samedi 31 mai 2008

Derniers paragraphes (003)

Le Times Online rend à nouveau compte de la riche activité éditoriale sur la Chine avec un compte rendu sur The Penguin History of Modern China: The Fall and Rise of a Great Power, 1850-2008 de Jonathan Fenby (Allen Lane, 763 p.) qui s'achève par ce constat : « With the end of Maoism and, now, the dismissal of class struggle as an “incorrect concept”, China's rulers have no unifying belief system or ideology to buttress their control. The lesson of China's history is that nothing is more perilous than that deficiency. »

Mais aussi et surtout, TOL a mis en ligne le 30/05/08, un texte de Ma Jian 马建 (traduit par Flora Drew) à ne pas manquer. Il est intitulé « On the 19th anniversary of Tiannamen, Ma Jian speaks out against the silence of Chinese writers ». En voici les extrémités qui ne doivent pas dispenser de la lecture de l'ensemble :
« Nineteen years ago, during the student-led pro-democracy movement in Beijing, a band of 500 or so of China's most successful writers poured out of the gates of the Chinese Writers' Association and marched through the streets calling for political reform and an end to government corruption. The democracy movement was at its height. University students from Beijing and the provinces had occupied Tiananmen Square and staged a mass hunger strike, urging the Government to engage with them in direct talks. The entire city had joined the protests - workers, stallholders and even the tireless pickpockets. But the writers, exposed as they were, required special courage.
.../...
The most powerful words written in Chinese last year were not by a novelist, but an unknown citizen who placed in a Sichuan newspaper an ad that simply said: “Respect to the mothers of the victims of 6/4.” The young clerk who had approved it for publication hadn't grasped the significance of the date. The slip was soon discovered by the authorities, and three of the paper's editors lost their jobs. The Chinese people have been denied knowledge of their past and the right to reflect on it. Large gaps exist in the collective memories of the nation. It is the role of Chinese novelists, poets, bloggers and journalists around the world to help fill them. »
On attend toujours le Beijing Coma de Ma Jian dont la traduction française (609 pages !) par Constance de Saint-Mont (la traductrice de Nouilles chinoises, 2006) est annoncée par les Editions Flammarion pour le 20 août 2008 et présenté ainsi : « Mai 1989. Des milliers d'étudiants occupent la place Tienanmen. De toute la Chine, des gens se joignent à la protestation et les étudiants prennent soudainement conscience de l'influence qu'ils peuvent exercer. Parmi eux, se trouve Dai Wei. Le 4 juin, alors qu'il discute avec ses amis de la démocratie, un soldat lui tire une balle dans la tête, le plongeant dans un coma profond...»

Vous avez juste le temps de relire Jin Ping Mei ou d'achever le Totem du loup avant de faire un sort à Brothers, voire si vous êtes en pleine forme de vous pencher sur la dernière traduction française du Dao de jing 道德經 : Lao Tseu, Le Daode jing, Classique de la voie et de son efficience. Nouvelle traduction par Rémi Mathieu. Éd. Médicis-Entrelacs, 281 p., ouvrage qui figure en bonne position dans la liste des dix meilleurs titres de la semaine du « Radar littéraire » (22/05/08) de La Revue des deux mondes et auquel La passion du livre consacre une fiche portant la présentation de l’éditeur et un extrait de l'introduction. (P.K.)

vendredi 30 mai 2008

Enfer chinois (03-a)

De longues semaines se sont écoulées depuis le précédent billet (26/02/08) consacré aux traductions françaises de romans érotiques de la Chine ancienne. La fois précédente, je vous ai présenté la collection « Siwuxie huibao » 思無邪匯寶 (SWXHB) éditée par Chan Hing-ho [pour vous rafraîchir la mémoire, cliquez ici ou activez le tag Eros chinois ; et pour une présentation entièrement en chinois du « Siwuxie huibao », vous pouvez vous rendre sur le site Ming Qing xiaoshuo ou sur Baidu baike]

Les traductions dont il va être question dans ce billet (et plusieurs des suivants) ont toutes été publiées aux Editions Philippe Picquier, d’abord à Paris, puis à Arles, et mis à part le dernier, déjà rééditées dans la collection « Picquier-poche » -- les dates de publication fournies ici sont celles des éditions princeps. Saluons au passage le rôle déterminant joué par cette maison dans la découverte de ce pan de la littérature romanesque chinoise. La rencontre de son directeur avec Chan Hing-ho a contribué à redresser une approche, qu’avec le recul on peut juger un peu hasardeuse -- nous y reviendrons un jour prochain [voir Enfer chinois (05)].

