l’entendent dans salles de cours, à vivre au plus près d’une conception religieuse de la vie, conception qui ne se satisfait pas seulement de prier les dieux et les divinités.

C’est dans cette perspective d’une aide au quotidien qu’il a imaginé les dialogues de cet ouvrage. Le Maître et l’élève, personnages fictifs du présent livre, ne sont que les deux facettes du Moi, les acteurs d’une pensée bouillonnante, contradictoire, qui tente de saisir la réalité au-delà de tout dogme. Quand une partie de chacun de nous doute, l’autre partie rassure, quand l’une s’inquiète, l’autre apaise, quand l’une défaille, l’autre se ressaisit. Lee Hyeon-Joo tente de penser la dualité, non comme une opposition irréductible mais comme un débat permanent qui nous agite, fidèle en cela aux pensées qui légitiment et réconcilient les oppositions.

Au travers de ces dialogues, Lee Hyeon-Joo met en lumière les questions qui nous déchirent et nous meuvent, les contradictions qui nous paralysent, les pensées incertaines et les vérités fragiles. Il met autant en exergue ce besoin pressant de comprendre notre destin, que celui d’apaiser un ego bouillonnant, source de malheur ou de mal-être.
Du pareil au même (texte 57) :

- Mon ami est en train de mourir. Que faire ?
- Et toi, est-ce que tu n’es pas en train de mourir ?
Celui qui aime aussi s’appeler « Deux-Moi » (mot chinois que l’on peut traduire en coréen par 두개의 나), traducteur de Ghandi, Tich Nath Hanh, Chögyam Trungpa, Rumi, concilie dans son travail de penseur et d’écrivain, les religions et philosophies religieuses de l’Orient et de l’Occident. Bouddhisme, christianisme, islamisme, taoïsme forment le soubassement de sa pensée, sans recherche de réduction des oppositions ou des contradictions. Et malgré le titre un peu trompeur qu’il aime à se donner - Deux-Moi -, point de recours ici à la psychanalyse.

L’édition coréenne fait partie d’un ensemble que Lee Hyeon-Joo a désigné de la manière suivante : « Questions des nuages, réponses de la montagne » (운문 산답). Ce titre illustre le débat permanent entre les différentes facettes de la personnalité, entre questions imprécises et foi inébranlable. Mais il tend aussi à monter que face aux questions fébriles, il est nécessaire d’apporter des réponses stables. Et cette stabilité peut se conquérir dans la foi de la religion, quelle qu’elle soit ou encore dans le rapport aux autres. Lire Lee Hyeon-Joo, c’est tenter de trouver au milieu de l’agitation d’une partie de nous-même, les réponses tranquilles de l’autre partie.
La solitude (texte 5)

- Pendant une escalade, un hubae 후배 [NdT : appellatif pour désigner les plus jeunes, dans une communauté] m’a dit : « Grand frère, je me sens seul ». Je n’ai su que lui répondre.
- Mais tu as murmuré quelque chose, n’est-ce pas ?
- Oui, c’est vrai. Je lui ai dit de regarder les arbres, que chaque arbre se tenait seul, mais que, tous ensemble, ils étaient là. Et comme les arbres étaient là, le vent aussi était là. Ceci dit, j’ai eu le sentiment que ce que je disais ne touchait pas son cœur et j’ai cessé de parler.
- Tu as bien fait.
- Maître, si vous aviez été à ma place, que lui auriez-vous dit ?
- Je lui aurais dit : « Moi aussi je me sens seul ».
De prime abord, ces textes peuvent dérouter par leur simplicité apparente. Puis les lectures suivantes découvrent une densité et une profondeur qui nous amènent à reconsidérer l’avis initial. Ce livre est à lire dans l’ordre ou le désordre des dialogues – et cette dernière possibilité a notre préférence – en continu ou en discontinu et offrent un intérêt méditatif indéniable.

Et pour montrer que Lee Hyeon Joo ne s’interdit aucun tabou, nous ne résistons pas au plaisir de proposer ce dernier texte :
Tout cela est bien toi (texte 33)

- J’ai fait un rêve insensé. J’étais comme un chien en rut, je couchais avec toutes les femmes que je croisais. Je ne peux pas dire exactement ce qui se passait, mais en gros, quelque chose comme ça. Dans le lot il y avait des femmes que je connaissais, des femmes que je ne connaissais pas, je n’arrive même pas à me souvenir avec combien de femmes j’ai pu coucher... C’est la première fois de ma vie que je fais un rêve pareil.
- Tu ne savais pas que tu étais un chien en rut ?
- Pardon ? - Tu dis bien aux gens que tu es le monde, n’est-ce pas ?
- Oui, je le dis.
- Tu es le monde, et un chien en rut, ça fait partie du monde, non ?

