jeudi 4 octobre 2007

La traduction des langues asiatiques


Journée sur la traduction
des langues et des littératures asiatiques

organisée par la
Jeune équipe
« Littératures d’Extrême-Orient, textes et traduction »
Université de Provence
Salle des Professeurs (2e étage)
Aix-en-Provence, 26 octobre 2007

Programme


9h00 : Ouverture de la journée (N. Dutrait)

9h15-9h30 : Pierre Kaser (Université de Provence), « Traduire ou non l'implicite : Le "Yangxian shusheng" de Duan Chengshi (vers 800-863) »

9h30-10h00 : Nguyen Phuong Ngoc (Université de Provence), « Traduire le temps et l'espace. L'exemple du premier chapitre des Sables et poussières, traces de quelqu'un (1992) de l'écrivain vietnamien Tô Hoài »

10h00-10h30 : André Delteil (Université de Provence), « Quelques problèmes de la traduction du haiku en français »

10h30-11h00 : Pause

11h00-11h30 : Elizabeth Naudou (Université de Provence), « A travers les temps en hindi : l’imparfait chez Nirmal Verma. »

11h30-12h00 : Vincent Grépinet (Université de Strasbourg), « La traduction d’un texte tiré du Kôkan hitsudan »

12h00 : Pause repas

14h00-14h30 : Julie Kim (Université de Provence), « Traduire en français les onomatopées coréennes »

14h30-15h00 : Anne-Hélène Suárez Girard (Universitat Autonòma de Barcelona), « Forme et contenu : problèmes de mètre et d’intertextualité en traduction de poésie chinoise classique ».

15h00-15h30 : Louise Pichard-Bertaux (Université de Provence/CNRS), « La mode de l'anglo-thaï : anglicismes et néologismes chez Win Liaw-warin »

15h30-16h00 : Noël Dutrait (Université de Provence), « Quelques difficultés dans la traduction d’un roman de Mo Yan ».

16h00-16h15 : Pause

16h15-16h45 : Paolo Magagnin (Université de Venise), « Une saveur brûlante sur ses lèvres : traduire le langage de la passion dans Rivière d'automne de Yu Dafu ».

16h45-17h15 : Solange Cruveillé (Université de Provence), « Quelques difficultés de traduction dans les romans de Wang Dulu ».

17h15-18h30 : Discussion générale

Contact : Noël Dutrait, Noel.Dutrait@univ-provence.fr

Suspens

Ce n'est que dans plus d'un mois, soit le 10 novembre 2007, que sera finalement dévoilé le nom du lauréat du premier Man Asian Literary Prize 曼氏亞洲文學獎. Ce prix couronnera le meilleur « Asian novel unpublished in English ». Soutenu par un groupe privé et organisé conjointement par le Hong Kong International Literary Festival, l'Université of Hong Kong et la Chinese University of Hong Kong, ce prix vise à faire connaître au delà de leur ère culturelle d'origine de nouveaux auteurs asiatiques et à faciliter la publication et accessoirement la traduction en anglais de leurs œuvres, tout en mettant l'accent sur l'extraordinaire développement de la création littéraire en Asie. La sélection du lauréat qui se verra remettre 10 000 $ quand son traducteur n'en recevra que 3000, se fait en plusieurs étapes : la dernière qui se déroulera pendant la troisième semaine du mois d'octobre amènera un jury à retenir un des vingt titres présélectionnés en juillet. Cette « long list » a été rendue public le 20 juillet dernier. La voici :
  • Tulsi Badrinath, The Living God (Inde)
  • Sanjay Bahadur, The Sound Of Water (Inde)
  • Kankana Basu, Cappuccino Dusk (Inde)
  • Sanjiv Bhatla, InJustice (Inde)
  • Shahbano Bilgrami, Without Dreams (Pakistan)
  • Saikat Chakraborty, The Amnesiac (Inde)
  • Jose Dalisay Jr., Soledad’s Sister (Philippines)
  • Reeti Gadekar, Families at Home (Inde)
  • Guo Xiaolu, 20 Fragments of a Ravenous Youth (Chine)
  • Ameena Hussein, The Moon in the Water (Sri Lanka)
  • Nu Nu Yi Inwa, Smile As They Bow (Birmanie)
  • Jiang Rong, Wolf Totem (Chine)
  • Hitomi Kanehara, Autofiction (Japon)
  • N S Madhavan, Litanies of Dutch Battery (Malaisie)
  • Laxmi Narayan Mishra, The Little God (Inde)
  • Mo Yan, Life and Death Are Wearing Me Out (Chine)
  • Nalini Rajan, The Pangolin’s Tale (Inde)
  • Chiew-Siah Tei, Little Hut of Leaping Fishes (Malaisie)
  • Shreekumar Varma, Maria’s Room (Inde)
  • Anuradha Vijayakrishnan, Seeing The Girl (Inde)
  • Sujatha Vijayaraghavan, Pichaikuppan (Inde)
  • Xu Xi, Habit of a Foreign Sky (Hong Kong)
  • Egoyan Zheng, Fleeting Light (Taiwan)
Chacun appréciera selon ses goûts et ses compétences cette première sélection réalisée à partir d'un éventail très large de quelque 240 ouvrages écrits directement en anglais (!) ou traduits d'une demi-douzaine de langues asiatiques.

