samedi 9 juin 2007

Traduit de

Lors de sa dernière réunion (8/06/07), notre équipe qui amorce son ouverture sur toutes les littératures d'Extrême-Orient, a décidé - entre autres points majeurs tels que la création d'une revue en ligne (on en reparlera) et l'organisation d'un colloque sur la traduction (voir notre appel à communication) - de créer sur ce blog une nouvelle rubrique sous l'intitulé : « Traduit de … ».

Cette nouvelle rubrique est naturellement ouverte à tous les membres de l'équipe, selon ses goûts, ses fantaisies et ses compétences. Elle aura pour vocation de traiter de la parution des traductions de textes littéraires depuis leur version originale, chinoise, japonaise, vietnamienne, coréenne, hindi, thaï, etc.. Son but premier sera donc de mieux suivre l'actualité de la littérature asiatique traduite vers le français.

Ce suivi a été, jusqu'à présent, plus ou moins pris en charge par des billets intitulés « Nouveautés éditoriales » ; cet intitulé sera dès lors utilisé pour signaler la parution d'ouvrages autres que des traductions (essais, revues, annales, etc.) en rapport avec nos sujets de prédilection.

Donc, on ne va pas tarder - je le souhaite - à voir apparaître ici des billets intitulés par exemple « Traduit de chinois (001) »; « Traduit du japonais (001) », « Traduit du coréen (001) », etc. qui signaleront en détail, ou plus brièvement les publications dignes d'intérêt dans chacun de ces domaines.

Naturellement, on devra se demander si on doit prendre également en charge les traductions d'écrivains relevant de nos aires culturelles respectives même s'ils n'écrivent pas, ou plus, ou parfois seulement, dans leur langue maternelle, mais compose dans une langue occidentale, savoir l’anglais, l’allemand, l’italien, etc. Le débat est donc ouvert, mais si vous l'estimez utile et judicieux, vous pouvez créer des billets intitulés « Traduit de l'anglais (001) », « Traduit de l'italien (001) », etc.

De la même manière, on pourrait s'interroger sur l'opportunité de rendre compte des œuvres dont la version française provient d'une traduction autre que la version originale ? Moins fréquent que par le passé, ce recours à une version relais persiste et nous pourrions aussi en rendre compte.

Le cas des productions des écrivains d'origine asiatique s'exprimant accessoirement ou définitivement en français sera mis de côté pour l’instant. Elles posent, en effet, un problème qui dépasse l’ambition majeure de ce billet : stimuler les bonnes volontés pour mieux rendre compte de la présence, dans nos librairies et nos bibliothèques, des littératures d'Asie en traduction.

Ce suivi ponctuel, tributaire de l'actualité éditoriale, ne doit, bien entendu, pas décourager ceux qui préféreraient aborder ce sujet sous forme de synthèses, de débats et de polémiques. Au moment où les littératures d'Asie en traduction sont proposées par un nombre grandissant d'éditeurs et défendues par des traducteurs de plus en plus nombreux et provenant d'horizons très divers, il nous a semblé néanmoins salutaire de faire l'effort d'orienter les lecteurs non spécialistes. L'idéal serait de le faire avec la collaboration des éditeurs qui peuvent nous faire parvenir les ouvrages qu'ils éditent, mais, naturellement, nous garderons notre indépendance de jugement. (L.C.T.)

Je profite de ce billet pour saluer les visiteurs de plus en plus nombreux de ce blog : vous étiez 333, le 12 février, 3333, le 7 juin et 3442, ce soir (9/06/07). Beaucoup de chemin reste à parcourir pour qu'il devienne un outil d'orientation aussi fiable qu’incontournable. Il n'occupe, pour l'heure, que la 1 174 059ème position dans le palmarès des blogs recensés par le site Technorati.com. Certains d'entre vous, lui ont fait franchir quelques milliers de places en le glissant dans la liste de leurs favoris sur leur propre blog ; d'autres (trop peu nombreux à mon goût) ont même fait l'effort de laisser un commentaire. Merci à tous. (P.K.)

jeudi 7 juin 2007

Réponse à la devinette (004)

Ceux qui ont lu les commentaires du billet qui proposait sous le portrait de Cangjie 倉頡, mythique inventeur de l'écriture chinoise, la quatrième de nos devinettes en connaissent déjà la solution et sont déjà au fait de la rapidité avec laquelle elle a été percée. Elle était, certes, facile à résoudre, mais Anonyme et Nicolas n'ont pourtant pas démérité. Il reste néanmoins à fournir des précisions sur l'origine précise du texte en question. Les voici.

