La 23ème devinette n’aura tenu que quelques heures. Thomas Pogu n’a, en effet, pas mis longtemps pour identifier Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832), mais il n’a pas immédiatement compris pourquoi le rendez-vous avait été donné au 2 juin, et non au 4 juin comme le laissait supposer la notice Wikipedia consacrée au célèbre sinologue.
Ceux qui liront jusqu’au bout le long extrait tiré de « La Chaire de langues et littératures chinoises et tartares-mandchoues », article composé en 1932, par un autre grand sinologue — Henri Maspero (1883-1945) —, comprendront pourquoi, et corrigeront une erreur souvent reproduite. « Une mort prématurée », la page consacrée à la mort de Rémusat sur le site de l’Association de recherches historiques en Val de Seine, Val d’Ecole, Pays de Bière, Gâtinais Français — le Fil d’Ariane — fixe également à aujourd’hui le 180ème anniversaire de la mort de Rémusat.
L’illustration — Portrait lithographié par Achille Devéria (1800-1857) — provient du même ouvrage que ce texte très instructif (livré ici tel quel) qu’on retrouvera bardé des notes indispensables dans l’anthologie sur laquelle je travaille à mes moments perdus : Le Collège de France (1530-1930). Livre jubilaire composé à l'occasion de son quatrième centenaire. Paris : Presses Universitaires de France, 1932 (pp. 355-359).
Les études chinoises furent représentées au Collège de France pendant le XVIIIe siècle presque entier par un professeur d’arabe, Fourmont, et un professeur de syriaque, Deguignes, dont les travaux sinologiques, malgré leurs défauts, ont certainement beaucoup plus fait pour les rendre célèbres que leurs travaux sur l’arabe et le syriaque. Il n’y eut jamais de chaire de chinois ; et après la Révolution l’intérêt que le gouvernement impérial accorda à l’étude de la Chine se porta dans une autre direction, la publication du dictionnaire chinois de Basile de Glemona. Mais l’élargissement des études orientales à l’Extrême-Orient était une idée qui tenait à cœur à Silvestre de Sacy, alors le chef incontesté de l’orientalisme français, et il obtint la réalisation du gouvernement de Louis XVIII ; le 29 novembre 1814, le roi, sur le rapport de l’abbé de Montesquiou, ministre de l’Intérieur, créa une chaire de chinois au Collège de France en même temps qu’une de sanscrit. C’est à cette chaire, demeurée longtemps la seule place d’enseignement scientifique relatif à l’Extrême-Orient, non seulement en France, mais en Europe, et à l’influence de ses titulaires successifs, qu’est dû tout le grand développement de la sinologie française au XIXe siècle.
Le professeur nommé à la chaire nouvellement créée, Abel Rémusat, avait à peine vingt-huit ans, étant né le 5 septembre 1788 : il était donc trop jeune pour avoir connu Deguignes, mort en 1800, et c’est tout seul qu’il s’est formé. Il avait d’ailleurs commencé par des études de médecine, suivant les traces de son père, ancien chirurgien privilégié du roi, qui mourut en 1805. Ce fut, semble-t-il, le hasard qui l’attira vers la Chine. L’abbé de Tressan avait à l’Abbaye-au-Bois une collection d’antiquités et de curiosités qu’il ouvrait libéralement ; le jeune Rémusat y fut admis et y vit un herbier chinois qui l’intéressa : mis au défi de lire les notices qui accompagnaient les dessins des plantes, il se piqua d’honneur et se mit à l’étude de la langue chinoise. Les difficultés étaient considérables : non seulement il n’y avait à Paris aucun enseignement du chinois, mais encore les livres manquaient. La Bibliothèque Impériale en contenait, il est vrai, une belle collection : Rémusat y aurait trouvé en manuscrit quelques dictionnaires et quelques grammaires composés par des missionnaires du XVIIIe siècle, ainsi que le Notitia linguae sinicae du P. Prémare (1728). Mais Langlès, qui était alors conservateur du département des manuscrits orientaux, en refusa l’accès à cet étudiant en médecine de moins de vingt ans. Tout ce qu’il eut pour se guider, ce fut la mauvaise Grammatica sinica de Fourmont : il ne connut la grammaire de Varo, qui était l’original de celle de Fourmont, que plusieurs années après 1814 ; aucun dictionnaire : l’impression de celui de Basile de Glemona dont il avait été question dès 1080, commencée en 1809, ne fut achevée par Deguignes (le fils de l’ancien professeur de syriaque au Collège de France) qu’en 1813. Il lui fallut s’en faire un lui-même « à l’aide des ouvrages chinois dont nous possédons des versions et des paraphrases, en comparant ces dernières avec les originaux. » En dépouillant la Grammatica sinica de