- Certes...
- Si un chien en rut vit en toi, c’est que tu es un chien en rut, tu as quelque chose à y redire ?

- …….
- Eh bien, ce chien était drôlement excité cette nuit, on dirait.

-……...

- Il ne suffit pas de parler ou de penser. La pensée et la parole doivent prendre corps, être incarnées. Quand tu vois un chien, n’oublie pas que tu es un chien, et quand tu vois une poule, n’oublie pas que tu es une poule. De même, fais bien attention à ne pas oublier que si tu vois un voleur, tu es un voleur, et si tu vois un saint tu es un saint. Tout ce que tu rencontres, c’est toi. Lorsque tu arriveras à voir ainsi, à « observer autrui d’après autrui, l’Empire d’après l’Empire, le monde d’après le monde »
[NdT : Tao Te King], cette vision, enfin, se réalisera chez toi. Si l’on considère toutes les choses de cette manière, on ne pourra plus rien négliger. Si tu arrives à cet état, plus rien ne sera bagatelle, il n’y aura plus rien d’insignifiant. Tout est précieux, digne d’amour et de pitié. La miséricorde est infiniment grande, elle ne choisit jamais.
-…….
- Mais dis-moi, en faisant l’amour comme un chien en rut avec toutes ces femmes de rencontre, quelle sensation éprouvais-tu ?

- Je ressentais un mélange de plaisir et de déplaisir, encore que le plaisir lui-même était assez désagréable, me semblait-il. Mais surtout, je sentais bien que tout cela était absurde.

- Ça suffit ! Oublie tout, sauf le fait que tu peux être un chien en rut. C’était un bon rêve.
Hye-Gyeong Kim et Jean-Claude de Crescenzo


mercredi 23 avril 2008

Maugham again

Le précédent billet contenait une mise en garde contre le manque de clarté des éditeurs par rapport aux traductions et aux traducteurs, mais aussi contre certains traducteurs indélicats. Dans le registre « méfions-nous des éditeurs et des traducteurs », je vous invite de lire le compte-rendu par Jacques Drillon de la traduction française de Millenium de Stieg Larsson sur BibliObs.comLes bourdes de «Millénium» »], billet qui m'a remis en mémoire le projet de vous parler d'un ouvrage qui cumule autant de « bourdes », mais qui est la « pseudo-traduction » d'un roman chinois écrit par un (mauvais) auteur français qui se fait passer pour un auteur chinois.

