vendredi 17 avril 2009

Réponse à la devinette (020)

Emblème de charge administrative de niveau 1A (Qing 清)(source).

Je ne pouvais pas partir en vacances en vous laissant suspendus à une devinette dont l'élucidation réservait comme d'ordinaire son lot de difficultés. Il n'empêche que deux fidèles de ce blog ont trouvé et se sont manifestés très rapidement :
  • le premier (ou bien ne serait-ce pas plutôt, la première) a répondu en fournissant la traduction du poème que le traducteur à découvrir avait laissé de côté. Pour lui (ou pour elle), il était clair que nous avions affaire à un des contes de Ji Yun 紀昀 (1724-1805), un de ceux si bien traduits par Jacques Dars dans le volume numéro 99 de la collection qu'il dirige aux Editions Gallimard, la prestigieuse collection « Connaissance de l'Orient ». Ce gros volume (563 pages) sortit en 1998 sous le titre de Passe-temps d’un été à Luanyang (Luanyang xiaoxia lu 灤陽消夏錄) ; il correspond au premier des cinq recueils composant un ensemble appelé Yuewei caotang biji 閱微草堂筆記, Notes de la chaumière des perceptions subtiles. Ce recueil initial (et sa traduction intégrale) offre pas moins de 297 récits ou plutôt « notes prises au fil du pinceau » (biji 筆記) couchées dans une langue classique directe, sans apprêt, mirabilia surprenants, faits rares et inexpliqués, récits mettant en scène esprits et démons, réunis et publiés par Ji Yun à partir de 1789. Ce récit est le 41ème et il reçoit un titre qui donne une indication sur la tonalité humoristique de beaucoup des récits de Ji Yun, « Jours tranquilles à Urumqi » (pp. 85-87) [Je poste le texte chinois de ce récit sur le blog des étudiants de Master qui ont le plaisir de travailler sur des extraits de cette œuvre].
  • Alain Rousseau fut, de son côté, mis sur la piste par la mention du lieu. Il a reconnu Urumqi [Wulumuqi 烏魯木齊] sous la transcription Oulumutsy et, en amateur praticien du Zibuyu 子不語 de Yuan Mei 袁枚 (1716-1798) et lecteur attentif des bonnes traductions, il a identifié l'auteur qui, comme nous le rappelle Jacques Dars dans son introduction (pp. II-III), avait été envoyé, en 1770, occuper pendant deux années un poste subalterne dans les Marches de l'empire mandchou. L'auteur trouvé, il restait les traducteurs. Ses sibyllins conseils laissent à penser que le problème ne lui résista pas longtemps : « Relisez les archives du blog, tout y est ! » C'était bien vu, car, en effet, j'avais à plusieurs occasions fait état des travaux de celle à qui l'on doit « Une tradition » et même signalé l'ouvrage d'où j'avais extrait ce passage révélateur de la technique propre à cette personne. Un billet du 7 juin 2008 fournit même des reproductions de mon exemplaire personnel. Le lama rouge et autres contes parut vers 1926 et à Paris, aux Editions de l’Abeille d’Or. Il est le fruit d'une collaboration entre Lucie Paul-Margueritte (née en 1886) (dont on se souvient qu'elle visita des registres aussi éloignés que la gaudriole Ming et le catéchisme néo-confucéen) et Tcheng-Loh [Chen Lu] 陳籙, « Ministre Plénipotentiaire de Chine à Paris », né en 1877.
Or donc, merci et bravo à tous les deux. Il n'en reste pas moins que l'évaluation de cette traduction reste à faire. Une rapide confrontation avec celle de Jacques Dars et le texte chinois, montre que le couple que constitua le distingué Chinois de passage en France et l'infatigable graphomane, fille de l'écrivain Paul Margueritte (1860-1918), prenait toutes les libertés avec leur source. On en saura plus sur ce point lorsque Mlle Huang Chunli 黄春丽, étudiante chinoise en deuxième année de Master Recherche en Littératures mondiales et interculturalité (Université de Provence) aura mis un point final à son mémoire qui s'attache à la comparaison des traductions françaises des récits de Ji Yun. Elle y intègrera bien évidemment l'autre traduction partielle du Yuewei caotang biji qui est sans doute devenue aussi difficile à trouver que Le Lama rouge. On la doit à Jacques Pimpaneau : Notes de la chaumière des observations subtiles. Paris : Kwok-on, 1995.