Je vais commencer ce survol par les traductions co-signées par Huang San : outre cette particularité d’être des traductions à deux cerveaux, elles sont toutes basées sur des éditions critiques disponibles ou sur le point de l’être dans le « Siwuxie huibao », détail qui pourrait faciliter l’identification de Huang San, nom de plume qu’on retrouvera attaché à d’autres publications en rapport avec une Chine moins ancienne et moins frivole. Alors que ce savant sinologue avançant masqué assurait le travail en amont - établissement du texte principalement -, et en aval - corrections et validation du choix du traducteur -, le véritable labeur revenait à un passionné des mots et de la Chine qui a eu la coquetterie d’occulter son nom presque à chaque fois sous un pseudonyme différent, nom d’emprunt derrière lequel les plus avertis reconnaîtront peut-être un des premiers étudiants français à avoir fait le voyage de la Chine Populaire au moment où celle-ci entrouvrait timidement une porte : Lionel Epstein, Oreste Rosenthal, Booris Awadew.

Les autres points communs à ces traductions, lesquelles ont indéniablement un air de famille, sont outre le respect d’un texte rigoureusement établi, l'assurance d'avoir évité les nombreux pièges que réservent les œuvres de ce registre, mais aussi une approche décomplexée et créative de l’art de dire la même chose dans une autre langue, un remarquable sens du rythme et de la musicalité des mots ; l'ensemble est très réussi, à peine terni par la présence inopinée de clins d’œil un peu trop appuyés ou de boutades superflues. Mais qui oserait jeter la première pierre alors même que les traducteurs les plus respectés avouent se livrer parfois à quelque blague pendable afin de « tromper l'ennui ».

Cette collaboration a été particulièrement fructueuse ;
elle a donné, entre 1991 et 2005,
5
livres proposant au total 6 titres du « Siwuxie huibao »,
les cinq premiers datant de la fin des Ming 明 (1368-1644),
le dernier, du début des Qing 清 (1644-1911)
  • 1991 : a. Chipozi zhuan 癡婆子傳 [SWBXH, A.24.b]
  • 1991 : b. Ruyijun zhuan 如意君傳 [SWBXH, A.24.a]
  • 1992 : Sengni niehai 僧尼孽海 [SWBXH, A.24.c]
  • 1995 : Hailing yishi 海陵佚史 [SWBXH, A.1]
  • 1997 : Xiuta yeshi 繡榻野史 [SWBXH, A.2]
  • 2005 : Taohua ying 桃花影 [SWBXH, A.18.a]

1991 (a) : Vie d'une amoureuse
Huang San, Lionel Epstein (trad.), Paris/Arles : Picquier, 1991, 151 p..