Restent donc en lice 12 auteurs indiens, une Pakistanaise, un Philippin, une Srilankaise, une Birmane, deux auteurs malais, une Hongkongaise, un Taiwanais, une seule Japonaise et trois auteurs chinois. Un document au format pdf permet de faire connaissance avec ces auteurs à la notoriété plus ou moins grande, je vous y renvoie >> ici.

Plusieurs générations d’auteurs de notoriété très diverses sont représentées : la cadette de cette sélection est la surprenante japonaise Kanehara Hitomi 金原ひとみ (1983), de 37 ans la cadette de celui qui semble être le doyen de cette sélection, le Chinois Jiang Rong, né en 1946.

Pour nous en tenir au domaine chinois, il est représenté par cinq personnalités très différentes les unes des autres, non seulement par le parcours, mais aussi la nature de leurs écrits :
  • Egoyan Zheng (Yigeyan 伊格言) de son vrai nom Zheng Qianci 鄭千慈, est né en 1977 à Tainan. Il est diplômé de l'Université Tamkang en littérature chinoise après avoir fait des études médecine et de psychologie. Il a publié son premier roman à l'âge de 26 ans. Pour le découvrir, il faut se rendre sur son blog >> ici. L’ouvrage pour lequel il a été retenu, Fleeting Light (Liuguang 流光) est encore inédit.
  • De même, on apprend tout sur la sino-indonésienne Xu Xi native de Hong Kong où elle a déjà publié six ouvrages (des essais et des romans) ainsi que des anthologies de littérature hongkongaise en anglais, en visitant son site (ici), excepté son âge et les caractères de son nom : les articles en chinois qui parlent du Prix, ne se donnent même pas la peine de la mentionner !
  • J'avais déjà eu l'occasion d'évoquer (ici) Guo Xiaolu 郭小櫓 qui concourt avec 20 Fragments of a Ravenous Youth (貪婪青春的20個片段) ; un petit détour sur son site permettra à ses admirateurs potentiels de faire la mise à jour nécessaire et de lire un court extrait de ce nouvel opus.
  • Quant à Mo Yan 莫言, est-il encore nécessaire de le présenter ? On peut penser que sa notoriété aurait dû l'écarter d'un tel concours : mais, après tout, son œuvre est peut-être moins bien connue dans le monde anglo-saxon que dans l'espace francophone où elle a été si bien servie et défendue : les habitués de ce blog savent pourquoi, les autres n'ont qu'à jeter un coup d'oeil sur les billets qui en parlent. La sortie de Life and Death Are Wearing Me Out, traduction anglaise de Shengsi pilao 生死疲勞, est du reste déjà programmée pour le début de l'année 2008 chez Arcade Publishing, maison qui a déjà publié quatre traductions de cet auteur. Sur cette œuvre qui tranche avec ses romans précédents, on peut aller voir ce que Mo Yan en disait en mars 2006 sur Sina (en chinois : ici)
  • Le cas Jiang Rong 姜戎 est un peu différent et mériterait de plus amples développements -– pris par l’urgence de vous faire au plus tôt prendre part au suspens de la désignation du Man Asian Literary Prize, je les renvoie à plus tard. Originaire, selon les sources du Jiangsu ou de Pékin (!), Jiang Rong est l'auteur d'un livre phénomène qui, depuis sa première édition en 2004, a déjà fait coulé beaucoup d'encre : Lang tuteng 狼圖騰. Ce pavet qu'il a mis plus de 35 ans à boucler a déjà été traduit en coréen ; il est attendu début 2008 dans pas moins de 15 langues européennes (voir ici) dont le français (Eurane) et bien entendu l'anglais (H. Hamilton). Tout récemment LivresHebdo en ligne révélait que le roman constituait un argument de poids dans la politique éditoriale du groupe d'édition Penguin en Chine. Différentes sources ont également insisté sur le montant record du contrat d'édition signé à cette occasion, avançant le chiffre de 100 000 $. Mais la manne ne devrait pas se tarir de sitôt, car une adaptation cinématographique serait déjà sur les rails (voir ici et ici). En attendant le film, les enfants peuvent déjà frissonner en lisant leur version réduite (小狼小狼) de cette histoire de loups (Wuchang, Changjiang wenyi, 2005).
Plus que 38 jours à attendre pour connaître la difficile décision du jury ; je m'engage à vous la communiquer au plus vite : quel suspens ! (P.K.)

