J'ai pourtant manqué la sortie de certains titres comme du n°
3696 qui s'attachait au
Tao-tö king [comprendre le
Dao de jing 道德經] de
Lao-Tseu [comprendre
Laozi 老子] publié en
2002. Ne l'ayant pas en main, je ne peux pas dire avec certitude ce que contient ce volume de
108 pages qui arbore un fier
citron en couverture. Je suppose qu'il propose l'intégralité de la traduction que
Liou Kia-hway avait offert à la collection «
Connaissance de l'Orient » (n° 23, 1967) d'
Etiemble (1909-2002) qui en avait signé la préface, avant de l'inclure dans le premier volume de la «
Bibliothèque de la Pléiade » consacré aux
Philosophes taoïstes (1980, 776 pages). Les quelque
50 pages d'«
En relisant Lao-Tseu » seraient ainsi passées à la trappe, ce qui est, cela dit en passant, fort dommage pour le lecteur privé de ce texte liminaire enjoué et virevoltant qui s'achève sur le post-scriptum suivant :
J'oubliais : L'étymologie de tao n'a rien à voir, bien entendu, ni avec la barque d'Isis, ni avec l'échelle de Jacob, ni même avec les soucoupes volantes. Le caractères tao est formé de deux éléments dont l'un signifierait le chemin, marcher, l'autre : la tête. Le tao ce serait donc la grand-route ; Hauptweg, comme dit le sinologue allemand Forke. En fait, cette glose étymologique, elle non plus, ne convaincrait pas beaucoup de sinologues. Prenons-en notre parti. « Je suis le chemin », disait l'autre ; l'autre encore : « J'écris le Discours de la méthode. » Etc.
Je le cite, avec un plaisir teinté de nostalgie pour la liberté de ton et l'humour qui caractérisaient l'écriture de ce grand érudit humaniste, d'après le n°
179 (1979, 188 p.) d'une autre collection du même éditeur : la collection «
Idées » qui défendit un demi-millier de titres entre
1962 et
1984, et qui m'a permis d'accéder à tant d'ouvrages stimulants dont ceux d'
Etiemble justement :
Connaissons-nous la Chine ? (n° 53, 1964, 185 p.) ou encore le savoureux
Parlez-vous franglais ? (n° 40, 1964, 377 p.).
J'y avais aussi lu dans le français de
Benedykt Grynpas un autre des trois « philosophes taoïstes » du volume « Pléiade », savoir
Liezi 列子. Le numéro
14 de « Connaissance de l'Orient » de
1961 (228 p.), avait, longtemps avant de devenir le n°
36 dans le nouveau format (1989, 238 p.), fait un tour à la
347ème position du catalogue de la collection « Idées » : c'était en
1976 (288 p.). Voici ramené à la vie, sous le numéro de collection
4918, un petit tiers de cet ouvrage paru sous le titre suivant :
Le Vrai classique du vide parfait. On y retrouve les livres
IV,
VI et
VIII sous les mêmes titres et configuration qu'à l'origine, savoir respectivement «
Confucius » (pp. 11-33), «
Sur le destin » (pp. 37-56) et «
Discours sur les conventions et le destin » (pp. 59-96). Ces trois des huit parties initiales du livre de
Liezi sont livrées sans (ou peu s'en faut) les annotations qui les avaient jusqu'alors accompagnées – ne subsiste que la page d'introduction au Livre VIII.
Exit aussi les 20 pages de la préface de la traductrice, il est vrai maintenant largement dépassées ; on a, par contre, droit à un nouveau titre --
Sur le destin et autres textes (« Folio 2€ », 2009, 112 p.) -- auquel une couverture répond en affichant un insolent caractère
yùn 運 (sort, destin, fortune). Bref, je n'en aurais fait aucun cas si je n'avais porté mon attention à la quatrième de couverture qui porte une formule malheureuse dont le premier terme date de l'édition de 1976 : «
L'un des textes les plus importants du taoïsme, des conseils pour une vie harmonieuse » ! Voilà qui mérite, vous en conviendrez sans doute, au moins deux rapides réactions.
Car enfin, le
Liezi n'est pas, me semble-t-il, un texte de la même importance que ses deux autres compagnons en « Pléiade », savoir le
Laozi/
Dao de jing et le
Zhuangzi 莊子avec lequel il partage une commune matière, soit près de la moitié de ses anecdotes. Sinon pourquoi
Anne Cheng se contenterait-elle dans son
Histoire de la pensée chinoise (Seuil, 1997, p. 103) de n'y faire qu'une référence marginale insistant sur le fait que «
l'ouvrage qui porte actuellement ce titre [est]
très composite et généralement considéré comme un faux des IIIe et IVe siècles de notre ère », confiant à la note de bas de page 4 du chapitre 4, le soin de conduire vers la traduction jugée «
bonne » de
A. C. Graham :
The Book of Lieh-tzu. Londres : John Murray, 1961] ? Et pourquoi
Nicolas Zufferey dans son
Introduction à la pensée chinoise (Paris, Marabout, 2008) n'en dirait-il pas même un mot ? Doit-on les accuser de passer à côté d'un des monuments de la pensée taoïste, ou bien, modérer l'empressement de l'éditeur à nous en convaincre ?