Vie d’une amoureuse apparut en tête du volume éponyme publié en 1991. La traduction de ce court roman de quelque 12 000 caractères seulement et son appareil critique en occupent les pages 5 à 83. Il retiendra l’attention pour au moins deux raisons -- je ne dirais rien de son érotisme torride que R. van Gulik ne semble pas connaître Chipozi zhuan 癡婆子傳, car il n’évoque l’ouvrage baptisé par lui Life of a Foolish Woman (Vie d’une sotte dans la traduction d'Evrard) qu’en note [Paris : 1971, p. 338] : il est rare et ancien.
  • rare, d’abord parce qu'il n’en existe que peu d’éditions anciennes -- voir les savantes explications de Chan Hing-ho dans SWBXH, A.24.b, pp. 80-82 --, mais aussi parce qu’il propose une narration à la première personne -- c’est en soi une originalité notable, quand on considère en général que ce type de narration n’est censé intervenir en Chine que bien plus tardivement à l’époque moderne --, mais surtout parce que la voix qui porte le récit et qui nous gratifie de la narration d’ébats sexuels est la voix d’une femme, « une vieille dame de soixante-dix ans, la tête blanche, les dents rares » qui raconte, « tout sourire », « les moments heureux d’une vie sous peu et à jamais disparue » (p. 21-22). Certes, et même si l’on ne connaît pas l’auteur, on peut conclure avec Wei Chongxin 魏崇新 [« Zhongguo gudai diyi rencheng xiashuo de xingbie xushi celüe » 中國古代第一人稱小說的性別敘事策略 Zhongguo gudai xiaoshuo yanjiu, 2, Beijing : Renmin wenxue, 2006, pp. 287-292.], que l'héroïne, Shangguan Ana 上官阿娜, est une projection idéalisée, la femme telle qu’un homme peut la concevoir, une beauté façonnée selon ses désirs : belle, curieuse des choses de l’amour, sensuelle et philosophe, en un mot libertine.
  • ancien, ensuite parce qu’il daterait du milieu du XVIe siècle, soit vraisemblablement de l’ère Longqing 隆慶 (1567-1572) des Ming ou peu après. Il est couché dans une langue classique pour le moins rustique, mais qui conserve une certaine souplesse. Elle offre beaucoup de libertés -- sans doute plus que la langue vulgaire --, au traducteur qui ne s’en prive pas, passant d’un subjonctif de circonstance dans les prolégomènes, à une narration au rythme soutenu qui cisèle des dialogues incisifs sur un tapis de verbes d’action souvent rendus au passé simple, brillant tout du long, même dans les poèmes, rares, et des commentaires interlinéaires, toujours piquants et finement moqueurs.
Il était donc on ne peut plus naturel d’attacher beaucoup d’attention à la traduction de ce petit roman en deux parties dont la lecture est finement préparée par une préface qui résume l’essentiel de ce qu’il convient de connaître sur lui, par la première préface connue datant de 1764 ; son texte, dont aucunes des aspérités n’est laissées dans l’ombre, est accompagné de ses commentaires d’origine, distanciation délicieuse qui offre au lecteur la chance de lire en toute complicité avec un inconnu qui pourrait bien être l’auteur lui-même ou/et un de ses bons amis. et de suivre la carrière sexuelle d’une femme qui n’a pas froid aux yeux pour le grand bonheur de ceux qu’elle croise entre l’âge de 12, 13 ans jusqu’à sa répudiation à 39 ans, avouant après 30 ans de réclusion avoir eu 12 amants parmi lesquels on trouve un cousin, des serviteurs, son beau-père, ses beaux-frères, deux moines, un acteur et le précepteur de son fils, l’amant idéal par lequel le scandale arrive. La traduction recourt à un riche vocabulaire, mais aussi à une astuce qu’on appréciera diversement.

Le procédé a déjà été utilisé [j’y viendrai dans quelque temps, vraisemblablement dans « Enfer chinois (07) » ]. Il s’agit au lieu de traduire un terme chinois d’en faire apparaître le caractère ; outre yin 陰 (ombre, lune, féminin) et yang 陽 (lumière, soleil, masculin) qui dans ce contexte se comprennent facilement [exemples : « il vint de nouveau heurter à la porte 陰 » (p. 56) ; « sons’était dressé » (p. 41)], ce sont les caractères à la graphie très explicite tu 凸 (saillant, protubérant, bombé) et ao 凹 (creux, concave, rentrant, cavité) qui sont sollicités, essentiellement au début, entre les pages 26 et 35. Un extrait permettra à ceux qui n’en ont pas encore fait l’expérience d'évaluer ce procédé qualifié à propos d’un autre texte de « degré zéro de la traduction » (A. Lévy) :

« Aux temps obscurs de la haute Antiquité, nos ancêtres se partageaient déjà entre hommes et femmes. Ils vivaient ensemble dans des trous, des tanières, des cavernes, et se vêtaient de feuillages afin de se protéger du froid ; mais au plus fort de l’été, ils quittaient ces parures et allaient nus. Ils ignoraient la honte et ne s’attardaient pas à la différence entre lesdes unes et lades autres. Soumis au cycle du souffle yang, l’homme a en cette saison le sang plus riche, l’esprit animé : sa est ferme et roide. Qu’une femme vienne à passer, le à l’air ; ils s’enlacent, lapénètre dans le 凹. S’il a lieu de s’étonner de trouver sa compagne faite autrement que lui, comment cet homme soupçonnerait-il qu’une telle pénétration ouvre la porte à l’ininterrompue succession des génitures, à une création illimitée, racine de tout désir, bourgeon de tout amour !.. » [pp. 25-26 ; pour lire le texte chinois, cliquer sur le document ci-contre : de la pages 109 (à droite), ligne 10 à ligne 3 de la page 110 (à gauche].