En attendant ce moment de vérité, je vous livre, comme promis, quelques-uns des passages relevés au fil de ma lecture de La passe dangereuse de William Somerset Maugham (Paris : 10/18, « Domaine étranger », n° 1697, 183 p.), passages qui pourraient un jour servir de base à une confrontation du rendu d'E. R. Blanchet avec le texte d'origine et une évaluation des libertés qu’elle a prises avec lui ; si vous en disposez, n'hésitez pas -- ils figurent respectivement aux chapitres 24, 40 et 43.
  • Où il est question de Waddington – « laid comme un singe, mais non sans charme » (p. 70) - le commissaire des douanes de la préfecture de Mei-tan-fu « à quelque six cents kilomètres » de Hong Kong, région ravagée par le choléra où son mari, un « bactériologue officiel » (sic, p. 26), a contraint Kitty de le suivre pour se venger d'une aventure avec l’irrésistible secrétaire colonial adjoint de la colonie anglaise :
« Bien qu'il se défendit de posséder le chinois - il se moquait des sinologues -, il le parlait avec aisance. Il lisait peu et il s'était surtout cultivé par la conversation. Souvent il entretenait Kitty de romans chinois ou de l'histoire de Chine, et, malgré son éternel badinage, il laissait poindre dans ses narrations de l'intérêt et même de la sensibilité. Inconsciemment peut-être, il semblait avoir adopté le point de vue des Chinois sur la barbarie des Européens et la vanité de leur existence. Il n'est de véritable sagesse et de philosophie que dans la conception chinoise de la vie. C'était pour Kitty un objet de méditation. Elle avait toujours entendu parler de la déchéance, de la saleté de ces Jaunes et de leur nature impénétrable. Un coin de voile se soulevait. Elle entrevoyait un monde d'une profondeur et d'une richesse qu'elle n'avait pas soupçonnées.» (p. 80)
  • Plus tard, Kitty rencontre la compagne de Waddington, une princesse mandchoue :
« Jusqu'alors, la jeune femme n'avait jamais prêté qu'une attention distraite, voire un peu méprisante, à cette Chine où le sort l'avait jetée : hors son milieu habituel, rien ne l'intéressait. Et voici qu'elle soupçonnait soudain quelque chose de secret et d'insondable. C'était l'Orient antique et mystérieux. Les croyances, l'idéal de l'Occident paraissaient rudimentaires à côté de l'idéal et des croyances dont la vue de cette exquise créature lui donnait l'intuition. Elle découvrait une autre vie vécue sur un autre plan. Devant l'idole aux yeux obliques et sages, elle sentait la vanité des efforts et des peines du monde mesquin où elle était née. Ce masque peint semblait receler le secret d'une philosophie séculaire et profonde. Les longues mains frêles, dans leurs doigts délicats, tenaient la clef d'énigmes irrésolues. » (p. 128)
  • Après la mort de son mari emporté par le choléra, Kitty interroge Waddington sur le Tao dont il lui a déjà parlé :
« - C'est la Voie et le Passant. La route sans fin où marchent tous les êtres ; mais personnes ne l'a créée, car elle est la vie. Tout et rien. Tout en sort, tout s'y adapte ; pour finir, tout y retourne. C'est un carré sans angles, un son que l'oreille ne perçoit pas, une image sans forme, un vaste filet dont les mailles aussi larges que la mer ne laissent rien passer. C'est le sanctuaire, l'universel refuge. Il n'est nulle part, mais, sans chercher au-dehors, vous pouvez le découvrir. IL enseigne le secret de ne pas désirer le désir, de laisser les événements suivre leurs cours. Qui s'humilie sera exalté. Qui s'abaisse sera élevé. La faillite est dans l'essence du succès, et le succès est la trêve de la faillite ; mais qui peut prédire le moment de revirement ? L'être torturé par l'amour peut retrouver la sérénité d'un petit enfant. Le charme donne la victoire à celui qui attaque et assure le salut de celui qui défend. Pour être fort, il faut d'abord savoir se dominer. - Est-ce donc la clef de l'énigme ? - Je me l'imagine parfois, quand, après une demi-douzaine de whiskies, je regarde les étoiles.» (p. 147)
Plaisant, isn't it ? (P.K.)

Apostille

On a vu le mois dernier que la nouvelle - et excellente - traduction des aventures de Fu Manchu par Anne-Sylvie Homassel chez Zulma avait redonné vitalité et intérêt à un texte dont l'effet avait été terriblement amoindri par une traduction poussive et fort ancienne puisque la base à partir de laquelle les éditions précédentes avaient opéré une douteuse restauration remontait au début des années 30 du siècle précédent.

En en lisant des extraits, on a également pu éprouver le sentiment que l'historique traduction d'On A Chinese Screen (1922) par Madame E. R. Blanchet, Le Paravent chinois, qui date de 1933, gagnerait aussi à disparaître au profit d'une nouvelle, dans le cas, bien improbable, d'une nouvelle édition ! [Voir ici, ici et ]

Mais les cas où d'anciennes traductions devraient s'effacer sont, il faut le reconnaître, fort nombreux. Je vous fais grâce de l’inventaire de celles qui m'ont permis de découvrir les différentes littératures couchées dans les langues que je ne maîtrisais pas ou que j'étais trop paresseux pour affronter dans le texte, partant du Moby Dick (Melville) de Giono (1941) récemment remplacé (mais peut-être pas supplantée) à la « Bibliothèque de la Pléiade », au Berlin Alexanderplatz (1929) d'Alfred Döblin (1878-1957), traduit en 1933 par Zoya Motchane qui sera bientôt concurrencée par celle d'Olivier Le Lay (Gallimard, fin 2008), en passant par les Kafka d'Alexandre Vialatte (1901-1971), l'Ulysse de Joyce et tant d'autres, pour m'en tenir à mon dernier coup de cœur, l'œuvre « asiatique » de William Somerset Maugham (1874-1965).