Fourmont, le Sapientia sinica d’Intorcetta, des traductions de l’Oraison Dominicale et du Symbole des Apôtres, la China illustrata de Kircher, etc., il avait réussi à se constituer dès la fin de 1808 un vocabulaire d’environ quinze cents caractères, avec prononciation et explication. D’autre part il se procura quelques dictionnaires purement chinois, le Tcheng tseu t’ong et le K’anhi tseu tien, peut-être aussi le Tseu houei : il avait sûrement les deux premiers avant 1811 et le dernier avant 1814. Enfin les travaux de Langlès sur le mandchou avaient depuis longtemps attiré l’attention sur cette langue et son intérêt comme intermédiaire de l’étude du chinois ; or, plus heureux pour le mandchou que pour le chinois, les étudiants possédaient depuis longtemps une grammaire et un dictionnaire imprimés : les Elementa linguae tartaricae du P. Verbiest (que tout le monde à cette époque attribuait par erreur au P. Gerbillon) qui avaient été publiés sans nom d’auteur dans le Recueil de Voyages de Thévenot (1696) et dont le P. Amyot avait donné une adaptation française incomplète dans les Mémoires concernant les Chinois (1878) ; et le Dictionnaire Tartare-Mantchou français du P. Amyot (1784), imprimé à Paris par Langlès en 1789-1790. Rémusat se mit à l’étude du mandchou presque en même temps qu’à celle du chinois, et dès 1811 il se sentait assez avancé pour « prendre les idiomes de la Tartarie pour l’objet d’un travail spécial. »
En 1811, fort de ces études préliminaire, Abel Rémusat publia un Essai sur la Langue et [la] Littérature chinoises qui fut bien accueilli des orientalistes ; quatre ans plus tard Silvestre de Sacy rendant compte dans le Moniteur du 23 janvier 1815 de l’ouverture du cours de chinois au Collège de France, rappelait cet ouvrage et déclarait que « de ce moment tous ceux qui s’intéressent à la gloire littéraire de la France devaient concevoir les espérances les mieux fondées d’un talent qui, en triomphant de tous les obstacles par un travail opiniâtre et par la seule rectitude du jugement, avait donné des gages assurés des succès qui ne pouvaient manquer de couronner de telles dispositions.» En fait, c’est cet ouvrage ainsi que l’Etudes des Langues étrangères chez les Chinois publié la même année dans le Magasin encyclopédique (octobre 1811) qui attirèrent sur le jeune savant l’attention de deux hommes qui ne s’aimaient guère, Silvestre de Sacy et Klaproth. C’est à ce dernier que Rémusat dut de compléter définitivement son outillage scientifique, car c’est grâce à lui qu’il put « être prévenu à temps de la mise en vente de plusieurs dictionnaires manuscrits » : l’un d’eux était une très belle copie, exécutée en Chine en 1714-1715, du Dictionnaire de Basile de Glemona, qu’il acquit entre 1811 et 1814. La protection de Sacy fut à la fois désintéressée et plus active. La conscription de 1812 n’avait pas touché Rémusat, fils de veuve ; mais celle de 1813, qui rappela tous les exemptés des douze dernières années, le prit. Cependant comme les études chinoises ne lui avaient pas fait négliger les études médicales, et qu’il venait de passer le doctorat, cette année même, avec une thèse mi-médicale mi-sinologique : Dissertatio de glossosemeiologice, sive de signis morborum quae a lingua sumuntur praesertim apud Sinenses, il devint médecin aide-major ; l’entremise de Sacy le fit laisser à Paris à l’hôpital Montaigu, où il dirigea avec succès, paraît-il, le service des fiévreux. Ce fut encore à la protection de Sacy qu’il dut, l’année suivante, d’être nommée à la chaire de chinois créée au Collège de France.
Rémusat ouvrit son cours le 16 janvier 1815. Comme il n’y avait alors à Paris aucun autre enseignement du chinois, il était naturel qu’il se consacrât avant tout à l’étude de la langue elle-même. Jusqu’à la fin de sa vie, il partagea ses trois cours hebdomadaires entre la grammaire et l’explication des textes. Dès la première année, il expose « les principes généraux de la langue chinoise et l’usage des particules dans le Kou-wen ou style antique et le Kouanhoa ou mandarinique » ; l’année suivante, il y joint « les éléments du mantchou », et ce double enseignent grammatical se poursuit régulièrement tous les ans, en y ajoutant l’explication de divers textes : la stèle chrétienne de Si-ngan-fou (année 1815), « les livres moraux de Confucius en comparant la version mandchoue avec le texte original » (1815-1816), le Chou king « en chinois et mantchou » (1828-1829), des livres taoïstes, Tao tö king (1826-1827), Kan ying pien (1815-1816), etc., et aussi des romans pour la langue mandarine.