De même que cette facétie est justifiée dans un avertissement (p. 13), l’emploi d’illustrations tardives est dûment expliqué page 15 : datant de la fin des Qing, elles étaient destinées à servir à l’éducation des nouvelles mariées qui les trouvaient dans leur coffre à habits -- il n’est jamais trop tard ! Chipozi zhuan devait remplir le même rôle pédagogique avec encore plus d'acuité. Le deuxième roman, légèrement plus court, eut encore plus d'influence sur l'évolution du genre.

1991 (b) Biographie du Prince Idoine.
Huang San et Lionel Epstein, trad. in Vie d’une amoureuse.
Paris/Arles : Picquier, 1991, pages 86 à 150.

D’auteur également inconnu, Ruyijun zhuan 如意君傳 est encore plus ancien que Chipozi zhuan. Sa préface, traduite page 93-94, pourrait même être datée de l’an 1514, sa postface (voir page 151) de 1520. C’est l’importance que présente cet ouvrage dans l’histoire du roman érotique chinois et son influence - notamment sur Jin Ping Mei 金瓶梅 - qui nous valent d’en lire une traduction plus que son contenu qui ne plaît guère au rédacteur de la savante préface qui le présente (pp. 87-92) : « Ce personnage de goule souillée de meurtres ne suscite pas notre sympathie - n’étant pas de ceux qui estiment la sympathie superflue en érotisme. Tout aussi peu ragoûtants, les ébats du bon jeune homme atteint de gigantisme (passons sur les descriptions) et de sa caverneuse fiancée » (p. 87).

Il est vrai que les débauches de l'impératrice Wu Zetian 武則天(r. 690-705), alias Wu Zhao 武照 (624-705) qui, à l’âge de soixante-dix ans épuise toujours ses amants, avec le jeune et fringant, et tout particulièrement bien servi par la nature, Xue Aocao 薛敖曹 n’ont pas la légèreté et la fraîcheur des croustillantes aventures de la sensuelle Shangguan Ana. La raison en est sans doute que l’ensemble prend appui sur des faits historiques rapportés dans les chroniques de la dynastie Tang (618-907) et sur les extrapolations qu’en fournit la légende. L’amateur d’histoire et plus particulièrement celui qui nourrit une vive curiosité pour le règne cette femme hors du commun ne manquera pas de jeter un œil, même rapide et distrait, à ce portrait à charge de la redoutable souveraine ; il le lira avec d’autant plus de facilité qu’une fois encore, et ce malgré des réticences avouées d’entrée de jeu, le traducteur a fait des merveilles, offrant à son lecteur ses trouvailles sans plus de retenue que l'Impératrice Wu qui avait trouvé avec Aocao, l’amant idéal : « Vous êtes vraiment tel que je le souhaitais. Il convient de vous octroyer l’appellation de Ruyi qun 如意君, prince Conforme à mes vœux, ou prince de Guise, ou prince Mondésir, ou prince Idoine ... Dès demain, en votre honneur, le nom d’ère sera changé en Ruyi. Je regrette seulement que nous nous soyons rencontrés si tard. » (p. 113). La 40e des 60 érudites notes données au texte indique que « la traduction de Ruyi 如意 reste ouverte ; chacun traduira ruyi, autrement dit comme il l’entend. » (p. 147).

Dans The Fountainhead of Chinese Erotica (Honolulu : University of Hawai’i Press, 2003, 271 pages), Charles R. Stone en livre une dans son sous-titre : The Lord of Perfect Satisfaction (Ruyijun zhuan) with a Translation and a Critical Edition ; André Lévy a proposé quant à lui L’Histoire du seigneur Montplaisir et L’Histoire du seigneur Selon-Mon-Désir. Je risque, pour ma part et sans conviction aucune, un Prince Ça-Me-Convient, voire un Prince Ça-Me-Botte ou, pire encore, un Prince Trop-Bon ! Et vous que proposez-vous ?