Le passage retenu provient du Chapitre VI, « Des coches », du Livre III, des Essais de Michel de Montaigne (28 février 1533- 13 septembre 1592).

Une recherche sur Google à partir d'un segment du texte renvoyait à deux sites qui proposent le texte intégral des Essais : la page de Trismégiste sur Bribes.org et The Montaigne Porject qui fournit, en plus, des reproductions de l'édition annotée par Montaigne (Copie de Bordeaux : voir ici la couverture et notre illustration). Une interrogation du texte intégral avec le mot Chine ne donne que deux occurrences : celle de la devinette (voir ici & ) et celle d'un passage encore plus fameux du Livre III : Chapitre 13, « De l'expérience » (voir ici ou ) :
En la Chine, duquel royaume la police et les arts, sans commerce et cognoissance des nostres, surpassent nos exemples en plusieurs parties d'excellence, et duquel l'histoire m'apprend combien le monde est plus ample et plus divers que ny les anciens ny nous ne penetrons, les officiers deputez par le Prince pour visiter l'estat de ses provinces, comme ils punissent ceux qui malversent en leur charge, ils remunerent aussi de pure liberalité ceux qui s'y sont bien portez, outre la commune sorte et outre la necessité de leur devoir. On s'y presente, non pour se garantir seulement, mais pour y acquerir, ny simplement pour estre payé, mais pour y estre aussi estrené.
Ces passages remarquables renvoient à d'autres lectures, savoir aux ouvrages dans lesquels Montaigne a puisé ses informations sur la Chine, cet « autre bout du monde ». Dans la liste de ses informateurs, on peut sans doute inscrire Marco Polo (1254-1324), Gaspar da Cruz (mort en 1570), mais surtout Juan Gonzàlez de Mendoza (1545-1618), mais ceci est une autre histoire, et ces sources constituent autant de munitions pour de futurs devinettes côtées force 5/5. Dans l'immédiat, il faut profiter de la quinzaine de la Pléiade pour se faire offrir la nouvelle édition des Essais et, pourquoi pas, le bel album qui lui est consacré (P.K.)

P’ansori et Han, à propos des « Gens du Sud »