mercredi 3 octobre 2007

Sous le signe de Saint Jérôme

Si j'ai choisi d'illustrer ce billet par une peinture de Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit Le Caravage (1571-1610) datant de 1605, c'est pour honorer dignement celui qu'elle représente, à savoir Jérôme de Stridon (vers 340-420) ; non pas le Saint Père de l'Eglise, mais le traducteur en latin de la Bible en grec ancien (la Vulgate) et de l'ancien testament en hébreu [voir ici], et le protecteur des docteurs, des étudiants, des archéologues, des pèlerins, des bibliothécaires, des libraires, mais aussi et surtout des traducteurs. L'occasion m'en est donnée par la Journée internationale de la traduction qui a eu lieu le 30 septembre, date de sa mort. Sur cet événement voir ici, ou directement sur le site de la Fédération Internationale des Traducteurs (FIT).

Ayant manqué de trois jours la célébration de cet
anniversaire et les manifestations qui l'ont marqué à travers le monde, je vais tenter de me rattraper en vous demandant de noter, plus d'un mois à l’avance, que les 24èmes Assises de la traduction littéraire en Arles auront lieu les 9, 10 et 11 novembre 2007. Le programme complet de ce rendez-vous annuel est téléchargeable à partir de la page d'accueil de l'Association des traducteurs littéraires de France (ATLF). Il devrait selon toute vraisemblance apparaître bientôt sur le site des Assises de la traduction Littéraires en Arles (ATLAS) [C'est fait : ici (18/10/07).