Le cours de grammaire que Rémusat faisait chaque année fut d’abord dicté par lui pendant le premier semestre à ses auditeurs. Grâce à l’expérience que lui fournissait l’enseignement, il put arriver à en perfectionner peu à peu l’exposé. En 1820, il se décida à en établir une version définitive pour l’impression : l’ouvrage parut à la fin de 1821 (il est daté par anticipation de 1822) sous le titre de Eléments de Grammaire Chinoise ou Principes généraux du Kou-wen ou style antique et du Kouan-hoa, c’est-à-dire de la langue commune généralement usitée dans l’Empire Chinois. Ce n’était pas la première grammaire chinoise imprimée, puisque, sans même parler de la vieille grammaire mandarine de Varo qui datait de plus d’un siècle (1703), Marshman et Morrison venaient chacun de publier une grammaire nouvelle, le premier en 1814, et le second en 1815, mais c’était la première traitant à la fois de la langue écrite et de la langue parlée qui y occupaient chacune une partie, et surtout c’était la première où la grammaire était exposée en tenant compte du génie propre de la langue chinoise, et non pas comme un exercice de traduction où toutes les formes grammaticales des langues européennes, déclinaisons, conjugaisons, etc., imposaient leur moule. C’était le premier exposé scientifique de la langue chinoise.
Mais déjà à ce moment l‘étude de la langue avait pour Rémusat passé au second plan pour faire place à l’inventaire systématique et au dépouillement méthodique d’une littérature qu’il commençait à découvrir. Les difficultés qui au début de sa carrière lui avait fermé l’accès des collections des livres envoyés de Chine à la Bibliothèque du Roi au XVIIIe siècle, avait disparu en 1816, quand il obtint d’être chargé du catalogue des livres chinois de cette Bibliothèque ; subitement la plus grande partie de la Bibliothèque chinoise lui était devenue accessible, pour l’exploration de laquelle le catalogue de Fourmont, avec ses défauts et son ancienneté (il datait de 1742), ne pouvait être qu’un premier guide, et encore un guide incomplet puisque depuis trois quarts de siècle la collection s’était accrue de près de moitié. Il ne paraît pas avoir connu le catalogue du Sseu k’ou ts’iuan chou, cette grande bibliographie du XVIIIe siècle, puisque ce sont les chapitres bibliographiques de Wen hien t’ong k’ao de Ma Touan-lin qu’il prit pour base de son travail, bien que l’ouvrage datât du XIIIe siècle, quand il entreprit un catalogue général qui devait être en même temps une bibliographie : description détaillée des ouvrages, notes biographiques sur les auteurs, études sur les éditions, rien ne devait y manquer. Bien plus, en 1825, quand il eut succédé à Langlès comme conservateur du département des livres orientaux, il élargit encore ce plan déjà trop vaste en décidant d’y adjoindre une traduction complète des chapitres bibliographiques du Wen hien t’ong k’ao, même pour les livres qui ne se trouvaient pas à Paris. L’entreprise était trop considérable pour être menée à bonne fin, surtout à cette époque ; le simple catalogue lui-même ne fut pas achevé. Le premier volume sur les Classiques semble avoir été le seul rédigé ; une copie en fut préparée pour l’impression, mais Rémusat mourut avant d’avoir terminé l’insertion des caractères chinois pour lesquels la place avait été réservée par le copiste.
Si son entrée à la Bibliothèque du Roi lui avait imposé un travail nouveau, avec la préparation du catalogue, elle avait eu l’avantage de lui ouvrir une large perspective sur l’ensemble de la littérature chinoise : l’acquisition de la langue cessait d’être une fin pour devenir un moyen, et il put se livrer à des études sur la religion, la philosophie, l’histoire, la littérature, etc. Le plan suivant lequel il avait entrepris son grand catalogue exigeait des recherches biographiques sur les écrivains : c’est à cela qu’on doit les vies d’historiens et de poètes qu’il publia dans les Nouveaux mélanges Asiatiques. Mais au début, ce fut surtout le confucianisme qui l’attira, comme il était normal, et non content de traduire un des opuscules attribués à Confucius, le Tchong yong (1818), il chercha à faire connaître les principaux parmi ses premiers disciples dans des articles qui parurent dans le même recueil. Il fut moins bien inspiré par Lao-tseu et la philosophie taoïste, dont il crut trouver l’origine dans l’école pythagoricienne (1823). A ce moment il avait attaqué l’étude de l’histoire mongole, sur laquelle son volumineux Mémoire sur les relations politiques des princes chrétiens et particulièrement des rois de France avec les empereurs mongols (1824-1828) apporta des documents importants. Mais ce sont surtout ses travaux sur le Bouddhisme qui constituent son œuvre capitale, en particulier sa traduction du Fo kouo ki, récit du voyage que fit dans l’Inde, au Ve siècle, le religieux chinois Fa-hien pour aller visiter les lieux saints et chercher des livres de discipline monastique. Outre l’intérêt propre de l’ouvrage, c’était ouvrir une question qui n’a cessé de passionner les sinologues, celle des relations anciennes de la Chine et du monde occidental, et de l’influence que les civilisations de l’ancien monde ont pu exercer les unes sur les autres. Il faut ajouter que la traduction était remarquable pour une époque où les notions sur la religion bouddhique étaient encore les plus vagues, et où on connaissait à peine la géographie de l’Asie centrale et l’histoire de l’Inde. L’auteur mourut avant d’avoir pu y mettre la dernière main, et se fut son élève Landresse, qui, aidé de Klaproth, le mit en état d’être publié.
Abel Rémusat mourut en effet du choléra le 2 juin 1832, en pleine maturité.