On reparlera donc assez rapidement de Ji Yun et aussi des différentes façons de s'y prendre avec la littérature chinoise des temps anciens – assurément le passage retenu est le prototype de la plus mauvaise d'entre elles. En attendant, je vous invite, pour redresser la barre, à vous rendre à Luanyang avec Jacques Dars ; on ne peut rêver meilleure compagnie en la circonstance. Bonnes vacances à tous. (P.K.)

jeudi 16 avril 2009

Un traducteur, trois livres, sept traités

Jean Lévi est, peut-être l'avez-vous déjà noté, très présent sur les étales des librairies en ce début de printemps. Les trois volumes du roman fleuve Les trois royaumes dont il a achevé la traduction pour Flammarion en 1991 ressortent, comme je l'ai déjà signalé, à l'occasion de la sortie en France d'une version raccourcie de l'adaptation cinématographique de John Woo ; mais pas seulement !


Il l'est aussi, bien entendu, pour une bonne quinzaine de titres plus ou moins anciens dont certains se sont imposés dès leur sortie comme des ouvrages de référence et sont toujours en bonne place dans les rayonnages des librairies, soit dans leur format d'origine, soit sous de nouveaux atours. Ce sont principalement des traductions intégrales et uniques de textes importants de la Chine pré-impériale, comme, entre autres, le Hanfeizi 韓非子 [Le Tao du Prince (Seuil , « Points/sagesse », n° 141, 1999, 616 p.)], le Shangjun shu 商君書 [Le Livre du prince Shang (Flammarion, (1978) 2005)], le Zhuangzi 莊子 [Les Œuvres de Maître Tchouang (Encyclopédie des Nuisances, 2006)], ou plus tardifs comme le Xinyu 新語 de Lu Jia 陸賈 [Nouveaux principes de politique. Zulma, 2003, 125 p.)], sans oublier les Sanshiliu ji 三十六計 [Les 36 stratagèmes. Manuel secret de l'art de la guerre (Payot & Rivages, « Petite bibliothèque » n° 572, 2007)] et le monumental Huainanzi 淮南子 [Philosophes taoïstes II. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003] à la réalisation duquel il contribua activement. Très visibles également sont ses monographies consacrées à deux des plus grands penseurs de la Chine pré-impériale dans la collection « Esotérisme et spiritualité » chez Pygmalion : Kongzi 孔子 [Confucius (2002)] et Zhuangzi 莊子 [Tchouang Tseu, maître du Tao, 2006].

Mais l'actualité ajoute à ce palmarès impressionnant au moins trois ouvrages parus en l'espace de quelques mois chez trois éditeurs différents. Puisqu'aucun d'entre eux, comme du reste tous ceux précédemment cités, ne propose de caractères chinois et utilise la transcription ancienne de l'EFEO, nous vous les présentons en complétant ces informations, remettant à plus tard leur évaluation.