La conférence sur le P’ansori (펀소리) qui vient d’avoir lieu à l’université [voir le compte-rendu de Liliane Dutrait] a précédé de quelques jours la parution du livre de Yi Ch’ǒnjun 이 청준, Gens du Sud (넘도 사람), traduit par Patrick Maurus (Actes Sud, « Lettres coréennes », 2007, 200 pages). Au travers de cinq textes courts construit sur l’imitation d’un P’ansori : exposé, commentaires, reprises, intervention du conteur, l’auteur fait chanter à ses personnages les formes contemporaines de la coraénité, ainsi que la nomme Patrick Maurus dans la postface. Nous ferons ultérieurement un compte-rendu de lecture de ce livre, mais pour rester dans le fil de la conférence, nous aimerions insister sur ce qui constitue sans doute le soubassement anthropologique et culturel du P’ansori, le han . Ce mot d’origine chinoise, qui n’est pas sans poser d’intéressants problèmes de traduction, voire de compréhension, correspond à un sentiment indéfinissable par un seul mot français. Il exprimerait un étrange mélange de tragique, de mélancolie, de souffrance intériorisée, d’injustice, de fatum, de déchirement, dû au passé, aux circonstances, à soi, à autrui, et même à son ascendance. Bon nombre de Kut 굿, le rituel chamanique, sont d’ailleurs donnés pour conjurer le han de l’âme des ancêtres, lorsque celui-ci vient perturber les vivants. Ce sentiment, le han – les traducteurs de l’ouvrage choisissent de traduire le mot, et de le traduire par ressentiment - est proprement historique et mêle la rancœur, l’amertume, le regret, l’attente déçue, les rêves envolés. Il est aussi une révolte non violente contre la fatalité et l’impuissance. On peut s’approcher de la compréhension du han, en connaissant l’histoire de la Corée, envahie près de 930 fois, et dont la dernière la plus sauvage et la plus violente, menaça l’identité coréenne avec l’interdiction de parler le coréen et de porter un prénom coréen. Le pays en a gardé des traces indélébiles au cœur desquelles le han se nourrit. Le han du P’ansori exprime tout cela à la fois, le destin du pays, le destin des vivants et le lien avec les morts. Et cette voix si particulière des chanteurs transporte par des histoires à la trame narrative simple, le han de tout un peuple. Le han du P’ansori, c’est aussi le han du sud de la Corée, la province du Chǒlla, patrie du P’ansori. Cet ancien royaume de Paekche, réunifié de force par son voisin le Royaume de Silla est une province (située au sud ouest de la Corée, face à la Chine) essentiellement agricole, considérée comme le réservoir de la Corée. Ce peuple rusé et bon vivant – le Chǒlla est certainement la meilleure cuisine de Corée – souvent méprisé pour sa tradition rurale, n’a jamais été apprécié à la hauteur de ce qu’il apporte à la Corée. Historiquement oubliée par le pouvoir central, honnie par l’élite intellectuelle, cette région est pourtant un foyer de la culture populaire, dont les kwendae 관대, ces chanteurs-conteurs itinérants inspireront plus tard le P’ansori. Cette région qui produit le papier le plus célèbre de Corée, le hanji 한지, a été aussi de tous temps, le théâtre de multiples rébellions, paysannes, étudiantes et ouvrières, jusqu’au plus grand massacre civil qu’elle ait connu sous la dictature militaire, avec les évènements de Kwangju, ville de l’extrême sud, en 1981, où 2000 manifestants furent tués par la police. Ces gens du Sud, frondeurs, insoumis, parlant le dialecte local avec un accent rocailleux, qui furent interdit pendant près de 1000 ans de fonctions d’état, en ont conçu un ressentiment collectif, palpable aujourd’hui encore, en même temps qu’une fierté et une solidarité indissociables. Il suffit pour s’en convaincre, d’assister à un P’ansori à Chonju (capitale du Chǒlla du Nord), en dialecte local, surtitré en coréen ou d’écouter les histoires, souvent vives de ces gens montés à Séoul pour exercer la profession de chauffeur de taxi ou pour ouvrir des restaurants populaires. Ce sud, porte le han, le han du sud, ce sentiment qui saisit les sujets à leur corps défendant et exprime au travers d’un P’ansori cathartique, toutes les formes de pertes, de séparations, d’échecs, d’une région riche et délaissée. (KHG)

mercredi 6 juin 2007

Devinette (004)

Avec un peu de retard, voici une nouvelle devinette. Elle fonctionne sur le même principe que les précédentes : il faut identifier l'auteur des lignes qui suivent et l'ouvrage dont elles sont extraites. Vous allez voir, c'est très facile :
Quand tout ce qui est venu par rapport du passé, jusques à nous, seroit vray, et seroit sçeu par quelqu'un, ce seroit moins que rien, au prix de ce qui est ignoré. Et de cette mesme image du monde, qui coule pendant que nous y sommes, combien chetive et racourcie est la cognoissance des plus curieux ? Non seulement des evenemens particuliers, que fortune rend souvent exemplaires et poisans : mais de l'estat des grandes polices et nations, il nous en eschappe cent fois plus, qu'il n'en vient à nostre science. Nous nous escrions, du miracle de l'invention de nostre artillerie, de nostre impression : d'autres hommes, un autre bout du monde à la Chine, en jouyssoit mille ans auparavant. Si nous voyions autant du monde, comme nous n'en voyons pas, nous appercevrions, comme il est à croire, une perpetuelle multiplication et vicissitude de formes. Il n'y a rien de seul et de rare, eu esgard à nature, ouy bien eu esgard à nostre cognoissance : qui est un miserable fondement de nos regles, et qui nous represente volontiers une tres-fauce image des choses.
Niveau de difficulté : 0,5/5. Réponse le 16 mai au plus tard. Bonne chance. (P.K.)

mardi 5 juin 2007

Chinois, sinon rien

Tout le monde le sait, Philippe Sollers (1936-) aime la Chine et les Chinois, sur tous les modes et presque dans toutes les circonstances, et il aime aussi l'afficher comme ici : « Contre toutes les preuves brutales du contraire, le raffinement chinois est une idée neuve sur cette planète en train de devenir folle. » [« Le corps chinois », L'infini, n° 90 (Printemps, 2005), p. 155] ; Mao, grâce à lui, peut devenir l'instant d'une chronique un « grand criminel subtil » ; et il ne tient plus qu'à nous, emportés par l'élan, de suivre ses injonctions à « deven[ir] le plus possible chinois, sinon rien » .