Voici les points forts de ces journées dont le thème sera «
Traduction/histoire » :
la conférence inaugurale (9/11, à 15h30) permettra à Maurice Olender de se poser la question suivante : « En quelle langue Dieu a-t-il dit « Fiat Lux » ? Usages chrétiens de l’hébreu » ; elle sera suivie à 16h30 par une table ronde sur le sujet « Traduire Braudel », puis à 18h30, ce sera une rencontre avec les jeunes traducteurs. Le samedi 10, les « Lectures bilingues » matinales (9 h - 10 h) seront suivies d'ateliers de langues. L'après-midi, à 14h30, une première table ronde s'attachera à « Traduire le texte historique » avec des intervenants pour l'anglais, l'hébreu, l'allemand, le russe, puis une autre à 16h30, sera tenue sur le thème « Traduction et histoire culturelle ». Le dimanche 11, et ce dès 9 h., des ateliers de langues seront organisés autour de l'anglais pour la jeunesse, l'espagnol, le polonais, le thaï avec Jean-Michel Déprats et la traduction de poésie. A 10 h 30, une table ronde ATLF envisagera « La situation du traducteur en Europe ». La conférence de clôture, sera donnée par Jean-Yves Mollier : « Traduction et mondialisation de la fiction : l’exemple d’Alexandre Dumas père en Amérique du Sud ». Un beau programme.
Je profite de ce billet sur la traduction pour vous inviter une nouvelle fois à visiter le site Danwei.org qui s'est récemment ému de la baisse de qualité des traductions chinoises et a consacré à ce sujet un billet intitulé « Translation and its discontents ». Daté du 1 octobre 2007, il est signé Joel Martinsen qui s'appuie sur les traductions fournies par le site EastSouthWestNorth (ici) et un long billet mis en ligne ici. Joel Martinsen signale également l'existence d'un intéressant blog qui organise la surveillance dans ce secteur et sur lequel nous aurons sans aucun doute l'occasion de revenir un de ces jours.

Le constat qui est fait là, et les tendances dont on a déjà signalé ici-même les excès (voir notre premier billet, publié il y a un peu moins d'un an) n'empêchent pas que l'on fête la traduction en RPC même et que l'on y décerne des prix à celles et ceux qui se distinguent le plus dans ce domaine. C'est ce que le
Quotidien du Peuple en ligne saluait dans un article au titre peu engageant, « Un lauréat du plus haut prix du milieu de la traduction en Chine » (2/10/07) . Je cite :
« Lors du 19ème Concours national « Han Suyin » des jeunes traducteurs (韩素音青年翻译奖) qui a eu lieu dernièrement, le premier prix qui a été vacant durant les précédents concours vient enfin d’avoir son titulaire. La lauréate de ce prix est Chen Yanmin 陈燕敏, une aspirante à la maîtrise de la spécialité de la littérature linguistique de la langue anglaise de l'Université des langues étrangères de Shanghai. Le prix en question, le prix le plus élevé du milieu chinois de la traduction, a été instauré à l'intention des jeunes Chinois par Han Suyin 韩素音 [(1917-)], pseudonyme de la romancière anglaise d'origine chinoise Elisabeth Comber, née [Rosalie Elisabeth Kuanghu Chow, et de son nom chinois] Zhou Guanghu 周光湖. »
Sur la même page, on trouve l' « article pertinent » (sic) suivant : « Publication des « Annales de traduction de la Chine 2005-2006 » à Beijing » (26.09.2007) qui nous apprend que (je cite) :
« les Annales de traduction de la Chine 2005-2006 ont été publiées récemment par les Editions en langues étrangères. Il s'agit du premier manuel qui traite de la situation actuelle et des dernières connaissances acquises dans le domaine de la traduction chinoise. En tant que livres dédiés à la Journée de la traduction internationale qui tombera le 30 septembre et la 18e Conférence mondiale de la traduction qui se tiendra l'année prochaine, ces annales d'un million de caractères chinois couvrent presque tous les aspects du métier de la traduction chinoise, dont les grands événements, les échanges internationaux, la recherche théorique, les services de traduction et la formation des traducteurs qualifiés. La partie « Enquêtes et documents » montre pour la première fois les enquêtes réservées aux traducteurs qualifiés menées en 2005 et en 2006 par les autorités concernées. En tant que premières annales sur la traduction, cette « encyclopédie » rassemble non seulement les archives complètes des années 2005 et 2006 mais aussi des documents précieux relatifs à l'histoire de l'Association chinoise des traducteurs fondée en 1982. »
Il ne nous reste plus qu'à mettre la main sur cette somme. La chasse est ouverte. (P.K.)

dimanche 30 septembre 2007

La Fureur de lire à Genève

La Fureur de lire à Genève
« Orients extrêmes »
(19-23 septembre 2007)

Invités par la ville de Genève, nous avons reçu un accueil chaleureux des organisateurs, et avons participé à quatre rencontres, soit comme spectateurs, soit comme « conférenciers ».