Un nouveau Laozi 老子

« Texte fondateur du taoïsme, le Lao Tseu [Laozi 老子], connu également sous le titre de Tao te King [Dao de jing 道德經] (Livre de la Voie et de la Vertu), est aujourd’hui encore l’une des clefs les plus précieuses pour pénétrer la pensée chinoise. Ce grand classique se présente ici sous un nouveau visage, grâce au travail du sinologue Jean Lévi, qui s’est penché sur les versions les plus anciennes de ce texte, calligraphiées sur bambou ou sur soie, récemment retrouvées. Ces manuscrits offrent la particularité remarquable d’inverser l’ordre des parties (« Le Livre de la Vertu » y précède le « Livre de la Voie ») et d'être complétés par un autre texte : les Quatre canons de l'empereur jaune [Huangdi sijing 黃帝四經]. Accompagnée de commentaires éclairants, cette nouvelle traduction permet de saisir toute l’ampleur de la pensée taoïste jusque dans ses versants politiques et stratégiques : la Voie se fait Loi. »
Comme à son habitude, Jean Lévi a choisi d'aborder cette œuvre souvent traduite d'une manière originale -- ici en rapprochant deux textes qui s'éclairent l'un l'autre. Comme toujours, il livre une traduction faisant l'économie de l'essentiel de l'appareil critique attendu pour ce type de circonstance. Ses versions destinées au plus grand nombre s'opposent aux éditions savantes d'un Rémi Mathieu qui vient justement de publier Le Daode jing « Classique de la voie et de son efficience » (Paris : Entrelacs, 2008, 280 p.) présenté (sur la couverture) comme une « Nouvelle traduction d'après les trois versions complètes : Wang Bi [王弼], Mawangdui [馬王堆], Guodian [郭店]». Bien que savante au plus haut degré, cette édition est également livrée sans le moindre caractère chinois, par contre son système d'annotation donnera le tournis à ceux qui n'ont encore jamais pratiqué les publications de Rémi Mathieu. Reportez-vous à ce propos à son remarquable Qu Yuan 屈原 [Elégies de Chu (Chu Ci [楚辭], Gallimard, « Connaissance de l'Orient », n° 111, 2004, 318 p.)], en attendant la sortie d'un volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » consacré à quelques textes du confucianisme ancien. Mais revenons à ce classique du taoïsme : il serait intéressant, me semble-t-il, de comparer ces deux traductions qui ont de quoi faire pâlir la plupart des précédentes, quand bien même celles-ci sont rééditées sous de chatoyantes couvertures et agrémentées de titres aguicheurs. Il y faudrait l'acuité d'un véritablement spécialiste --- je n'en dis pas plus, vous avez deviné à qui je pense ! Mais ne nous attardons pas car Jean Lévi ne nous laisse pas le loisir de souffler entre deux livraisons.

Heguanzi 鶡冠子, un maître oublié.
« Encore inédit en France, le Précis de domination absolue est l’unique trace écrite d’un philosophe taoïste connu sous le sobriquet de Ho-kouan tseu (le Maître à la crête de faisan) [Heguanzi 鶡冠子], actif au IIIe siècle avant notre ère..../... Rédigé lors d’une période sombre de l’histoire chinoise, le Précis de domination absolue, ouvrage philosophique autant que religieux, s’adresse au souverain qui tentera de réunifier une contrée déchirée par les guerres intestines. Le Maître à la tête de faisan y décrit l’art politique des anciens, en vue de restaurer une autorité idéale régie par les principes du Tao : l’équilibre naturel des éléments, la modération et la vertu.
Le Précis de domination absolue, précédé d’une présentation didactique, est composé de 19 chapitres traitant de sujets hétéroclites comme « le fondement de la voie du bon gouvernement », le « large recrutement » ou « l’exemple du ciel ».
comment faire du pouvoir et de la guerre des instruments de la paix ? Comment l’Etat peut-il associer justicC’est une authentique construction utopique héritée de la tradition taoïste qui aborde de manière originale les problématiques développées en Europe par Machiavel et Hobbes : comment faire du pouvoir et de la guerre des instruments de la paix ? Comment l’Etat peut-il associer justice et force, réconcilier ordre et liberté ? Le modèle théocratique décrit dans le Précis de domination absolue nous conduit aux antipodes de la tradition qui a vu le jour en Occident. »
10 pages inspirées préparent à la lecture d'un texte qui n'a recours aux notes de bas de page que pour signaler des problèmes d'interprétation et d'édition. L'ouvrage s'achève sur un « Glossaire des noms propres », appendice quasi obligé des traductions de Jean Lévi. Celle-ci et la suivante m'accompagneront pendant mes vacances. Peut-être m'inspireront-elles des commentaires que je ne suis guère en mesure de produire pour l'heure.