Le site Pileface.com dédié à l'âme de Tel Quel, véritable autel virtuel dressé à sa gloire est non seulement généreux en textes et en documents sur le grand écrivain et son œuvre, mais aussi pas vraiment avare en justifications sur ses prises de positions pendant la période maoïste [il suffit de fouiner ici ou ]. Il fait bien entendu une large place à ses engouements touchant à la matière chinoise. Rien de plus naturelle, donc, qu'une des 23 rubriques thématiques s'intitule « Sollers et la Chine ».

En s'y rendant, on tombera sur une douzaine d'articles et de comptes rendus de lecture dont Ferdinand Bertholet, Les jardins du plaisir, Erotisme et art dans la Chine ancienne (Philippe Rey, 2003) [Le Monde des Livres, 19/12/2003], François Jullien, La grande image n’a pas de forme. Ou du non-objet par la peinture (Seuil, 2003) [Le Nouvel Observateur, 27/02/2003] ou encore François Cheng, Shitao ou la saveur du monde (Phébus, 2002) [Le Monde, 2002]. Y sont également offertes certaines de ses chroniques du Journal du Dimanche (JDD) souvent dotées d'un appendice intitulé « Chine » lequel dispense des conseils de lecture. C'est ainsi que dans l'édition du 27 mai 07 (consultable ici & ), Philippe Sollers signalait la sortie des 36 Stratagèmes, « ancien manuel secret anonyme, admirablement traduit et présenté par Jean Lévi » en concluant « Ça a l’air tout simple, mais c’est très difficile à comprendre, puisque l’essentiel repose sur l’éternel Livre des mutations. »

Le brillant directeur de L'infini, dont le n° 90 était entièrement consacré à la Chine (« Encore la Chine », printemps 2005), a, me semble-t-il manqué l'aspect ludique de ce petit livre pas aussi ancien et pas aussi secret qu'il veut bien le croire. Emporté par l'enthousiasme que procure la lecture de ce petit ouvrage, il n'a pas consacré suffisamment de temps à la « Présentation » de Jean Lévi qui, fort judicieusement, signale que le rapport de ce texte avec le dit classique est d'un ordre bien particulier – « une distance ironique » (voir pp. 13-14) - et convainc qu'on a bien a affaire avec ce manuel à un « divertissement de lettrés ».

Pas rancunier, le traducteur inspiré de poèmes du Président Mao salue, le même jour, la réédition du « grand livre de Pierre Ryckmans » : les autres - notamment ceux signés Simon Leys [voir Essais sur la Chine (Laffont, « Bouquins », 1998)] - ne seraient pas grands ?! Serait-ce une façon habile d'interpréter le 10° stratagème : Xiaoli cangdao 笑裡藏刀, Cacher un couteau derrière un sourire ? Passons. L'ouvrage en question est le suivant : Pierre Ryckmans, Traduction et commentaire de Shitao, Les propos sur la peinture du Moine Citrouille-Amère. Plon, 2007, 264 pages.

Par la volonté du poète bordelais, Shitao 石濤 [Zhu Ruoji 朱若極, né en 1642] se trouve d'un coup propulsé au rang de « peintre, poète et penseur le plus important de la Chine classique ». A l'appui de cette affirmation péremptoire, une citation :
« L’Unique Trait de Pinceau est l’origine de toutes choses, la racine de tous les phénomènes ; sa fonction est manifeste pour l’esprit, mais le vulgaire l’ignore... La peinture émane de l’intellect : qu’il s’agisse de la beauté des monts, fleuves, personnages et choses, ou qu’il s’agisse de l’essence et du caractère des oiseaux, des bêtes, des herbes et des arbres, ou qu’il s’agisse des mesures et des proportions des viviers, des pavillons, des édifices et des esplanades, on n’en pourra pénétrer les raisons ni épuiser les effets variés, si en fin de compte on ne possède cette mesure immense de l’Unique Trait de Pinceau. »
L'ouvrage ressort sous une nouvelle couverture et chez un nouvel éditeur, et ce qui ne gâche rien dans une belle présentation avec les caractères chinois et le texte intégral de Shitao si bien rendu et présenté par Pierre Ryckmans. Il est vrai que l'édition de 1984, chez Hermann (Collection « Savoir ») était introuvable depuis longtemps ; que dire de l'édition originale de 1970 parue sous le titre Les « Propos sur la peinture » de Shitao à Bruxelles, Institut belge des hautes études chinoises. Une occasion de le relire ou de le découvrir. Sollers a bien raison (parfois !).