En effet, après la découverte du Paravent chinois, je me suis aussitôt mis en quête de la traduction de The Painted Veil (1925), court roman qui situe son action à Hong Kong et dans une Chine méridionale au prise avec une épidémie de choléra. Introuvable sur la toile en anglais comme en français, on peut facilement se procurer le roman en librairie car il a été adapté au cinéma en 2006 : c'était la troisième fois !
  • dans la première adaptation, The Painted Veil (1934), c’est Greta Garbo (1905-1990) qui tient le rôle titre -- son plus mauvais rôle d'après Greta Garbo lives. [Voir nos illustrations : ci-dessus empruntée au générique et ci-dessous ainsi que les pages internet qui lui sont consacrées ici ou ici avec en prime une scène du plus grand kitch holywoodien.]
  • dans la deuxième, The Seventh Sin (1957), il est joué par Eleanor Parker (1922-)
  • dans la plus récente, The Painted Veil (2006), Naomi Watts (1968-) incarne le personnage clef, la belle Kitty. Le Voile des illusions - c'est le titre français -, est déjà sorti en DVD, mais qu'importe. A en juger par les extraits et les critiques qu'on trouvent en pagaille sur internet, le film ne conserve que les ficelles les plus grosses de l’intrigue pour diluer son message dans une bouillie mélodramatique consternante avec aussi peu de tact que les deux précédentes réalisations. Si l'on veut se faire une idée de l'œuvre, autant lire cette traduction qui vient d'être rééditée en format de poche avec un bandeau établissant la connexion entre le film et une œuvre littéraire au titre bien différent (voir l'illustration ci-dessous).
Mis à part sa discrète attribution à E. R. Blanchet, aucune indication ne vient rappeler que cette traduction fut à l'époque couronnée d'un prix par l'Académie Française --- c'est une information que fournissent plusieurs bouquinistes en ligne -, ni qu'elle date de 1931. C'est donc un travail vieux de 77 ans qui revoit le jour sous son titre initial : La passe dangereuse (Paris : 10/18, « Domaine étranger », n° 1697, 183 p.).

Si, au bout du compte, le texte de Mme Blanchet semble transmettre sans trop de dégât l'efficacité d'un maître de la narration particulièrement économe de ses moyens, de temps en temps, et là le romancier n'y est pour rien, le rythme, surtout, et le vocabulaire, parfois, rappellent cruellement les écrivaillons de l'Entre-deux-guerres : dirait-on encore «
une théorie de coolies courbés sous leur charge » (p. 155) ? ; la traductrice ne semble, du reste, pas s'être embarrasser de chercher des équivalents français pour des mots bien acceptés en anglais, mais inconnus de nos dictionnaires qui, comme l'« amah » [阿嬤], viennent du chinois, ni savoir ce que sont des pieds bandés qui en deviennent tout « rabougris » ; quid du netsuke [根付] quand il s'applique à une vieille femme : « son visage ressemblait à un netsuke de vieil ivoire », même si une note ainsi rédigée : « Petite figurine de jade, d'ivoire, etc., représentant des personnages, des animaux, des masques..., finement ouvragée », est dûment fournie. L'accumulation de « boy » et de « bungalow » ont aussi pour effet de nous faire quitter l'Asie pour l'Afrique. Mais, ce ne sont-là que des bricoles qu'une relecture aurait permis d'éliminer facilement et qui cachent peut-être des trahisons bien pires, qui sait --- je vous promets d’y regarder de plus près un de ces jours prochains et des extraits dans un prochain billet.

Mais là n'est pas le problème qui, après tout, est indépendant de la qualité de la traduction. Car, même si la traduction en question était la meilleure qui puisse exister, l'introuvable perfection, l'éditeur pourrait-il se permettre d'en occulter la date de réalisation ? -- et encore, il y a pire : d'autres titres du même auteur ont perdu chez le même éditeur jusqu'à l'identité du traducteur qui est, sans doute, Mme Blanchet ! On comprend les nécessités économiques qui poussent les directeurs de collections et les éditeurs à faire tourner un fonds depuis longtemps amorti, mais d'une part, le lecteur n'y trouve pas toujours, voire rarement, son compte, de l'autre, les jeunes, et moins jeunes, traducteurs y perdent une occasion de montrer l'étendue de leur talent en gagnant leur maigre pitance.