Si cette dernière traduction s'attachait à rendre limpide un maître oublié et un texte longtemps négligé, la suivante fait la part belle à un texte pas moins rebattu que le Laozi, un texte - le Sunzi bingfa 孫子兵法 - qui occupe sur internet une place aussi méritée [voir mon topo du 20 avril 2007, « Sunzi online »], un texte que, du reste, Jean Lévi avait déjà traduit et publié - Sun Tzu, L'art de la guerre (Hachette, « Pluriel » (2000, 2004) 2008] - mais qu'il a eu la bonne idée d'associer à six autres stratégies militaires de la Chine ancienne afin de reconstituer un ensemble cohérent que Ralph D. Sawyer avait mis, il y a 16 ans déjà, à disposition du public anglo-saxon avec The Seven Military Classics of Ancient China (Westview Press, 1993). Jetons un rapide coup d'œil à cette version française des Wu jing qishu 武經七書 avant de la glisser dans la valise.



Une anthologie de traités militaires de la Chine ancienne.

C'est donc fin 2008, chez le même éditeur – Hachette (Littératures) - et dans la même collection « Pluriel » qu'est sorti ce beau volume de 598 pages, intitulé comme il se doit Les sept traités de la guerre :

« Voici révélée, pour la première fois au lecteur français, l’intégralité des grands traités stratégiques chinois. On trouvera rassemblés ici les sept traités (dont le célèbre Sun-tzu [Sunzi 孫子]), qui constituaient la matière des examens militaires sous les Song du nord et qui ont formé la matrice de la conception chinoise de l’art de la guerre pendant plus de deux mille ans.
Le travail de Jean Lévi réinscrit les textes dans leur contexte historique et culturel et nous permet de comprendre les liens entre l’émergence de la littérature militaire et la situation sociopolitique de la Chine de l’époque des Royaumes combattants (Vème - IIIème siècles avant J.-C.). Plus qu’une leçon de stratégie et d’histoire, Jean Lévi restitue toute la force littéraire et la concision de ces grands classiques et nous donne accès à la sagesse et à l’art de vivre du Tao qui nourrit l’ensemble des traités. Dans une introduction importante [70 pages] et grâce aux notes explicatives qui accompagnent les traités, l’auteur retrace les grandes étapes de la constitution de la pensée chinoise de la guerre, moins exotique qu’on a pu parfois le penser, et qui trouve dans le monde contemporain de surprenants échos. »
Ceci dit (et fort bien par l'éditeur), voici rapidement les textes sous leur double identité (chinoise et française) avec des renvois vers les textes chinois en ligne --- s'il est inutile de dire qu'en cette circonstance comme à chaque fois, Jean Lévi s'est appuyé sur les meilleures éditions disponibles et les signale avec précision dans des avertissements ou des notices dûment documentés, notons que les versions chinoises (voir ici ou ) vers lesquelles nous renvoyons ne sont pas forcément, quant à elles, irréprochables :
  1. Sunzi bingfa 孫子兵法 : L'Art de la guerre de Maître Sun ou Sun-tzu (pp. 85-136) : il est donné ici dans une version améliorée par rapport à celle de 2000 précédemment citée et qui profite notamment de la traduction juxtalinéaire en chinois moderne annotée de Li Ling [李零 (1948-), professeur à l'université de Pékin-Beijing daxue : Wu Sun fawei 吴孙子发微 (Explication du sens profond du Sunzi) Beijing : Zhonghua shuju, 1997, 245 p.]. La présente version revue ne reprend pas l'appareil critique initial qui avait pour but de « mettre l'œuvre en perspective avec son contexte historique et philosophique » - l'achat de la première version sous sa nouvelle couverture s'avère donc encore utile et très conseillée pour prendre toute la mesure de ce classique de l'art militaire et stratégique chinois. Les six autres traités sont :
  2. Wuzi 吳子: Le Traité militaire de Maître Wou ou Wou-tseu (pp. 137-177)
  3. Sima fa 司馬法 : Le Code militaire du Grand maréchal ou Sse-ma-fa (pp. 179-217)
  4. Weiliaozi 尉繚子:L'Art du Commandement du Commandant Leao ou Wei-leao-tseu (pp. 219-295)
  5. Huangshi gong sanlüe 黃石公三略 : Les Trois Ordres stratégiques de Maître Pierre Jaune ou Houang-che kong Sanliue (pp. 297-325)
  6. Liutao 六韜 : Les Six Arcanes stratégiques ou Lieou T'ao (pp. 327-477)
  7. Tang Taizong Li Wei-gong wendui 唐太宗李韋公問對 : Questions de l'empereur des T'ang au général Li Wei-kong ou Li Wei-kong wen-touei (pp. 477-551).
De belles heures de lecture en perspective qui commencent par cette clarification liminaire du Sunzi bingfa : « La guerre est la grande affaire des nations ; elle est le lieu où se décident la vie et la mort ; elle est la voie de la survie ou de la disparition. On ne saurait la traiter à la légère. » (p. 91) [孫子曰:兵者,國之大事,死生之地,存亡之道,不可不察也。] Tout un programme. (P.K.)