Mais ne quittons pas Simon Leys-Pierre Ryckmans sans signaler qu'il va être la vedette de la Revue Textyles, revue interuniversitaire des lettres belges de langue française, créée en 1985, et de son n° 32 qui devrait paraître cette année. En attendant sa sortie, voici un extrait du texte de Pierre Piret, du Centre de recherche Joseph Hanse. Littératures de langue française : théorie littéraire et littérature comparée (CJH) qui accompagne l'appel à contribution dépassé depuis déjà depuis le 30/09/06 :
« Après des études de droit et d'histoire de l'art à l'Université catholique de Louvain, de langue, de littérature et d'art chinois à Taiwan, Pierre Ryckmans entame, par le biais de la traduction et de recherches sur la peinture chinoise, une brillante carrière de sinologue, qui le conduit à enseigner en Australie, où il s'installe en 1970. Il devient Simon Leys au moment de publier Les Habits neufs du président Mao. Cet essai est suivi d'autres ouvrages polémiques, qui le placent sous les feux de l'actualité au début des années 80. Il poursuit sa carrière d'écrivain en diversifiant ses intérêts et en faisant preuve de talents multiples. Il traduit par exemple le classique américain de Richard Henry Dana, Deux années sur le gaillard avant et publie des essais sur Orwell, Confucius, Malraux, Simenon, Balzac, D.H. Lawrence, Gide, Hugo, Cervantès, etc., ainsi que des récits, comme La Mort de Napoléon et Les Naufragés du Batavia.

On s'aperçoit aujourd'hui que les textes de Simon Leys transcendent les circonstances dans lesquelles ils ont été écrits. Ainsi les Essais sur la Chine ont-ils été réédités et continuent-ils d'être lus, même par les générations qui n'ont pas connu le maoïsme. Un tel constat amène à considérer son entreprise comme proprement littéraire. Au-delà de sa valeur propre, son œuvre nous semble également constituer un objet de recherche intéressant de par les positions atypiques occupées par l'écrivain : au plan idéologique et politique, il évolue souvent à contre-courant et ses textes apportent par là même un éclairage singulier sur certains aspects ou « moments » du champ littéraire ; au plan esthétique, il s'illustre dans des genres relevant de ce qu'on appelle la littérature d'idées (essai et, plus récemment, recueil de citations), genres très peu reconnus en Belgique francophone ; au plan géographique, il est sans doute le plus international des écrivains belges, puisqu'il bénéficie d'une large audience tant dans le monde francophone que dans le monde anglo-saxon. »
On peut également saluer le traducteur qui sait aussi choisir des textes essentiels [voir notamment son Shen Fu, Six récits au fil inconstant des jours, Bruxelles, F. Larcier, 1966 ou 10/18, 1982] et trouver de percutantes formules pour rendre les saillis de l'esprit chinois, comme celle-ci [déjà signalée ailleurs et qui retrouve une étonnante actualité] :

« Les oui-oui de la foule ne valent pas le non-non d'un seul honnête homme »

pour rendre la formule Qian ren zhi nuonuo, buru yi shi zhi e'e 千人之諾諾不如一士之諤諤 de Sima Qian 司馬遷 dans ses Mémoires historiques (Shiji 史記, 68.8 : « Biographie du Prince Shang », « Shang Jun liezhuan » 商君列傳). La tradution se trouve dans Les idées des autres idiosyncratiquement compilées par Simon Leys pour l'amusement des lecteurs oisifs (Plon, 2005, p. 85).