Certes, s'il n'a pas la stature des œuvres avec lesquelles on l'apparente d'ordinaire, cet ouvrage en huit parties (
biàn 遍) reconstitué par
Liu Xiang 劉向 (77-6 av. JC.), avant de tomber plus ou moins dans l’oubli avant d'être remis en vogue grâce au commentaire de
Zhang Zhan 張湛 (IVe s.) à l'époque des Six Dynasties, pour être finalement hissé au rang de «
classique » du taoïsme officiel par la cour des
Tang en
742 [
Chongxu zhenjing 沖虛真經, Véritable classique du vide parfait], ne manque assurément pas d'intérêt. Le texte dont l'authenticité a été suspectée de longue date notamment par
Gao Sisun 高似孫 (vers 1160-1220), lequel doutait de l'existence de ce
Lie Yukou 列禦寇 à qui on l'attribue sur la foi d'une mention dans la
32e section du
Zhuangzi 莊子 mais que
Sima Qian 司馬遷 (vers 145-90) ignore, n'est certes pas plus homogène dans le fond que dans la forme. S'il garde la trace d’additions tardives, il n’en conserve pas moins des éléments d'une grande valeur, comme un chapitre entier (le septième) consacré à
Yang Zhu 楊朱, penseur individualiste et hédoniste de l'Antiquité, que l’on ne connaîtrait autrement que par les attaques et les pics que lui adresse
Mengzi 孟子 (Mencius, IV° s. av. JC.). Au delà de cet aspect documentaire sur certaines des tendances les plus originales de la pensée chinoise pendant la période pré-impériale, le
Liezi est aussi un trésor d’anecdotes célèbres, parmi lesquelles on trouve celle qui a fourni l’un des trois articles les plus lus de
Mao Zedong 毛澤東, «
Yugong yi shan » 愚公移山 (Yu gong déplace les montagnes,), malheureusement absente de ce choix puisque faisant partie du chapitre V [
Liezi, V. 3]
Xu Beihong 徐悲鴻 (1895-1940), « Yu gong yishan tu » 愚公移山圖 (1940)
Si le
Liezi ne peut, malgré ses qualités et son apport, être véritablement envisagé comme « l
'un des textes les plus importants du taoïsme », comment considérer le deuxième élément de l'accroche publicitaire clamant qu'il dispense des «
conseils pour une vie harmonieuse » ?
C'est sans doute un peu vrai comme de tout ouvrage de cette nature, encore faut-il permettre au lecteur curieux mais pas forcément préparé de pouvoir tirer bénéfice de ce qu'il lit. Ce qu'on lui propose là offre bien matière à réflexion et à enrichissement personnel, mais la manière dont on le lui procure n'est, je le regrette, loin d'être la mieux adaptée. L'absence de toute
contextualisation, le choix de chapitres entiers, de ces trois chapitres au détriment d'autres plus parlants, l'absence des notes explicatives comme de bibliographie complémentaire, etc., rendent bien délicate sa manipulation. La frustration n'est jamais très loin. Elle saisira quiconque tombera, page
30, sur le
13eme «
chapitre » du «
Livre IV » qui porte le titre suivant «
Sophismes (résumé) ». Je cite
in extenso :
[Ce chapitre est un exposé, sous forme de dialogue, de quelques paradoxes du sophiste Kong-souen Long (fin du IVe siècle avant J.-C.). L'œuvre de ce dernier ne nous est connue que par des fragments. Les paradoxes conservés ici n'ont d'intérêt que dans une étude d'ensemble de la sophistique chinoise ; certains semblent d'ailleurs n'être que des jeux purement verbaux. Le paradoxe « un cheval blanc n'est pas un cheval » est le plus célèbre et est souvent cité. On trouvera les textes de la sophistique chinoise, ainsi qu'une traduction, une préface et des notes dans : Ignace Kon Pao Koh, Deux sophistes chinois, Houei Che et Kong-souen Long, Paris, P.U.F., 1953.]
La consultation du
5eme chapitre de
L'Histoire de la pensée chinoise serait sans doute plus adaptée et pratique pour prendre la mesure de l'apport de
Hui Shi 惠施 (env. 380-305) et de
Gongsun Long 公孫龍 (début du IIIe siècle av. J.-C.), que la lecture et la quête d'un ouvrage dorénavant difficile à trouver [repris (?) dans
Mélanges. Bibliothèque de l'Institut des Hautes Etudes chinoises, Vol. XI et XIV. Tomes I & 2., 1957-1960] qu'Anne Cheng ne signale même pas. Et pourquoi ne pas, tant qu'à faire, remonter encore plus haut dans le temps pour lire, grâce à Pierre Palpant, l'article consacré en
1901 par le sinologue allemand
Alfred Forke (1867-1944) au «
Chinese Sophists ».
In fine,
Sur le destin n'est pas, pour ces raisons et bien évidemment ce qui transparaît de son contenu à travers ce rendu ancien (presque un demi-siècle), le
self-help book, le manuel de développement personnel, que la formule «
des conseils pour un vie harmonieuse » promettait. Certaines pages risquent même de faire tourner cette quête de la quiétude en cauchemar.