Illustration : montage avec un cliché de fragments du plus ancien Sunzi bingfa
connu sur lamelles de bambou (竹简), conservé à Linyi 临沂 (Shandong)
et découvert dans une tombe d'époque Han en avril 1972 au Mont Yinque 银雀山.

[cf. Li Ling 李零, Sunzi guben yanjiu 孫子古本研究. Beijing daxue, 1995, pp. 4-22]

Complément auto-promotionnel à l'attention des sinisants qui peuvent se rendre sur le blog des étudiants de Master (UP) - Pik UP Master - pour y découvrir des liens conduisant à une série documentaire de la télévision chinoise qui traite en 40 séquences de 10 minutes du Sunzi bingfa. (16/04/09, 21:54, P.K.)

lundi 13 avril 2009

Un éditeur, un traducteur

L'éditeur, c'est Philippe Picquier qui, à l'occasion du dernier Salon du livre de Paris, répondait aux questions d'Aujourd'hui la Chine (interview mise en ligne le 16/03/2009 ). Voici, sans commentaire – je compte sur vous pour en faire -, un aperçu succinct de cet entretien publié sous le titre « Philippe Picquier, un éditeur qui fait découvrir l'Asie au public français » :
  • Du pourquoi de son engagement et de ses choix dans l'édition ? : J'ai commencé à travailler dans l'édition et dans les années 80, le marché était favorable car enfin, il y avait une réelle ouverture à la littérature étrangère, donc j'ai pu concilier ma passion, mes amitiés et le marché! Mais c'est un véritable travail de l'ombre, car je ne parle pas toutes ces langues et je travaille avec des interprètes et des traducteurs, ce qui n'empêche pas les bonnes questions. Une maison d'édition se construit avec des rencontres, il faut trouver ce qui est riche en eux et ce qui peut intéresser les autres. Il faut donc savoir comment découvrir et comment mettre en valeur les auteurs, voici d'ailleurs un des intérêts du salon du livre.
  • De l'avenir ? : Nous avons eu une bonne année 2008 et comme tout le monde, nous nous demandons ce qui va se passer en 2009.../... On va évidemment numériser notre catalogue petit à petit, comme nous avons vu le cadavre du disque dans le domaine de la musique, nous savons qu'il faut être vigilant, que nous devons nous préparer. Mais le livre physique n'est pas mort ! L'éditeur va voir son boulot changer mais celui-ci ne sera pas de moins bonne qualité.
  • Quid de la littérature en Chine ? : Pour la Chine, je suis moins optimiste que pour le Japon, la Corée et évidemment l'Inde, je pense que nous sommes dans un brouhaha inaudible d'où surnagent à peine 5-6 écrivains.

Le traducteur, c'est Claro. Il était interrogé par Gilles Heuré pour Télérama. Publié dans le n° 3090, l'entretien a également été mis en ligne (2/04/2009) : « Traduire, c’est parfois refaire un texte avec le sentiment de ne plus savoir écrire ». Egalement romancier et éditeur, Claro passe pour être « l'homme des auteurs difficiles » : c'est notamment à lui que l'on doit la traduction du Golden Gate de l'auteur indien Vikram Seth né à Calcutta en 1952. Paru en 1986, Golden Gate fut un premier roman remarqué d'abord pour sa forme : il est composé en vers, en hommage à l'Eugène Onéguine de Pouchkine. (1799-1837). On peut se faire un idée de la version française grâce à l'éditeur Grasset (2009, 337 p.) qui en offre les premiers sonnets.