Il semblerait que dans le domaine de la littérature chinoise ancienne et dans une certaine mesure moderne cette tendance, un temps en vogue, et qui peut s'avérer utile lorsqu'elle remet en circulation des traductions historiques, n'ait plus cours et qu'on ne publie plus que des traductions nouvelles -- c'est sans doute pour cela qu'on en publie si peu ! Il y a pourtant une exception notable avec une récente avalanche de titres de Lin Yutang 林語堂 (1895-1976) chez un éditeur du sud de la France --- si, en l'occurrence, le mal n'est pas trop grand pour les deux essais – le premier a tenu le coup, l'autre, ma foi, n'aurait pas mieux résisté avec une traduction plus élégante et précise -, il est, me semble-t-il, plus conséquent pour le cycle romanesque [Moment in Peking] devenu aussi indigeste qu'une fondue savoyarde réchauffée, fin de la parenthèse.

J'en viens à mon idée : ne devrions-nous pas, justement maintenant que les maisons d'éditions ont presque toutes mis à la disposition du public des sites internet où elles s'affichent attentives aux jugements de leurs lecteurs, exiger d'elles d'identifier précisément les traductions. Certes, on ne peut pas réclamer à chaque fois une notice aussi développée que celle que Maurice Lévy a donné à la traduction par Victorine de Chastenay (née en 1771) des Mystères d'Udolphe (1794) d'Ann Radcliffe (1764-1823) qu'il a revue pour les Editions Gallimard. J'en ai pris connaissance par le volume n° 3493 de la collection « Folio-classique » (2001, 905 pages, pp. 876-894). En fait, on y apprend tant de choses sur l'œuvre et sa circulation qu'on voudrait bien que cette excroissance du travail éditorial devienne une norme, d'autant qu'elle vient en plus de 44 savantes pages d'introduction.

Néanmoins, une indication de quelques lignes sur la traduction que l'on va lire serait suffisante, comme à la page 1080 de l'Histoire de Tom Jones de Henry Fielding (1707-1754) qui ressort en 2007 dans une édition révisée par Michel Baridon (Gallimard, « Folio classique », n° 4623, 1142 pages), lequel indique que ce fabuleux roman fleuve a été traduit deux fois au XVIIIe siècle et quatre au suivant et que « l'excellente traduction qui est reprise ici est celle de Francis Ledoux » et provient d'un volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » publié en 1964. Tout est dit.

Pour finir : un souhait et une restriction. Puisqu'il n'y a pas de plus grand plaisir que de relire, mon souhait est de disposer à chaque nouvelle lecture d'une œuvre étrangère marquante, d'une nouvelle traduction - ancienne ou moderne peu importe pourvu qu'elle soit bonne. La restriction : elle tient à ce que certaines traductions ont un pouvoir d'attraction tel qu'on ne s'en défait pas. J'aurais pour ma part l'impression de trahir Gœthe à lire Les souffrances du jeune Werther dans une autre traduction que celle qui me l'a fait découvrir, celle publiée anonymement en 1829 par Pierre Leroux (1797-1871) lequel ne connaissant « guère l'allemand, [et qui] s'était contenté de corriger et d'améliorer stylistiquement la première traduction française de la seconde édition de Werther (version de 1787) : Werther, trad. par Charles-Louis de Sévelinges [(1767-1832)], Paris, Démonville, 1804. Pierre Leroux n'a jamais signalé cet emprunt » qui ne fut révélé qu'en 1938. C'est grâce à l'érudite « Note sur la traduction » rédigée par Christian Helmreich pour le volume n° 9640 du Livre de Poche, collection « Clasique de poche » (LGF, 1999, pp. 33-35) que je l'ai appris et, par la même occasion, découvert que la traduction qui figure dans le volume « Pléiade » des Romans (1954) de Gœthe attribuée à Bernard Groethuysen, et datant de 1928, était en fait, cette même traduction « Sévelinges/Leroux » que le signataire avait à peine retouchée, donc purement et simplement pillée ! On se gardera donc des éditeurs et, aussi, des traducteurs. Un lecteur averti en vaut deux. (P.K.)