Difficile de faire plus chinois. Si vous trouvez, n'hésitez pas à nous en faire profiter. (P.K.)

lundi 4 juin 2007

P'ansori

Liliane Dutrait a assisté, comme beaucoup d’entre vous, à la conférence sur le p’ansori annoncée sur ce blog le 22 mai dernier. Elle nous fait l’amitié de nous offrir ce compte rendu aussi enthousiaste qu’instructif que je vous invite à lire :

Une femme, en robe coréenne, éventail à la main, qui chante seule pendant des heures, mimant et racontant une histoire au texte versifié, accompagnée d’un homme assis rythmant au tambour son récit, une scène dépouillée : tel est le p’ansori dont les Occidentaux commencent à devenir familiers grâce à des manifestations comme le Festival d’Avignon, le Festival d’automne à Paris ou l’Année France-Corée.

Le 29 mai 2007, la section Corée du Master de négociation internationale, l’Equipe de recherche Littérature chinoise et traduction et l’Association France-Corée proposaient une passionnante rencontre sur le thème : « Le p’ansori, du rituel chamanique à l’opéra à une voix », animée par Han Yumi 한유미, enseignante de coréen à l’université de La Rochelle puis à l’université Paris-VII, et Hervé Hervé Péjaudier, enseignant, tous deux traducteurs de théâtre coréen, et particulièrement de p’ansori 판소리.

Han Yumi a fait une très intéressante présentation de ce genre d’opéra épique à une voix, qui puise ses sources dans le rituel chamanique, le kut. Tous deux ont en commun un(e) chanteur(se) qui tient tous les rôles, un accompagnement au tambour ou à la flûte, un décor spécifique.

Alors qu’il existait au XVIIIe siècle une douzaine de p’ansori (p’an = aire, lieu de représentation, scène ; sori = chant, son), d’une longueur allant de deux à dix heures, le répertoire n’en compte aujourd’hui plus que cinq (Le Dit de Chunhyang, Le Dit de Simcheong, Le Dit de Heungbo, Le Dit de la Falaise rouge, Le Dit du palais sous la mer) – un peu plus si l’on compte une récente « épopée » sur une « Jeanne d’Arc » coréenne, ou un p’ansori que son caractère trop licencieux a quelque peu écarté. Les thèmes de ces « chants », « dits » ou « histoires », selon la traduction que l’on donne au mot ka qui les désigne, tournent autour de la loyauté familiale, la piété filiale et la fidélité conjugale.

Né au XVIIIe siècle (le premier est daté de 1754), le genre a connu une période de maturité jusqu’au début du XIXe siècle. A la fin du siècle, il a été le symbole de la « yangbanisation » (yangban = lettré) qui affirmait la suprématie de la culture coréenne sur l’étranger. Mais en parallèle était sacrifiée sa veine populaire pour satisfaire l’aristocratie lettrée. C’est aussi l’époque, grâce à Sin Jao-Hyo, de la fixation du texte qui n’avait jusque-là qu’une transmission orale. Le début du XXe siècle, période de la colonisation japonaise, voit l’affaiblissement du p’ansori, en même temps que se développe la première période de la littérature moderne. C’est le moment de la construction du premier théâtre national, de la réécriture des romans classiques, de l’apparition de films sur les romans classiques… et la naissance de l’opéra occidental. La fidèle Chunhyang devient l’héroïne d’une pièce de théâtre qui réunit une foule d’acteurs.

Depuis 1945 et jusqu’à nos jours, le p’ansori connaît une renaissance. En 1964, il est désigné comme « bien culturel immatériel national ». Mais il est aussi victime du mouvement des « nouveaux villages » qui vise à moderniser la Corée, notamment en faisant disparaître les arts traditionnels… Il est cependant de jeunes intellectuels qui choisissent de rénover le genre, tel Kim Ji-ha qui crée deux p’ansori modernes au titre évocateur : Cinq Voleurs, Une mer de merde… Le p’ansori croise aussi le chemin du jazz lors de concerts quelque peu surprenants dont Han Yumi a fait entendre un passage. Le cinéma s’en empare : le film Le Chant de la fidèle Chunhyang, de Im Kwon-Taek, en 2000, connaît un énorme succès.

Han Yumi et Hervé Péjaudier ont eu l’occasion de traduire et surtitrer plusieurs p’ansori. Ils ont exposé leurs difficultés pour respecter à la fois le sens, le rythme et le son de ces opéras uniques, la plus grande d’entre elles étant sans doute de devoir respecter les impératifs techniques du surtitrage d’un texte d’une haute qualité littéraire.