Les propos du traducteur sur son art retiendront, je n'en doute pas, également votre attention. Je me contente ici de reproduire quelques bribes de l'entretien qui mérite d'être lu dans son ensemble et sa continuité :
  • « Passeur » ou « faussaire » ? : Un bon traducteur n'est pas forcément un écrivain, mais sûrement quelqu'un qui se sent obligé, presque moralement, de le devenir le temps d'une traduction. C'est donc un écrivain assez étrange : il est un double de l'auteur qu'il traduit et dont il doit intégrer le style, la vitesse ou la rythmique. Et en même temps, un écrivain dans sa propre langue. Le poète et traducteur Emmanuel Hocquard le dit très justement : « Je ne traduis pas, j'écris des traductions. »
  • De la fidélité du traducteur ? : La fidélité ne signifie pas qu'il faut rester collé au texte. Elle consiste à retrouver l'impulsion, c'est-à-dire ce qui a poussé l'auteur à écrire le livre, et à l'assumer dans une posture d'écriture, pas simplement de transposition ou d'équivalence.
  • Quid de « l'expérience » ? : Un traducteur ne devient pas meilleur avec le temps et la somme de ses traductions. Nous ne sommes pas des plombiers. Chaque texte présente ses difficultés propres et vous remet en cause. On peut ainsi aimer des textes et ne pas arriver à les traduire.
  • Quid de « la mise en déséquilibre » ? : C'est un moment très intéressant quand on aime les mots et l'écriture, parce qu'elle nous oblige à chercher comment un texte peut se tenir, se redresser. Les dictionnaires ne nous sont alors d'aucune aide, ils servent à tout sauf à traduire. Ce moment est vertigineux, il s'agit de refaire un texte avec le sentiment de ne plus savoir écrire. Ce qui est normal puisque traduire c'est d'abord défaire un texte, y compris dans sa propre langue.
  • Quid de « l'intraduisibilité » ? : C'est une notion que je ne peux admettre. Chaque texte exige les modalités de sa traduction. Un texte extrême pour telle ou telle raison, qu'elle soit musicale ou syntaxique, nécessite, comme les autres, d'inventer sa traduction. .../... Il faut aussi insister sur l'importance de la relecture de la traduction. Un éditeur peut en effet l'améliorer largement. Nous, traducteurs, pouvons réussir certains passages très compliqués et en rater d'autres, plus simples, parce que nous avons concentré notre énergie ailleurs. Personnellement, j'aime qu'un éditeur, ou son équipe, retravaille le texte. Quand vous rendez une traduction de mille feuillets et que l'on vous dit « c'est formidable », j'ai quelques inquiétudes.
  • De la durée de vie des traductions : Des traductions peuvent être périmées. Celles qui vieillissent le plus sont celles qui ont incorporé de l'argot, comme les anciennes Série noire. .../... Les retraductions sont rares, pour des questions financières. Il faut donc savoir choisir parce qu'une traduction doit durer longtemps.
  • « Loi du marché » vs « nécessité littéraire » : On assimile les livres à des produits, mais c'est idiot : un livre qui se vend à cent mille exemplaires aux Etats-Unis ne rencontrera pas forcément le même succès en France, même avec une promotion d'enfer.
Je vous laisse juge de ces différentes appréciations et positions qui pour ma part sont de salutaires stimulations. (P.K.)

