Đoàn Cầm Thi qui nous a fait l'amitié de venir participer le 13 mars dernier au colloque que notre équipe a organisé sur le thème « Littératures d'Asie : traduction et réception » pour une communication sur « La réception de la jeune littérature vietnamienne en France », nous a fait parvenir un texte sur l'auteur qu'elle vient de révéler au public français par la publication aux Editions du Seuil de Chinatown (Collection « Cadre vert », 2009, 192 p.). L'ouvrage, qui a reçu un excellent accueil de la part de la critique et de Noël Dutrait qui nous en conseillait récemment la lecture, ne fournissant pas d'appareil critique, la présentation de Thuận et de son œuvre s'avère un très utile complément à sa découverte.Mais avant de livrer la première partie de ce texte instructif (dont la seconde sera mise en ligne dans la foulée), je rappelle que Đoàn Cầm Thi est non seulement traductrice et critique littéraire, notamment dans les colonnes de La revue des ressources, mais qu'elle enseigne également la littérature vietnamienne. Elle a publié de nombreux articles et ouvrages dont La Douleur de Marguerite Duras (Hanoi, 1999), Poétique de la mobilité - Les lieux dans Histoire de ma vie de George Sand (Rodopi, 2000) et Au rez-de-chaussée du paradis. Récits vietnamiens 1991-2003 (Picquier, 2005), lauréat du prix « Le Mot d’Or de la traduction 2005 » (UNESCO - Agence intergouvernementale de la Francophonie - Société française des traducteurs). [La ponctuation iconographique est la mienne et exploite des images dont on peut retrouver la source en cliquant dessus] (P.K.) Thuận ou le roman comme recherche
« Je n’ai jamais écrit, croyant le faire, je n’ai jamais aimé, croyant aimer, je n’ai jamais rien fait qu’attendre devant la porte fermée »
(M. Duras, L’Amant)
I. Une passion d’écrire Née à Hanoi, vivant depuis 17 ans à Paris après avoir fait des études à Moscou, Thuân fait partie de la nouvelle génération d’écrivains qui ont grandi loin des combats de la guerre du Vietnam. Elle est l’auteure de nombreuses nouvelles et de cinq romans dont quatre ont été publiés au Vietnam : Made in Vietnam (Editions Van Moi (Californie), 2002), Chinatown, Paris le 11 Août (Paris 11 tháng 8, 2005), T. a disparu (T mất tích, 2006) et Vân Vy (Vân Vy [n. il s'agit des prénoms de deux personnages principaux], 2008), qui connaissent un succès croissant. Avant de consacrer une étude plus approfondie à Chinatown qui vient d’être publié au Seuil (« Cadre vert », février 2009) [n. Toutes nos citations renvoient à cette édition], nous nous proposons de faire une brève présentation de l’œuvre de Thuân.
- 1. What do you like for breakfast [n. Cette nouvelle a été publiée dans Au rez-de-chaussée du paradis. Picquier, 2005]
La nouvelle virevolte autour du morne quotidien d’une Vietnamienne. Le lecteur suit son laborieux apprentissage de l’anglais dans les cours du soir qui se multiplient dans les villes vietnamiennes à l’époque de l’Ouverture.
L’ennui est un thème récurrent dans l’œuvre de Thuân. Dans What do you like for breakfast, la narratrice prend son petit-déjeuner dehors, au milieu des poussières et des bruits, dégoûtée par l’odeur du plat favori de son mari — composé de nouilles instantanées aux œufs. Dans Made in Vietnam, Phuong s’ennuie, partout, chez elle, chez ses parents, chez ses beaux-parents. Dans T. a disparu, l’héroïne, quitte le nid conjugal, et cette fois pour de bon.
Thuân décrit souvent l’ennui, la tristesse, le désarroi avec humour et dérision. C’est dans le recours au rire qu’elle puise sa force.
A Hanoi, en l’an 2000, embauchée comme rédactrice du Courrier du Cœur de la revue Femmes, Phuong découvre un nouvel univers et regarde bientôt son existence quotidienne d’un œil différent : son mari passionné de chaussures, ses parents anciens cadres mais nouveaux riches, ses frères et sœurs exilés en Allemagne, ses collègues journalistes absorbés par leurs multiples trafics, ses amants tous nommés Khanh,… A travers son itinéraire de Hanoi — capitale socialiste austère — à Hochiminh Ville, ex-Saigon, mégalopole méridionale occidentalisée, le lecteur aperçoit le Vietnam sous son nouveau jour : une société post-communiste, un peuple en voie de développement, une économie de marché à orientation socialiste, en tout cas un pays et non pas une guerre ni une carte postale.