Je vous laisse le temps de la réflexion et de la lecture avant de poursuivre, et m’engage à rendre compte de vos trouvailles dans le prochain billet sur l'enfer chinois, billet qui portera le numéro de série (03-b). (P.K.)

dimanche 25 mai 2008

L'envers de l'endroit

Comme l'énonce, on ne peut mieux, la mise en garde qui figure dans la notice « Noms chinois », porte d'entrée vers un ensemble de notices Wikipedia fort complètes sur le sujet, « le système des noms chinois est complexe ». Le versant anglais de l'encyclopédie souvent critiquée - et ce, à juste titre quand il s'agit de littérature chinoise ancienne -, commence quant à elle par une mise au point qui sera pour nous un utile rappel :
« Chinese culture follow a number of conventions different from those of personal names in Western cultures. Most noticeably, a Chinese name is written with the family name (surname or last name) first and the given name next, therefore « John Smith » as a Chinese name would be « Smith John ». For instance, the basketball player who is commonly called Yao Ming would be addressed as « Mr. Yao », not « Mr. Ming » ». [Lire la suite]
En effet, c'est en nous conformant à cette convention que nous nous efforçons tous - enseignants, traducteurs, sinologues -, de rendre compte de l'identité des Chinois, écrivains ou anonymes, personnages historiques ou de fiction que nous croisons.

Certes, cette rêgle qui impose une inversion par rapport à notre habitude occidentale est souvent mise à mal par la rencontre de noms de plume ou de pinceau, de sobriquets et d'autres appellations sociales aussi nombreuses que diverses ; mais, fort heureusement, depuis un certain temps déjà, l'usage de la transcription pinyin (拼音 pīnyīn) a considérablement simplifié le problème et on s'entendait tous pour reconnaître derrière la transcription « Yu Hua », l'écrivain chinois 余华, derrière « Gao Xingjian », le prix Nobel de littérature 高行健, et, pour faire court, derrière « Pu Songling », 蒲松齡, le maître de l'étrange de la Chine des Qing.

Dans les cas les plus délicats, comme avec Li Yu (937-978) et Li Yu (13 septembre 1611- 12 février 1680) que certains font, à tort, naître un an plus tôt et mourir trop jeune d'autant, les dates de naissance viennent à propos lever les dernières incertitudes -- ici pour distinguer le poète des Song 李煜, du 李渔 dramaturge, romancier de la fin des Ming et du début des Qing ; dans les cas extrêmes, il suffit d'être juste un peu plus précis, comme quand il s'agit de distinguer ce Li Yu (1611-1680)-là d'un autre Li Yu, 李玉, également dramaturge et que les historiens du théâtre font souvent naître en 1611 et mourir en 1680, voire en 1681, alors qu'on devrait sans doute retenir pour lui les dates moins précises de « vers 1591 » ou « à la fin de l'ère Wanli (1573-1620) » pour sa naissance et d' « après » 1671 pour sa mort. On peut alors faire apparaître les noms que chacun des deux hommes de lettres s'étaient choisis tout au long de leur vie, tout au moins les plus connus d’entre eux : ainsi, on aura le choix pour le premier Li Yu de l'appeler Li Liweng 李笠翁 ou Hushang Li Liweng 湖上李笠翁 surnom qu'il affectionnait particulièrement et qui le rattache au Lac de l'Ouest (Xihu 西湖) et à sa ville de prédilection Hangzhou 杭州 ; pour le second Li Yu, autre célébrité de la vie littéraire, mais de Suzhou 蘇州 cette fois, on retiendra l'appellation sociale Xuanyu 玄玉 ou encore le nom de cabinet Yili'an zhuren 一笠庵主人 ; dans ce domaine, comme dans bien d’autres, le plus simple est, bien entendu, de recourir, aux caractères chinois car personne ne confondra le « yu » du « pêcheur » avec le « yu » du « jade », mais les éditeurs ne sont pas toujours prêts à franchir le pas, surtout sur les couvertures des ouvrages ; la traduction du prénom, toujours possible, ne devant, me semble-t-il être envisager qu'en dernier recours !

Or donc, tout semblait aller pour le mieux dans le monde le plus harmonieux qui soit, celui où le nom de personne chinois faisait apparaître dans la transcription pinyin adéquate, le patronyme suivi du prénom, pour le plus grand bonheur des apprentis sinologues, de la grande majorité des journalistes, de l'ensemble des bibliothécaires, que sais-je encore !