dimanche 12 avril 2009

De la traduction du chinois… en Turquie

Je me souviens que, quand j’étais enfant, on m’avait raconté une blague, tout droit tirée de l’Almanach Vermot. Au moment de son exécution, on demandait à un condamné à mort quelles étaient ses dernières volontés. Celui-ci répondait que son seul et ultime désir était d’apprendre à parler le turc et le chinois avant de mourir… Aux yeux de l’humoriste, ces deux langues étaient donc les deux langues au monde les plus longues et difficiles à apprendre. J’ai bel et bien appris le chinois (au mois d’octobre 2009, je fêterai le quarantième anniversaire de mon apprentissage du chinois en me remémorant mes débuts à l’université de Provence sous la direction de Patrick Destenay qui nous initiait aux charmes des quatre tons, avant de commencer l’apprentissage des caractères dans la méthode américaine de Yale University, le fameux et excellent manuel de John DeFrancis), mais le turc m’est resté totalement inconnu. Il me faudrait sans doute encore une bonne quarantaine d’années avant de le maîtriser aussi bien que Marie-Hélène Sauner-Leroy, maître de conférences au département d’études moyen-orientales de l’université de Provence, actuellement en détachement à l’université de Galatasaray à Istanbul, qui m’a permis d’effectuer une mission dans le cadre des échanges Erasmus. Ce fut l’occasion de rencontrer des passionnés de traduction d’Istanbul, à l’occasion de conférences à ce sujet dans son université. La chaleur de l’accueil des autorités de l’université de Galatasaray – le professeur Kenan Gürsoy et le professeur Osman Senemoglu – n’a rien d’étonnant dans un pays aussi hospitalier que la Turquie et la qualité des discussions qui ont entouré les conférences a bien montré que, quelles que soient les langues traduites, du turc au français ou du chinois au français, les difficultés sont les mêmes.

Nous nous sommes demandé au passage comment s’était faite la traduction en turc de La Montagne de l’Âme et du Livre d’un homme seul de Gao Xingjian : à partir du chinois, du français… ou de l’anglais ? J’ai présenté aux collègues turcs et à leurs étudiants la méthode que nous pratiquions dans nos traductions : ni ciblisme, ni sourcisme, mais avant tout un pragmatisme qui permet de résoudre les difficultés du chinois au cas par cas, en respectant le texte original autant que faire se peut tout en soignant le style de la langue d’arrivée, dans le souci que le lecteur francophone profite au mieux de la lecture d’un texte de Mo Yan, Gao Xingjian, A Cheng, Su Tong ou Han Shaogong

Une autre conférence m’a permis de présenter Gao Xingjian, un auteur encore peu connu en Turquie, mais dont les deux principaux romans sont traduits. Les critiques qui ont été formulées après que le prix Nobel de littérature lui a été décerné en 2000 n’étaient pas sans rappeler à mes auditeurs turcs celles qui étaient apparues dans les milieux littéraires stambouliotes lorsque Oran Pamuk avait obtenu le même prix en 2006. L’évocation du rôle de passeur que Gao Xingjian a joué au début des années 1980 en Chine, quand il présentait à ses collègues écrivains l’œuvre de Ionesco ou celle de Prévert, et jetait les bases d’une réflexion sur l’« art du roman moderne » a manifestement reçu un fort écho auprès des enseignants de français de Galatasaray qui ont expliqué à quel point la littérature française a été influente en Turquie, depuis les grands classiques jusqu’au Nouveau Roman.

La découverte d’un pays réserve toujours des surprises… Sur le plan linguistique, si le turc m’a plutôt fait penser aux structures du coréen (la question ne semble pas tout à fait tranchée par les linguistes), l’influence au niveau du vocabulaire se manifeste ici et là. Nous avons en effet savouré de délicieux mantı (avec un i sans point), de petits raviolis dont le nom rappelle celui des mantou chinois. Le mot turc su pour l’eau semble bien venir de shui en chinois… et la porcelaine cini indique bien ses origines. Malheureusement, nous n’avons pas pu voir la collection de porcelaines chinoises conservée au palais de Topkapı (encore avec un i sans point) dont on dit qu’elle est une des trois plus grandes au monde. L’aile du palais où elle est exposée était en réfection… Une bonne raison de retourner à Istanbul.

Si M. Barack Obama se trouvait à Istanbul au même moment, ce n’est certes pas pour assister à des conférences sur la traduction, mais plutôt pour affirmer à quel point il estime nécessaire que la Turquie soit intégrée à l’Union européenne. Et le peu de temps où nous sommes restés en Turquie nous a prouvé que c’était certainement une bonne idée tellement ce pays paraît ouvert et prêt à se tourner vers l’Europe.

Noël Dutrait