vendredi 27 juillet 2012

Keul Madang 16 et la poésie coréenne


Un nouveau numéro de la revue en ligne Keul Madang. Litérature coréenne est sorti en juin. C'est le n° 16. Il est consacré à la poésie coréenne. Voici son éditorial, pour vous donner envie de le feuilleter à l'adresse http://www.keulmadang.com/ :
Royaume ermite, Pays du matin calme, Pays du matin clair, ou « Pauvre et douce Corée¹ ». Ces nombreuses dénominations, pleines d’une certaine volupté, suffiraient à illustrer l’ancrage de la poésie dans la culture coréenne.
Bercée de culture chinoise classique, elle  a su trouver  au fil des siècles une voix singulière, profondément enracinée dans la pratique du chant, et dont le succès ne s’est jamais démenti.
Fidèle au fonds spirituel et artistique de la Corée ancienne, la production poétique coréenne aura tout au long  du 20ème siècle cherché le moyen de s’inscrire dans sa contemporanéité. Une poésie proche des gens, témoin des jours difficiles, comme peut en témoigner le poète de Ko un qui aura traversé l’occupation japonaise, la guerre de Corée, la dictature militaire…
Une écriture « réaliste », propice à la pensée de l’instant ; des formes brèves « sijo », à la poésie narrative de  Shin Kyung-rim, ou encore le  silence ; la poésie se rencontre partout et à chaque instant en Corée. Elle se lit, s’écoute, se  contemple ; elle est en tout cas très vivante comme en témoigne le succès récent du film Poetry  de Lee Chang-dong, où l’on suit une femme à la recherche de sa voix…
Ce n’est pas l’ambition de cette nouvelle formule de Keulmadang que de présenter un panorama exhaustif de la poésie coréenne, thème que nous poursuivrons dans notre prochain numéro, mais de donner quelques impressions fugitives sur ce qui fait sans doute l’une des spécificité de la Corée : vivre en poésie.
¹ « Pauvre et douce Corée », Georges Ducrocq, 1901

mercredi 25 juillet 2012

Miscellanées littéraires (012)


Les vacances sont un excellent moment pour éponger une part du retard accumulé pendant l’année. J’ai donc mis à profit un peu de mon temps de repos pour alimenter un nouveau blog, ou carnet de recherche [scholarly blog], crânement baptisé KaserWeb [http://kaser.hypotheses.org/] et créé en février dernier sur la prestigieuse plateforme Hypotheses.org [voir sa fiche sur la page : http://www.openedition.org/11224]. Je vous invite à vous abonner à son fil RSS [http://kaser.hypotheses.org/feed] ou à glisser son adresse dans vos marque-pages. Il y sera question au fil des jours des différents dossiers et traductions en cours de réalisation, mais on y retrouvera aussi des vieilleries parées de nouveaux atours.

Pour l’heure c’est vers le tas de Miscellanées littéraires proposées voici de longues semaines par Thomas Pogu que je me tourne.

La première va nous fournir l’occasion de lire, ou de relire, un extrait issu des Lettres édifiantes et curieuses de Chine par des missionnaires jésuites (1702-1776) (Garnier-Flammarion, n° 315, 1979, 502 p.), ouvrage réédité en 2002 chez Desjonquères (258 p.) sous un titre légèrement différent, tout en reprenant la préface de Jean-Louis et Isabelle Vissière de l'Université de Provence (lesquels remercient de leur « amicale collaboration » leurs « collègues aixois » M. Patrick Destenay, M. et Mme Milsky). Des extraits de la préface donneront avantageusement une idée de l'influence qu'ont eue ces lettres sur la littérature et la philosophie européennes et notamment françaises (Voltaire !), tout en apportant quelques appréciables informations d'ordre historique et bibliographique :
« Le dernier recueil de lettres paraît en 1776, mais il faut croire que l'heure de la retraite n'a pas encore sonné pour les ex-Jésuites de Pékin. Comme si l'adversité les stimulait, ils fournissent un énorme travail de documentation sur la Chine : quinze volumes in-quarto ! Ce sont les Mémoires concernant l'Histoire, les Sciences, les Arts, les Mœurs, les Usages (...) des Chinois (1776-1791), qui avaient pour principaux rédacteurs les PP. Amiot et Cibot. Les Mémoires continuent tout naturellement les Lettres, comme les Lettres continuaient les Nouveaux Mémoires du P. Le Comte, parus en 1696. C'est ce labeur d'un siècle qui a permis aux Jésuites de fonder une science nouvelle, la sinologie. » (pp. 26-27)

