Jean Lévi est, peut-être l'avez-vous déjà noté, très présent sur les étales des librairies en ce début de printemps. Les trois volumes du roman fleuve
Les trois royaumes dont il a achevé la traduction pour Flammarion en
1991 ressortent,
comme je l'ai déjà signalé, à l'occasion de la sortie en France d'une version raccourcie de l'adaptation cinématographique de
John Woo ; mais pas seulement !
Il l'est aussi, bien entendu, pour une bonne
quinzaine de titres plus ou moins anciens dont certains se sont imposés dès leur sortie comme des ouvrages de référence et sont toujours en bonne place dans les rayonnages des librairies, soit dans leur format d'origine, soit sous de nouveaux atours. Ce sont principalement des traductions intégrales et uniques de textes importants de la Chine pré-impériale, comme, entre autres, le
Hanfeizi 韓非子 [
Le Tao du Prince (Seuil , « Points/sagesse », n° 141, 1999, 616 p.)], le
Shangjun shu 商君書 [
Le Livre du prince Shang (Flammarion, (1978) 2005)], le
Zhuangzi 莊子 [
Les Œuvres de Maître Tchouang (Encyclopédie des Nuisances, 2006)], ou plus tardifs comme le
Xinyu 新語 de
Lu Jia 陸賈 [
Nouveaux principes de politique. Zulma, 2003, 125 p.)], sans oublier les
Sanshiliu ji 三十六計 [
Les 36 stratagèmes. Manuel secret de l'art de la guerre (Payot & Rivages, « Petite bibliothèque » n° 572, 2007)] et le monumental
Huainanzi 淮南子 [
Philosophes taoïstes II. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003] à la réalisation duquel il contribua activement. Très visibles également sont ses monographies consacrées à deux des plus grands penseurs de la Chine pré-impériale dans la collection « Esotérisme et spiritualité » chez Pygmalion :
Kongzi 孔子 [
Confucius (2002)] et
Zhuangzi 莊子 [
Tchouang Tseu, maître du Tao, 2006].
Mais l'actualité ajoute à ce palmarès impressionnant au moins trois ouvrages parus en l'espace de quelques mois chez trois éditeurs différents. Puisqu'aucun d'entre eux, comme du reste tous ceux précédemment cités, ne propose de caractères chinois et utilise la transcription ancienne de l'
EFEO, nous vous les présentons en complétant ces informations, remettant à plus tard leur évaluation.
Un nouveau Laozi 老子
« Texte fondateur du taoïsme, le Lao Tseu [Laozi 老子], connu également sous le titre de Tao te King [Dao de jing 道德經] (Livre de la Voie et de la Vertu), est aujourd’hui encore l’une des clefs les plus précieuses pour pénétrer la pensée chinoise. Ce grand classique se présente ici sous un nouveau visage, grâce au travail du sinologue Jean Lévi, qui s’est penché sur les versions les plus anciennes de ce texte, calligraphiées sur bambou ou sur soie, récemment retrouvées. Ces manuscrits offrent la particularité remarquable d’inverser l’ordre des parties (« Le Livre de la Vertu » y précède le « Livre de la Voie ») et d'être complétés par un autre texte : les Quatre canons de l'empereur jaune [Huangdi sijing 黃帝四經]. Accompagnée de commentaires éclairants, cette nouvelle traduction permet de saisir toute l’ampleur de la pensée taoïste jusque dans ses versants politiques et stratégiques : la Voie se fait Loi. »
Comme à son habitude, Jean Lévi a choisi d'aborder cette œuvre souvent traduite d'une manière originale -- ici en rapprochant deux textes qui s'éclairent l'un l'autre. Comme toujours, il livre une traduction faisant l'économie de l'essentiel de l'appareil critique attendu pour ce type de circonstance. Ses versions destinées au plus grand nombre s'opposent aux éditions savantes d'un
Rémi Mathieu qui vient justement de publier
Le Daode jing « Classique de la voie et de son efficience » (Paris : Entrelacs, 2008, 280 p.) présenté (sur la couverture) comme une «
Nouvelle traduction d'après les trois versions complètes : Wang Bi [王弼]
, Mawangdui [馬王堆],
Guodian [郭店]». Bien que savante au plus haut degré, cette édition est également livrée sans le moindre caractère chinois, par contre son système d'annotation donnera le tournis à ceux qui n'ont encore jamais pratiqué les publications de Rémi Mathieu. Reportez-vous à ce propos à son remarquable
Qu Yuan 屈原 [
Elégies de Chu (
Chu Ci [楚辭], Gallimard, « Connaissance de l'Orient », n° 111, 2004, 318 p.)], en attendant la sortie d'un volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » consacré à quelques textes du confucianisme ancien. Mais revenons à ce classique du taoïsme : il serait intéressant, me semble-t-il, de comparer ces deux traductions qui ont de quoi faire pâlir la plupart des précédentes, quand bien même celles-ci sont rééditées sous de chatoyantes couvertures et agrémentées de titres aguicheurs. Il y faudrait l'acuité d'un véritablement spécialiste --- je n'en dis pas plus, vous avez deviné à qui je pense ! Mais ne nous attardons pas car Jean Lévi ne nous laisse pas le loisir de souffler entre deux livraisons.