Dans la deuxième partie de la rencontre, Hervé Péjaudier revenait aux sources du p’ansori : le chamanisme. D’origine ouralo-altaïque – la Sibérie et la Mongolie en sont le berceau –, le chamanisme est apparu très tôt en Corée, où ont alterné tantôt respect tantôt mépris à son égard au fil des siècles.

Le premier roi de Silla, au début du Ier millénaire, aurait été un roi-chamane. Le chamanisme s’affronte ensuite aux différentes religions qui s’installent en Corée. Le bouddhisme, arrivé en 372, en fait son ennemi. Mais, lorsque le néo-confucianisme domine en 1392, le chamanisme s’allie au bouddhisme contre lui… Très ouvert, il accueille dans son panthéon dieux et esprits issus du bouddhisme et du taoïsme, personnages historiques divinisés, forces naturelles, ancêtres… Au XXe siècle, lorsque apparaît le christianisme, le chamanisme l’accueille bien : ses nombreux saints lui fournissent tout un panthéon nouveau ! Mais, à l’instar du p’ansori, la modernité et le mouvement des « nouveaux villages » veulent sa disparition et l’éradication des chamanes… Ceux-ci se rebellent et créent un Syndicat des chamanes, au nom du respect des croyances… et de l’anticommunisme. En parallèle, le chamanisme connaît un mouvement de muséification et de folklorisation qui risque tout autant de lui nuire.

Mais qui sont les chamanes, qui en Corée sont toujours des femmes ? Il en est de deux sortes : des chamanes « héréditaires », qui sont les héritières d’un savoir, qui veillent au respect des traditions : il en reste deux cents ; des chamanes charismatiques, au nombre de deux cent mille environ, qui ont un jour connu la « maladie chamanique », un événement annonciateur de leur « don ».

La cérémonie (kut) varie selon les possibilités financières des demandeurs. Elle a lieu dans un espace sanctuarisé, et son but est d’apaiser les esprits en leur faisant plaisir, donc en leur donnant à manger, à boire, en leur offrant danses et chants. Avec l’urbanisation de la Corée, les lieux propices se sont faits plus rares, et les chamanes de la ville ont désormais des sanctuaires personnels.

L’enthousiasme et le talent des conférenciers a permis à un public nombreux d’étudiants, enseignants et passionnés de culture coréenne d’en savoir plus sur ce sujet passionnant qui a suscité l’envie de voir des représentations. Ce qui sera possible en novembre au musée du quai Branly à Paris.

L’auditoire a eu la chance de bénéficier, à la fin de la conférence, d’un petit récital de kayagum 가야금, instrument traditionnel à cordes, par Park Keun-A, jeune étudiante d’échanges, Japonaise d’origine coréenne, dont le talent a suscité l’enthousiasme. (L.D.)

Pour poursuivre la découverte de cette expression dramatique si singulière, on peut, par exemple, se rendre sur Youtube qui permet de visionner du p'ansori ou certains de ses avatars (voire même une affligeante parodie). En cliquant ici, on peut déguster 3 minutes 37 secondes de l'art de « la plus célèbre chanteuse de pansori, Ahn Sook-sun en représentation au musée Guimet (Paris) en novembre 2006 », grâce à un document mis en ligne par 'dubrouchel', visionné déjà plus de 2600 fois. Mon préféré des 17 choix possibles ce soir est « Hwa Cho Jang Dae Mok» (7 minutes 23 secondes).

On peut aussi facilement entendre du kayagum, comme ici sur le site de Lee Youngshin [cliquer sur "Listening to Music" dans la barre de menu], qui interprète « Kayagum Sanjo », morceau qui dure 21 minutes et 18 secondes (nécessite RealPlayer). La même page offre sept chants accompagnés de kayagum en format mp3 et un heure de p'ansori : « Choon Hyuang Ga ». On peut même - ô magie de l'internet - jouer soi-même du kayagum ou plutôt du KayaToy. Pour cela il faut se rendre ici.

Notons pour finir, que l'événement du mois du Centre Culturel Coréen [2, avenue d’Iéna 75116 Paris] est justement un stage de P'ansori qui se déroulera du 4 au 15 juin, stage gratuit (du lundi au vendredi, de 15h à 17h). (P.K.)