Pour cette première devinette de l'année, j'ai retenu un passage assez long d'un ouvrage lu pendant les vacances, ouvrage relativement récent qui, c'est mon avis, mériterait une réédition. Je n'en dis pas plus et vous laisse entrer dans l'esprit du personnage qui est, grâce à la qualité de l'écriture, miraculeusement ramené à la vie :
Je finis par me rendre à ses arguments, songeant, surtout, qu'une telle entreprise me servait d'abord à gagner ma vie et assurer l'avenir de ma fille. Je me mis donc en quête d'une œuvre qui flattât davantage les goûts primesautiers et volontiers lestes qui ont cours ici, malgré les protestations des hommes d'Eglise.J'attends vos réponses avec impatience et vous promets la solution pour la fin de l'année du rat. (P.K.)
Cette recherche me causa bien du souci car mon bagage d'écolier chinois se composait surtout des ouvrages de morale et de philosophie : ceux que nos missionnaires s'attachaient, précisément, à tourner en français et en latin. Si je voulais arracher à M. Galland quelque miettes de son succès, je devais trouver non pas un ouvrage de littérature communément admiré, mais l'un de ces romans que les lettrés écrivent sous le manteau, pour leur divertissement et celui de leurs amis : les éducateurs, habituellement, n'aiment point à les placer entre les mains des adolescents ! Pour comble de malchance, sur ce point, j'avais bénéficié de la plus sévère éducation qui soit, loin d'une famille où les livres interdits peuvent se voler sans encombre aux adultes qui font semblant d'ignorer le larcin. J'étais donc parfaitement ignorant : les bons Pères qui m'avaient élevé se voyaient trop chargés de besogne pour aborder autre chose que le littérature classique. Quelles seraient donc mes ressources ? Je songeai aux richesse immenses de la littérature chinoise même dans ses aspects les plus convenables : je ne désespérais pas de marier la bienséance, mes connaissances et la réussite en ce pays.
Les récits historiques me parurent, dans un premier temps, receler de grands trésors : à d'interminables péripéties, rebondissant de chapitre en chapitre, ils ajoutaient ce parfum ambigu des choses dont on ne sait si elles furent véritablement vécues ou bien inventées. Pourtant, je changeai d'avis aussitôt ; moi-même, je n'avais jamais su me retrouver dans l'Iliade ou l'Odyssée par manque de familiarité avec les hommes et les lieux : tous me paraissaient avoir des noms imprononçables. J'imaginais mon lecteur parisien aussitôt submergé !
Je songeais ensuite aux pièces de théâtre dont la littérature chinoise est si riche depuis le XIVe siècle : genre dont les Français raffolent entre tous. Mais à la réflexion, je doutai que nos tragédies, mi-chantées, mi-parlées, laissent passer leurs grâces à travers une traduction et sans le recours de la scène. Je risquais aussi la censure des dames et de l'Eglise : que dire, ici, d'un drame tel le Dit du luth dont la conclusion heureuse est que le mari trouve le moyen de vivre le plus honnêtement du monde entre ses deux épouses ? Celles-ci, de plus, deviennent au dernier acte les meilleures amies que l'on puisse imaginer et s'entraident pour servir au mieux l'époux tout-puissant. De quoi me faire mettre à l'index !
C'est pourquoi je penchai bientôt pour nos romans à épisodes qui, brodant librement sur un thème historique, me parurent un fonds moins stérile. Je songeai à traduire le Roman du bord de l'eau, la geste des Trois Royaumes, le Récit du voyage vers l'Occident. Pourtant, j'en vins à la conclusion que de tels textes étaient, aussi, difficilement traduisibles. La trame en est faite de variations infinies et romanesques sur une histoire connue de tous et attestée par les annales dynastiques. L'habileté de l'auteur, ou des auteurs, consiste à transposer les faits pour leur donner une coloration philosophique, politique ou morale : le récit ainsi transformé devient, au fil des âges, plus authentiquement existant, dans la mémoire des peuples, que le réalité. Le plaisir que l'on prend à la Chine de cette littérature vient de ses arrangements, de ces interprétations d'un fonds bien connu. Mais les lecteurs d'ici ne sauraient en goûter la saveur pas plus que l'ampleur du style qui, par le biais de l'écriture idéogrammatique, parle autant aux yeux qu'à l'esprit.
En dernier ressort, j'imaginais de traduire les poèmes de l'anthologie que tous les écoliers chinois connaissent, le Qianjiashi, les Poésies de mille auteurs. Des générations de jeunes Chinois y ont appris et y apprennent encore les rudiments des meilleurs auteurs des Tang et des Song, fleurons de notre littérature médiévale. Mais il me parut difficile et presque au-dessus de mes forces de transcrire ces poèmes autrement que dans une prose française maladroite, où les mots chinois et leurs idéogrammes perdraient leur mystérieux pouvoir d'évocation et de correspondance.
Les recherches effectuées sur les layettes de la Bibliothèque du Roi ne firent qu'accroître mon découragement : pas un seul texte littéraire ne s'y trouvait, à l'exception d'un petit recueil de poésies anciennes [...]. Tout le reste n'était que philosophie, histoire, médecine, mathématique : en un mot, tout ce qui pouvait servir à l'avancement des sciences et des techniques, conformément à la tâche que le roi avait confié à ses mathématiciens. Je n'y pouvais, certes, découvrir la source des frivolités que je méditais !