Heguanzi 鶡冠子
, un maître oublié.
« Encore inédit en France, le Précis de domination absolue est l’unique trace écrite d’un philosophe taoïste connu sous le sobriquet de Ho-kouan tseu (le Maître à la crête de faisan) [Heguanzi 鶡冠子], actif au IIIe siècle avant notre ère..../... Rédigé lors d’une période sombre de l’histoire chinoise, le Précis de domination absolue, ouvrage philosophique autant que religieux, s’adresse au souverain qui tentera de réunifier une contrée déchirée par les guerres intestines. Le Maître à la tête de faisan y décrit l’art politique des anciens, en vue de restaurer une autorité idéale régie par les principes du Tao : l’équilibre naturel des éléments, la modération et la vertu.
Le Précis de domination absolue, précédé d’une présentation didactique, est composé de 19 chapitres traitant de sujets hétéroclites comme « le fondement de la voie du bon gouvernement », le « large recrutement » ou « l’exemple du ciel ».
comment faire du pouvoir et de la guerre des instruments de la paix ? Comment l’Etat peut-il associer justicC’est une authentique construction utopique héritée de la tradition taoïste qui aborde de manière originale les problématiques développées en Europe par Machiavel et Hobbes : comment faire du pouvoir et de la guerre des instruments de la paix ? Comment l’Etat peut-il associer justice et force, réconcilier ordre et liberté ? Le modèle théocratique décrit dans le Précis de domination absolue nous conduit aux antipodes de la tradition qui a vu le jour en Occident. »
10 pages inspirées préparent à la lecture d'un texte qui n'a recours aux notes de bas de page que pour signaler des problèmes d'interprétation et d'édition. L'ouvrage s'achève sur un «
Glossaire des noms propres », appendice quasi obligé des traductions de Jean Lévi. C
elle-ci et la suivante m'accompagneront pendant mes vacances. Peut-être m'inspireront-elles des commentaires que je ne suis guère en mesure de produire pour l'heure.
Si cette dernière traduction s'attachait à rendre limpide un maître oublié et un
texte longtemps négligé, la suivante fait la part belle à un texte pas moins rebattu que le
Laozi, un texte - le
Sunzi bingfa 孫子兵法 - qui occupe sur internet une place aussi méritée
[voir mon topo du 20 avril 2007, « Sunzi online »], un texte que, du reste, Jean Lévi avait déjà traduit et publié -
Sun Tzu, L'art de la guerre (Hachette, « Pluriel » (2000, 2004) 2008] - mais qu'il a eu la bonne idée d'associer à
six autres stratégies militaires de la Chine ancienne afin de reconstituer un ensemble cohérent que
Ralph D. Sawyer avait mis, il y a
16 ans déjà, à disposition du public anglo-saxon avec
The Seven Military Classics of Ancient China (Westview Press, 1993). Jetons un rapide coup d'œil à cette version française des
Wu jing qishu 武經七書 avant de la glisser dans la valise.
Une anthologie de traités militaires de la Chine ancienne.
C'est donc fin
2008, chez le même éditeur –
Hachette (Littératures) - et dans la même collection «
Pluriel » qu'est sorti ce beau volume de
598 pages, intitulé comme il se doit
Les sept traités de la guerre :
« Voici révélée, pour la première fois au lecteur français, l’intégralité des grands traités stratégiques chinois. On trouvera rassemblés ici les sept traités (dont le célèbre Sun-tzu [Sunzi 孫子]), qui constituaient la matière des examens militaires sous les Song du nord et qui ont formé la matrice de la conception chinoise de l’art de la guerre pendant plus de deux mille ans.