Le première séance réunissait deux historiens, Jérôme Bourgon (IAO-CNRS, université de Lyon) et Luca Gabbiani (Ecole française d’Extrême-Orient) qui étudient le supplice chinois et la représentation que s’en font les Chinois et les Occidentaux. Ils confrontaient leur point de vue avec celui de deux grands écrivains chinois, Mo Yan et Yu Hua, qui tous deux ont évoqué les supplices chinois dans leurs œuvres (Le Supplice du santal pour Mo Yan et 1986 pour Yu Hua). La démarche était originale et intéressante : projeter des photographies prises au début du XXe siècle des derniers supplices infligés en public (âmes sensibles s’abstenir…) et demander aux deux écrivains quel commentaire elles leur inspiraient. Là où les historiens soulignaient l’indifférence du public chinois qui assistait à ces exécutions (en contradiction avec les sources écrites qui reflètent une certaine liesse), les écrivains pensaient qu’il s’agissait de photos mises en scène qui n’avaient pas pu refléter l’excitation des spectateurs. Ils soulignaient aussi le fait que les Chinois présents voyaient peut-être pour la première fois de leur vie un appareil photo qui attirait leur curiosité et les laissait stupéfaits. Yu Hua a raconté avec une grande franchise comment pendant la Révolution culturelle, dans le bourg où il habitait, il avait assisté à plusieurs exécutions capitales (et sommaires), auxquelles une foule se pressait comme pour assister à un spectacle. Au fond, le document brut que constitue une photographie garde son mystère selon qu’il est étudié par les historiens ou les romanciers. Pour conclure, les deux historiens et les deux écrivains ont confronté leur approche de la question des supplices, Yu Hua confessant que lorsqu’il avait écrit son roman 1986, il avait longtemps été assailli la nuit par des cauchemars, tandis que l’historien Jérôme Bourgon indiquait que pour lui, il s’agissait de faits historiques qui ne le troublaient pas au point d’en faire des mauvais rêves. Et Mo Yan de conclure en disant qu’il était normal que l’écrivain fasse des cauchemars, car il se met dans la peau à la fois du bourreau et de celle des victimes. L’historien doit rester impassible face aux faits, tandis que l’écrivain fait marcher son imagination…

La deuxième séance réunissait Mo Yan, Yu Hua et moi-même pour une discussion a bâtons rompus sur la littérature chinoise contemporaine, le statut des écrivains chinois, la traduction de leurs œuvres. Le débat était dirigé par Nicolas Zufferey, professeur à l’université de Genève, et Paul Ghidoni, responsable des bibliothèques municipales de Genève. Dai Sijie, qui devait y participer, avait été empêché en dernière minute. Nicolas Zufferey, spécialiste du confucianisme, a précisé en introduction à quel point il trouvait important de connaître la littérature contemporaine chinoise et la haute estime qu’il portait aux écrivains présents à cette séance. Il leur a demandé ce qu’ils pensaient de l’appréciation du professeur Kubin (dont nous nous sommes fait l’écho sur ce blog) sur la littérature chinoise contemporaine digne, à ses yeux, d’être jetée à la poubelle. Quelque peu provocateur, Yu Hua a répondu que c’était sans doute exact, puisque à chaque époque paraissent des œuvres innombrables qui sombrent rapidement dans l’oubli. Il en sera de même pour la littérature chinoise des XXe et XXIe siècle dont on ne se souviendra plus tard que peut-être de 10 % des œuvres. Ce qui semblait davantage préoccuper Yu Hua, c’étaient les nombreux commentaires indignés contre les propos du professeur Kubin qui ont fleuri dans les médias chinois : pourquoi y attacher tant d’importance ?
Il a aussi été demandé aussi aux écrivains comment ils faisaient pour savoir si les traductions de leurs œuvres étaient bonnes puisqu’ils ne connaissent aucune langue étrangère. Mo Yan a dit qu’il se renseignait auprès d’amis capables de lire dans telle ou telle langue où ses œuvres sont traduites. Mais il a indiqué aussi avec son habituel humour que lorsque les traducteurs n’entraient jamais en contact avec lui, ne lui posaient aucune question, il s’interrogeait sur la qualité de leurs traductions. En effet, dans ses romans figurent de nombreux termes dialectaux typiques du Shandong que peu de traducteurs étrangers peuvent connaître.
J’ai moi-même indiqué comment Liliane Dutrait et moi traduisions « à quatre mains » les romans de Mo Yan. J’ai essayé de montrer quel plaisir extraordinaire nous avions à « écrire en français » ces œuvres magnifiques et quel bonheur c’était aussi de dialoguer avec leur auteur.