« En 1702, le P. Le Gobien, procureur des Missions de la Chine à Paris, édite un volume intitulé : Lettres de quelques missionnaires de la Compagnie de Jésus écrites de la Chine et des Indes orientales. Le succès encourage le P. Le Gobien à publier un second recueil sous ce titre alléchant : Lettres édifiantes et curieuses écrites des missions étrangères par quelques missionnaires de la Compagnie de Jésus (1703). La formule sera exploitée jusqu'à la fin du siècle sous la direction, notamment, du P. du Halde, puis du P. Patouillet, tête de turc de Voltaire (et aussi de Hugo). (...) Pour les Jésuites du Grand Siècle comme pour les maîtres de pension de la Restauration, il s'agissait avant tout de lettres édifiantes, c'est-à-dire de propagande religieuse, destinées à exalter l’œuvre des missionnaires et à consolider la foi du lecteur en lui montrant l'héroïsme des nouveaux apôtres et des nouveaux martyrs.
Mais, plus encore qu'édifiantes, elles étaient curieuses, et c'est sans doute la vraie raison de leur succès au XVIIIe siècle. Faut-il rappeler que les sciences et les techniques suscitent l'intérêt du public cultivé au siècle de l'Encyclopédie ? que les récits de voyage réels ou imaginaires peuplent les bibliothèques du temps et que les Européens, après avoir découvert les étrangers d'Amérique et d'Asie, de Lilliput et des mystérieuses Terres australes, se découvrent eux-mêmes étrangers sous le regard des visiteurs siamois, persans, chinois, péruviens ? » (pp. 28-29)
Le passage retenu par Thomas est tiré d'une lettre portant en partie sur la difficulté d'apprendre, de parler et d'écrire le chinois. Elle se situe vers la fin du volume (pp. 468-470). Elle est précédée d’un petit commentaire liminaire :
La difficulté du chinois ou savez-vous prononcer les chou ?
-
Nous avons retenu cette lettre à cause de son caractère humoristique. En ce XVIIIe siècle où l'esprit est la chose du monde la mieux partagée, une lettre austère et ennuyeuse adressée à une femme du monde serait plus qu'un crime, une faute... de goût. Avant d'être missionnaire, le P. Bourgeois est "honnête homme" : il décrit donc ses difficultés sur le ton badin. Ces difficultés tiennent aux vraies et fausses homophonies de la langue chinoise.
Du P. François Bourgeois à Madame de ***  A Pékin, le 15 octobre 1769.
(...) Le chinois est bien difficile. Je puis vous assurer qu'il ne ressemble en rien à aucune langue connue. Le même mot n'a jamais qu'une terminaison ; on n'y trouve point tout ce qui dans nos déclinaisons distingue le genre et le nombre des choses dont on parle. Dans les verbes, rien ne nous aide à faire entendre quelle est la personne qui agit, comment et en quel temps elle agit, si elle agit seule ou avec d'autres. En un mot, chez les Chinois le même mot est substantif, pluriel, masculin féminin, etc. C'est à vous qui écoutez, à épier les circonstances et à deviner. Ajoutez à tout cela, que tous les mots de la langue se réduisent à trois cents et quelques-uns ; qu'ils se prononcent de tant de façons qu'ils signifient quatre-vingt mille choses différentes qu'on exprime par autant de caractères.
Ce n'est pas tout. L'arrangement de tous ces monosyllabes paraît n'être soumis à aucune règle générale ; en sorte que pour savoir la langue, après avoir appris tous les mots, il faut apprendre chaque phrase en particulier ; la moindre inversion ferait que vous ne seriez pas entendu des trois quarts des Chinois.
Je reviens aux mots. On m'avait dit : chou signifie livre. Je comptais que toutes les fois que reviendrait le mot chou, je pourrais conclure qu'il s'agissait d'un livre. Point du tout, chou revient, il signifie un arbre. Me voilà partagé entre chou livre, et chou arbre. Ce n'est rien que cela ; il y a chou grandes chaleurs, chou raconter, chou aurore, chou pluie, chou charité, chou accoutumés, chou perdre une gageure, etc. Je ne finirais pas, si je voulais rapporter toutes les significations du même mot.
Encore, si on pouvait s'aider par la lecture des livres ; mais non, leur langage est tout différent d'une simple conversation.
Ce qui sera surtout et éternellement un écueil pour tout Européen, c'est la prononciation. Elle est d'une difficulté insurmontable. D'abord chaque mot peut se prononcer sur cinq tons différents, et il ne faut pas croire que chaque ton soit si marqué, que l'oreille le distingue aisément. Ces monosyllabes passent d'une vitesse étonnante, et de peur qu'il ne soit trop aisé de les saisir à la volée, les Chinois font encore je ne sais combien d'élisions qui ne laissent presque rien de deux monosyllabes. D'un ton aspiré, il faut passer de suite à un ton uni ; d'un sifflement, à un ton rentrant ; tantôt il faut parler du gosier, tantôt du palais, presque toujours du nez. J'ai récité au moins cinquante fois mon sermon devant mon domestique, avant que de le dire en public. Je lui donnais plein pouvoir de me reprendre, et je ne me lassais pas de répéter. Il est tels de mes auditeurs chinois qui, de dix parties, comme ils disent, n'en ont entendu que trois. Heureusement que les Chinois sont patients, et qu'ils sont toujours étonnés qu'un pauvre étranger puisse apprendre deux mots de leur langue.
Aujourd'hui je suis un peu plus à l'aise. J'entends assez ceux qui viennent se confesser. On a même cru que je pouvais me charger de la congrégation des jeunes néophytes. Le père Dollière me la remit ces jours passés. J'ai l'honneur d'être, avec beaucoup de respect, Madame, etc. 
[Pour lire ce texte dans l'édition originale, Volume 29, 1773, voir pp. 268 à 273]
Un coup d’œil sur la page consacrée aux Lettres édifiantes et curieuses...  sur Bibliotheca Sinica 2.0 donnera sans doute le vertige à ceux qui ambitionneraient de lire la totalité de cette passionnante correspondance. Ceci fait, on pourra également se tourner vers le Père Lecomte (Un jésuite à Pékin. Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine. 1687-1692. Phébus, 1990, 554 p., ou en ligne ici) et tant d’autres curiosités, mais aussi pourquoi pas en profiter pour se replonger dans les écrits d’Etiemble qui avouait avoir consacré plus de cinq ans de son existence à « ce moment de la conscience européenne » en préambule à ses Jésuites en Chine La querelle des rites (1552-1773) (Julliard, « Archives », 1966, 297p.) malheureusement épuisé. Cette préface enlevée porte pour titre : « Une ténébreuse affaire ». Bonne lecture estivale. Amen.