Le travail de Jean Lévi réinscrit les textes dans leur contexte historique et culturel et nous permet de comprendre les liens entre l’émergence de la littérature militaire et la situation sociopolitique de la Chine de l’époque des Royaumes combattants (Vème - IIIème siècles avant J.-C.). Plus qu’une leçon de stratégie et d’histoire, Jean Lévi restitue toute la force littéraire et la concision de ces grands classiques et nous donne accès à la sagesse et à l’art de vivre du Tao qui nourrit l’ensemble des traités. Dans une introduction importante [70 pages] et grâce aux notes explicatives qui accompagnent les traités, l’auteur retrace les grandes étapes de la constitution de la pensée chinoise de la guerre, moins exotique qu’on a pu parfois le penser, et qui trouve dans le monde contemporain de surprenants échos. »
Ceci dit (et fort bien par l'éditeur), voici rapidement les textes sous leur double identité (chinoise et française) avec des renvois vers les textes chinois en ligne --- s'il est inutile de dire qu'en cette circonstance comme à chaque fois, Jean Lévi s'est appuyé sur les meilleures éditions disponibles et les signale avec précision dans des avertissements ou des notices dûment documentés, notons que les versions chinoises (voir
ici ou
là) vers lesquelles nous renvoyons ne sont pas forcément, quant à elles, irréprochables :
- Sunzi bingfa 孫子兵法 : L'Art de la guerre de Maître Sun ou Sun-tzu (pp. 85-136) : il est donné ici dans une version améliorée par rapport à celle de 2000 précédemment citée et qui profite notamment de la traduction juxtalinéaire en chinois moderne annotée de Li Ling [李零 (1948-), professeur à l'université de Pékin-Beijing daxue : Wu Sun fawei 吴孙子发微 (Explication du sens profond du Sunzi) Beijing : Zhonghua shuju, 1997, 245 p.]. La présente version revue ne reprend pas l'appareil critique initial qui avait pour but de « mettre l'œuvre en perspective avec son contexte historique et philosophique » - l'achat de la première version sous sa nouvelle couverture s'avère donc encore utile et très conseillée pour prendre toute la mesure de ce classique de l'art militaire et stratégique chinois. Les six autres traités sont :
- Wuzi 吳子: Le Traité militaire de Maître Wou ou Wou-tseu (pp. 137-177)
- Sima fa 司馬法 : Le Code militaire du Grand maréchal ou Sse-ma-fa (pp. 179-217)
- Weiliaozi 尉繚子:L'Art du Commandement du Commandant Leao ou Wei-leao-tseu (pp. 219-295)
- Huangshi gong sanlüe 黃石公三略 : Les Trois Ordres stratégiques de Maître Pierre Jaune ou Houang-che kong Sanliue (pp. 297-325)
- Liutao 六韜 : Les Six Arcanes stratégiques ou Lieou T'ao (pp. 327-477)
- Tang Taizong Li Wei-gong wendui 唐太宗李韋公問對 : Questions de l'empereur des T'ang au général Li Wei-kong ou Li Wei-kong wen-touei (pp. 477-551).
De belles heures de lecture en perspective qui commencent par cette clarification liminaire du
Sunzi bingfa : «
La guerre est la grande affaire des nations ; elle est le lieu où se décident la vie et la mort ; elle est la voie de la survie ou de la disparition. On ne saurait la traiter à la légère. » (p. 91) [孫子曰:兵者,國之大事,死生之地,存亡之道,不可不察也。] Tout un programme. (P.K.)
Illustration : montage avec un cliché de fragments du plus ancien Sunzi bingfa
connu sur lamelles de bambou (竹简), conservé à Linyi 临沂 (Shandong)
et découvert dans une tombe d'époque Han en avril 1972 au Mont Yinque 银雀山.
[cf. Li Ling 李零, Sunzi guben yanjiu 孫子古本研究. Beijing daxue, 1995, pp. 4-22]
Complément auto-promotionnel à l'attention des sinisants qui peuvent se rendre sur le blog des étudiants de Master (UP) - Pik UP Master - pour y découvrir des liens conduisant à une série documentaire de la télévision chinoise qui traite en 40 séquences de 10 minutes du Sunzi bingfa. (16/04/09, 21:54, P.K.)