Mais voilà que le monde de l'édition, par la volonté d'éditeurs pionniers épousant des tendances venues d'Outre-Manche et d'encore plus loin - nos amis Chinois en sont également victimes -, sont en passe de ruiner ce bel équilibre en inversant l'ordre naturel pour imposer aux noms chinois une présentation « à l'occidentale », du type « prénom-patronyme » !

J'en veux pour preuve le cas déjà rencontré ici de 郭小櫓, que par la grâce des Editions Buchet Chatel, on trouve dorénavant de plus en plus souvent dans le sens Xiaolu Guo au lieu du Guo Xiaolu d'origine ; plus récemment et grâce aux Editions du Seuil, c'est l'écrivain 叶兆言 qui se voit présenter « à l'envers de l'endroit » dans l'ordre Zhaoyan Ye au lieu du naturel, de l'évident Ye Zhaoyan ; ceci sur la jaquette et la couverture d’une récente publication, sur le site de l'éditeur -- sauf, curieusement, dans sa notice biographique et sur la page de garde du roman en question !

Peu importe !, me direz-vous. Certes, vous avez raison : mieux vaut avoir beaucoup de bons auteurs avec l'identité « tête-en-bas » qu'une flopée d'écrivaillons droit dans leurs bottes patronymiques ! Mais une question s'impose : que va-t-il se passer pour les autres auteurs du catalogue de cet éditeur, qui, de plus en plus souvent, prouve son intérêt pour les lettres chinoises ? Mo Yan 莫言 , qui est le nom de plume de Guan Moye 管谟业, ne devrait-il pas se retrouver sans dessus dessous – certes « Mo » est bien un nom de famille, mais « Yan » un bien curieux prénom ; idem pour Ha Jin 哈金, nom de plume de Jin Xuefei 金雪飞 ; les couples de deux caractères ainsi formés résisteront-ils aussi bien que le Xi Xi 西西 pseudonyme de Zhang Yan 張彥 (1938-) qui peut, avantage certain en ces temps incertains, être bousculé sans aucune conséquence et ceci même en chinois ? Du reste, ne devrions-nous pas le transcrire Xixi, comme écrire Moyan, Hajin, Bajin 巴金 pour le nom de plume de Li Yaotang 李堯棠 (19005-2005), Laoshe 老舍 pour celui de Shu Qingshun 舒庆春 (1899-1966), Luxun 魯迅 pour celui de Zhou Shuren 周樹人 (1881-1936), etc. ? Les experts, souhaitons le, se prononceront un jour sur ce qui n'est pas qu'un détail.

Au sujet d’inquiétude : que faire quand d'aventure se présentera un auteur doté d'un patronyme composé de deux syllabes, un Chunyu 淳于, un Sima 司馬 ou un Ouyang 歐陽 --- aurons nous droit à un Qian Sima, au lieu de Sima Qian 司馬遷 (145-86), à un Xiu Ouyang, au lieu de Ouyang Xiu 歐陽修 (1007-1072), voire à un Xiangru Sima, au lieu de Sima Xiangru 司馬相如 (179-117) ? Souhaitons que cette révolution soit réservée aux seuls auteurs modernes et contemporains !

Est-il déjà trop tard ? Comme Ye Zhaoyan, Liu Sola 刘索拉 (1955-), a déjà subi, bien que partiellement [Voir illustration ci-contre], les outrages de la tendance actuelle (La grande île des tortues-cochons. (Sylvie Gentil, trad.), Le Seuil, « Cadre vert », 2006) ; quant à Zhang Ailing 張愛玲 (1920-1995), elle avait voici bien longtemps contribué à semer le trouble en se gratifiant du prénom Eileen pour devenir Eileen Chang, échappant miraculeusement à la pinyinisation globale... Mais, sans la protection de son ange gardien français - Noël Dutrait - Gao Xingjian résisterait-il à la tendance à la francisation de son nom ? La confusion règne déjà sur le site du magazine Lire.fr, plus par erreur, il est vrai, que par volonté de normalisation.

Certes ce qui compte, et finalement je vous rejoins, c'est - qu'importe l'emballage -, qu'on puisse lire de bonnes traductions françaises de bons livres chinois. Je ne saurais vous dire si celle qui m'a soufflé ce billet d'humeur sera à placer dans cette catégorie.

