Je rentre d’un fort intéressant voyage à Tokyo où j’ai participé au Deuxième colloque international sur la France et l’Asie de l’Est, dont le titre était « Les intellectuels au XXIe siècle, la France, l’Asie de l’Est et le monde ». Un colloque organisé par la Maison franco-japonaise et la Société japonaise de didactique du français. Autant dire tout de suite que les organisateurs japonais, spécialistes de littérature française et traducteurs, parlaient dans un français parfait. Les langues officielles du colloque étaient le français et le japonais avec traduction simultanée effectuée par des interprètes remarquables. Certains intervenants se sont aussi exprimé en chinois ou en coréen.
Il est bien sûr impossible de parler ici du contenu de chaque communication (elles seront publiées dans un avenir proche), mais je rapporterai simplement ce qui m’a le plus marqué.
La plupart des intervenant, historiens, sociologues, politologues, ont montré comment la chute du Mur de Berlin et la disparition de l’URSS avaient marqué « la fin des idéologies » et comment les intellectuels de la fin du XXe siècle avaient pour beaucoup d’entre eux eu de la peine à se situer dans le nouveau débat politique.L’une des communications les plus originales fut celle de l’écrivain marocain Abdelkébir Khatibi qui a parlé de l’intellectuel face au mondialisme en prenant son cas comme exemple. Il a déclaré : « Altermondialiser sa pensée, c’est aller vers la construction de cette œuvre collective avec d’autres penseurs et artistes, à travers la diversité des sociétés et des cultures. L’intellectuel d’aujourd’hui est appelé à être le traducteur actif et tolérant de nos différences, quels que nous soyons. »
Dong Qiang, professeur à l’université de Pékin, écrivain et traducteur, s’est posé la question : « La Chine aura-t-elle un miracle intellectuel au XXIe ? » Et il a conclu : « Ce dont la Chine a besoin aujourd’hui, est un mouvement non pas intellectuel, mais un mouvement de nouvelle culture, seul capable de remédier aux dégâts de la révolution culturelle, et fournir un terrain aux intellectuels. »
Gu Zheng, photographe de Shanghai, a présenté la nouvelle photographie chinoise, telle qu’on a eu l’occasion de la voir à Arles il y a peu de temps.
Chen Danqing, peintre chinois résident aux USA, a parlé des relations difficiles entre les intellectuels chinois et le pouvoir communiste.
De célèbres artistes japonais, Minato Chihiro et Kolin Kobayashi, ont présenté leurs œuvres en phase avec les attentes du XXIe siècle. La matinée consacrée aux intellectuels « précaires » fut particulièrement instructive puisqu’elle nous a permis de découvrir que les jeunes intellectuels japonais avaient les mêmes difficultés que leurs homologues occidentaux pour trouver des espaces pour s’exprimer et des moyens de gagner leur vie.
Enfin, le public japonais sembla particulièrement apprécier la polémique franco-française qui a éclaté le deuxième jour avec l’exposé à la tonalité très radicale de Serge Halimi, journaliste au Monde Diplomatique, dénonçant la main-mise du grand capital sur les média et les intellectuels, tandis que l’historien Christophe Prochasson, de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, s’efforçait de nuancer cette analyse.
Le célèbre poète Ko Un et le critique littéraire Choi Won-shik ont tous deux rappelé la tragédie que vit la Corée depuis de longues années, toujours coupée en deux, malgré des efforts de rapprochement souvent demandés et soutenus par les intellectuels.
Enfin, j’ai voulu, dans ma communication, « Gao Xingjian, un intellectuel à la marge », montrer comment cet intellectuel chinois du XXe siècle, prix Nobel de littérature, préférait rester en dehors des grands débats politiques pour se consacrer à son œuvre dans laquelle il exprime sa pensée en profondeur. J’ai bien entendu mentionné le dialogue exceptionnel qui avait eu lieu à Aix-en-Provence, en octobre dernier, entre l’écrivain et intellectuel engagé japonais Oe Kenzaburo et Gao Xingjian.
On se souvient peut-être que Gao Xingjian avait dit à Oe Kenzaburo :
« Je vous admire beaucoup, parce que vous êtes comme dans Le Mythe de Sisyphe de Camus, vous êtes un Sisyphe moderne, c’est tragique. Mais vous, vous en êtes tout à fait conscient et vous continuez à vous lancer dans le débat politique, vous vous battez sans fin pour la justice alors qu’elle ne peut exister, ce sera toujours tragique, mais vous restez toujours aussi héroïque, je vous admire vraiment. »Tout au long de ce colloque, j’ai eu la chance de faire la connaissance d’éminents professeurs japonais tels que MM. Ishizaki Harumi, Tachibana Hidehiro, mais aussi de la sociologue Gisèle Sapiro, dont l’un des thèmes de recherche est la sociologie de la traduction des littératures étrangères, de l’historien Christophe Prochasson et de Jacques Julliard, éditorialiste au Nouvel Observateur. Rien de plus stimulant que d’échanger, discuter, manger, boire un verre (de thé, de bière, de saké ou de vin rouge) avec tous. Et aussi de revoir Françoise Sabban, directrice de la Maison Franco-japonaise, spécialiste de l’alimentation en Chine. Souvenez-vous de son excellente préface à l’excellent livre de Lu Wenfu traduit par Annie Curien, Vie et passion d’un gastronome chinois, Picquier 1988.
Enfin, une découverte grâce à Pierre Lévy de l’université d’Ottawa : l’existence d’une recherche pour mettre au point un « système d’adressage sémantique universel » qui facilitera la communication entre les intellectuels du monde entier. Voir à ce sujet le site www.ieml.org.
Décidément, je n’ai pas perdu mon temps. Et, pendant que nous restions enfermés dans une salle de réunion sans fenêtres, les cerisiers japonais se préparaient à ouvrir leurs fleurs, à une date que la météorologie nationale du Japon avait mal déterminée, en raison d’une erreur d’informatique… Noël Dutrait