Le lendemain, les mêmes écrivains se retrouvaient à l’université de Genève pour un débat avec les étudiants et les enseignants du département. Cette discussion a bâtons rompus ayant lieu tout en chinois, sans traduction, les auteurs étaient plus détendus et ont livré sans retenue leur point de vue sur beaucoup de questions passionnantes : le statut de l’écrivain en Chine, la censure, les droits d’auteurs, les grandes questions qui se posent à la société chinoise : la corruption, la montée de la délinquance, les difficultés de la vie quotidienne…

En fin d’après-midi, une autre séance réunissait à la Fondation Baur Mo Yan et ses traducteurs… Liliane Dutrait et moi-même. Mo Yan a pu visiter les magnifiques collections d’art asiatique de la fondation, accompagné par Mme Estelle Niklès van Osselt qui parle parfaitement chinois, puis il a dialogué avec un public acquis à son talent d’écrivain et connaisseur de ses œuvres. Liliane Dutrait a évoqué quelques-unes des difficultés que nous rencontrons dans la traduction des romans de Mo Yan dans un petit inventaire loin de rendre compte de tous les questionnements, affres, incertitudes… et bonheurs qui jalonnent ce travail. Difficultés liées aux spécificités de la langue chinoise, mais aussi propres à l’œuvre qui développe une grande variété de registres, voire de styles (ou parodies de styles), qui foisonne d’éléments récurrents d’un roman à l’autre – thèmes, lieux, expressions, proverbes… –, qui est teintée d’une « couleur locale » très forte, etc.
Nous avons exposé notre méthode de travail en commun en insistant sur l’ultime étape, le moment où nous lisons à haute voix la dernière mouture de la traduction pour en gommer les aspérités, en trouver la « musique » et s’assurer que le texte passe bien à l’oral. Mo Yan a aussitôt réagi en rappelant que Flaubert lisait à haute voix ses œuvres dans une pièce appelée « le gueuloir »… et il nous a demandé si dans notre maison du Puy-Sainte-Réparade, où il est venu en 2004, nous en avions aussi un !
A une question sur la manière dont il écrivait, Mo Yan a répondu qu’il avait abandonné l’ordinateur pour écrire et était revenu au stylo. L’ordinateur le freinait dans son rythme d’écriture et constituait une barrière entre lui et sa page (il était aussi « distrait » par les messages qui lui arrivaient par e-mail et par les tentations qu’offrait Internet). Il a indiqué que son dernier roman Shengsi pilao, qui ne compte pas moins de 539 pages, a été écrit en 43 jours ! Après y avoir réfléchi pendant de nombreux mois, il s’est enfermé et l’a écrit presque d’un seul jet. Ensuite, un de ses étudiants l’a saisi sur l’ordinateur et il a alors effectué quelques corrections. Il a aussi précisé qu’il écrivait à présent en caractères non simplifiés, pour la beauté du geste…

A Genève, nous avons pu aussi visiter la belle exposition de Ye Xin, Palais d’été, dans laquelle le peintre calligraphe met en scène Victor Hugo et rend hommage à ce géant des lettres qui avait su s’élever contre les Français et les Britanniques, auteurs du sac du palais d’Eté. Et nous sommes repartis trop vite, frustrés de n’avoir pu assister à toutes les rencontres avec des écrivains indiens, des illustrateurs coréens et bien d’autres encore…

Soulignons aussi l’efficacité des traducteurs mobilisés pour animer ces séances, Frédéric Wang de l’ENS de Lyon, Laure Zhang et Grace Poizat de l’université de Genève. (Noël Dutrait)