La traduction n'y sera peut-être pas complètement étrangère. Dans un compte-rendu publié l'année suivant sa publication dans le
Journal of the American Oriental Society (Vol. 82, No. 4 (Oct. - Dec., 1962), pp. 593-594),
Richard B. Mather (University of Minnesota) relevait, entre autres défauts plus techniques touchant à la réorganisation du
Liezi, ce qui lui semblait être une de ses nombreuses formules dénuées de sens et éloignées du texte : «
Eprouver vraiment (ce qui est réel) n'est pas un vain mot (mais) croire aux rêves, c'est ne pas comprendre les rapports des réalités changeantes. » Il est vrai que le recours très fréquent à des parenthèses afin de faire apparaître l'implicite n'est pas la solution idéale pour un texte qui, il est vrai aussi, n'est pas toujours sans obscurité.
•
Mais, plutôt que de gloser sans fin sur les carences qui entourent la mise en circulation sur ce segment du marché du livre d'une partie des écrits attribués à Liezi réunis autour du thème du destin, je vous propose de confronter plusieurs traductions de la même anecdote.
D'abord, le texte : j'ai choisi la dernière anecdote du dernier livre [«
Shuōfú » 說符, VIII. 36] :
昔齊人有欲金者。清旦衣冠而之市。適鬻金者之所。因攫其金而去。吏捕得之。問曰。人皆在焉。子攫人之金何。對曰。取金之時。不見人。徒見金。
Pour vous aider dans votre lecture ne manquez pas d'utiliser les perfectionnements que le site
Chinese Text Project a mis à votre disposition, et son
dictionnaire (voir ci-dessous) qui permet d'accéder en un clic à des emplois des caractères élucidés dans les autres textes saisis dans sa très riche base de données textuelles.
Les traductions (françaises uniquement) maintenant. Il y en a trois : celle du missionnaire Jésuite, le Père
Léon Wieger (1856-1933) dans
Les pères du système taoïste (1913, Paris : Les belles Lettres, 1950) (p. 151)
[I] ; celle de Benedykt Grynpas (1961) (1976, p. 282 ; 2009, p. 96)
[II] et celle, la plus récente, que l'on doit à
Jean-Jacques Lafitte et que l'on trouve dans
Lie Tseu (Liezi),
Traité du vide parfait. Paris : Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes », n° 149, 1997, 229 p., p. 182)
[III] :
[I] Un homme de Ts’i fut pris soudain d’un tel désir d’avoir de l’or, qu’il se leva de grand matin, s’habilla, se rendit au marché, alla droit à l’étalage d’un changeur, saisit un morceau d’or et s’en alla. Les gardes le saisirent et lui demandèrent : Comment as-tu pu voler, dans un endroit si plein de monde ? Je n’ai vu que l’or, dit -il ; je n’ai pas vu le monde.
[II] A Ts'i vivait un homme d'une grande avidité pour l'or. Tôt le matin, il mit ses vêtements, se coiffa et courut ensuite au marché. Il s'approcha de la table d'un changeur, s'empara de l'or et s'enfuit. L'agent de l'autorité qui l'arrêta le questionna : « Comment, dit-il, avez-vous pu saisir de l'or en public ? » L'autre répondit : « Lorsque je me suis emparé de l'or, je n'ai plus vu les hommes … Je ne voyais que l'or. »
[III] Un Qien voulait de l'or. Il se vêtit dès l'aube, mit un chapeau et alla au marché. Il s'approcha de la table d'un changeur d'or, prit l'or et s'enfuit. Il fut arrêté et questionné : « Comment as-tu pu prendre l'or devant tout ce monde ? » Il répondit : « En prenant l'or, je ne voyais pas le monde, je ne voyais que l'or. »
Petit bonus : la même anecdote figure également dans ce qu'
Ivan P. Kamenarović, son traducteur français, appelle «
un véritable testament philosophique de l'Antiquité chinoise », le
Lüshi Chunqiu 呂氏春秋,
Printemps et automnes de Lü Buwei (Paris : Cerf, « Patrimoine-confucianisme », 1998, p. 298), [
XVI.7/j. 91.3.: «
Qù yoù » 去宥 « Eviter les étroitesses » (voir
ici) :
Un homme du pays de Qi fut pris un jour du soudain désir d'avoir de l'or. Il se leva de bon matin, mit ses vêtements et son couvre-chef et alla droit chez un changeur. Voyant des gens qui maniaient de l'or, il avança la main vers un lingot dont il s'empara. Les gardes l'ayant arrêté et attaché, ils lui demandèrent : « Comment avez-vous pu vous saisir devant tout le monde d'un or qui ne vous appartient pas ? – Je n'ai pas vu les gens, répondit l'homme, je n'ai vu que l'or. »
A vous de juger quelle est la meilleure et d'évaluer les avantages des unes par rapport aux autres, et, pourquoi pas, de proposer une nouvelle traduction pour ce passage dont chacun tirera, je n'en doute pas, des enseignements pour sa propre existence. (P.K.)