C'est, à ma connaissance, la troisième de cet auteur du Jiangsu que ses amis, son éditeur chinois, ses lecteurs, et les officiers de l'état-civil, etc., appellent Ye Zhaoyan 叶兆言, né en 1957 à Suzhou. On le connaît donc chez nous grâce à deux titres dont le premier est annoncé « indisponible » par son éditeur :
  • La jeune maîtresse (Nadine Perront, trad., Arles : Editions Philippe Picquier, « Picquier Poche », n° 105, (1996) 1998) : ce roman « se déroule dans les années vingt, dans une petite ville du Sud de la Chine, s'ouvre sur la mort, au cours d'ébats amoureux, du vieux seigneur Zhen, un vieillard débauché qui laisse derrière lui une grande fortune. Autour d'une jeune et riche héritière excentrique, capricieuse, libidineuse et opiomane, une galerie de personnages corrompus et pervers, entraînés par leur passion, le désespoir ou la haine, pousseront à la ruine le clan familial. »
  • La Serre sans verre (Jiann-Yuh Wang, trad., Paris : Editions Bleu de Chine, 2006, 341 pages) comporte selon l'éditeur « de nombreux éléments autobiographiques, même si l'auteur s'en défend. L'histoire se déroule au sein d'une petite université, l'Ecole théâtrale, au plus fort de la tempête de la Révolution culturelle (...) vue à travers le regard faussement candide d'un enfant. »

Le nouvel opus disponible en français est
Yijiusanqi nian de aiqing
一九三七年的爱情.
Il a été traduit en anglais par
Michael Berry (Faber, 2002)
sous le titre

Nanjing 1937. A Love Story
et,
du chinois en français, par
Nathalie Louisgrand-Thomas
sous le titre
Nankin 1937, une histoire d'amour
(Paris : Le Seuil, « Cadre vert », 2008, 348 p.)


Voir (ci-dessous) ce qu'en dit l'éditeur sur son site :


Les spécialistes, les critiques littéraires et les amateurs nous diront bientôt, je l'espère, ce qu'il faut en penser. (P.K.)

Complément du 11/06/08 : Voici le commentaire apporté à ce billet par Anne Sastourné des Editions du Seuil que je remercie pour ses intéressantes précisions :

Depuis que je m'occupe, au Seuil, des romans d'Asie (il faut entendre par là des ouvrages traduits des langues d'Extrême-Orient) ce problème reste quasi insoluble. A l'intérieur du livre, pas de problème, je maintiens l'ordre habituel des langues d'origine - généralement « nom » « prénom » - en veillant à utiliser des petites capitales pour le «nom », voire à préciser l'usage à l'aide d'une note. Sans compter qu'in texte les noms des personnages restent bien entendu dans le bon ordre.

Las, les livres paraissent dans la collection «cadre vert » dont la charte est rigide : prénom+nom et largement soutenue par les commerciaux (et les libraires). Notamment parce que toutes les bases de données, de plus en plus nombreuses, dans les maisons d'Editions sont bâties sur ce modèle (vous entrez le nom et le prénom séparément et ils «tombent » toujours dans le même ordre). Si j'impose l'ordre inverse, je complique le travail et suis à la merci d'une correction intempestive.
D'où cette solution... parfaitement ridicule, je vous l'accorde volontiers. (Pauvre Liu Sola, elle aussi).

Ne me parlez pas de Mo Yan : pour chaque livre, je refais une note visible qui accompagne le manuscrit et le dossier (pour Ha Jin, ma collègue du rayon anglophone veille de son côté)... et me suis retrouvée plusieurs fois avec un classement à Yan, ou un Yan en capitales - rattrapé in extremis sur les couvertures mais pas toujours, dans les catalogues et les bases...

La question était presque plus simple il y a quelques années : tous les
Asiatiques restaient à ce régime - et les bases informatiques étaient plus rares. Désormais de nombreux Japonais pratiquent, d'eux-mêmes, l'inversion ; elle choque donc de moins en moins. Des Chinois(es) de plus en plus souvent prennent un prénom occidental et, du même mouvement, font également l'inversion... Voilà qui ne simplifie pas la tâche!

Merci, en tout cas, pour ce tour de la question, passionnant ! Toute suggestion sera très bienvenue.

Anne Sastourné (11/06/08)