Sur un ton où s'entremêlent humour et ironie, ce livre de 192 pages, sans chapitres ni paragraphes, raconte mille et une facettes de la vie made in Vietnam. Passionnée du langage, Thuận crée des rythmes étranges pour ses phrases. Dès son premier livre, elle a bousculé le code romanesque traditionnel afin de déranger le lecteur.
Made in Vietnam se clôt sur cette déclaration : «
Tous les personnages de Made in Vietnam
sont réels » avant de «
remercier ceux qui sont restés pendant deux mois dans cette histoire et ont créé des situations imprévues : Duong Tuong, traducteur vivant à Hanoi, dans le rôle du traducteur célèbre, soixante-dix ans ; Phuong Thanh, chanteuse, dans le rôle de Madonna ; six millions d’habitants de Saigon dans le rôle des six millions d’habitants de Saigon, etc. », en particulier «
Pham Thi Hoai, dans le rôle de l’auteure de Made in Vietnam ».
Inspiré de la canicule de 2003 en France, ce roman retrace l’itinéraire de deux jeunes Vietnamiennes vivant à Paris, Liên et Mai Lan. Liên travaille comme femme de compagnie de personnes âgées et perd son emploi au terme de cet été meurtrier. Mai Lan est fille entretenue et interprète. Si elles sont Hanoiennes et nées la même année, elles s’opposent sur tous les plans. Autant Mai Lan est jolie et extravertie, autant Liên est hideuse et timide. Mais la beauté de Mai Lan ou la laideur de Liên peuvent-elles apaiser leur souffrance d'exil ?
A travers ces deux chemins qui se sont croisés un après-midi de 2003 au supermarché Tang Frères, le lecteur est captivé par des faits crus mais fantaisistes de plusieurs univers. Mêlant d’autres destins d’exilés — Cubains, Tchèques, Libanais — , le roman dévoile une certaine France vue par ses immigrés.
D’une écriture tissée d’humour et de grâce, Paris le 11 Août est un texte où s’imbriquent fiction et documentaire : ses 22 chapitres débutent chacun par un extrait d’articles traitant de la canicule de 2003. Il a reçu en 2006 le prix de l'Union des Ecrivains du Vietnam.
Le 4e roman de Thuân change de point de vue. Si dans les premiers textes, l’histoire est narrée par une femme, dans
T. a disparu dont l’intrigue se déroule à Paris, le personnage central est un homme, un Français. Certes, T, sa femme, est d’origine saïgonaise, mais elle ne lui a jamais rien raconté de sa ville natale. De toute façon, le lecteur ne l’entend jamais, car lorsque le roman s’ouvre, elle a déjà disparu. Le livre n’évoque aucune réalité vietnamienne hormis une scène, anodine, qui se déroule dans le 13e arrondissement. Par ailleurs, dans l’imaginaire du héros qui n’a jamais mis les pieds au Vietnam et ne s’intéresse que fort peu à ce pays, il est souvent confondu avec le Japon.
T a disparu, emportant avec elle non seulement son corps, mais aussi toutes ses traces, y compris ses photos et son nom. Nommer ses personnages constitue un défi pour les romanciers. Or ceux de Thuân, mêmes les plus importants, sont souvent anonymes. Dans ce roman, c’est le cas du héros. Quant à l’héroïne, elle est désignée simplement par l’initiale T. Dans la pensée de son mari qui est aussi le narrateur de l’intrigue, ses souvenirs à elle ne tiennent jamais trois lignes, au point que le lecteur doute de son existence. Qui est T ? reste à la fin du roman une question sans réponse.
T a disparu ressemble à un roman à suspense dont l’atmosphère policière est source de divertissement. Mais très vite, l’on s’aperçoit que celle-ci ne va pas sans drame. Si les héroïnes de Thuân s’ennuient souvent, comme nous l’avons constaté, leurs maris semblent ignorer ce sentiment, sauf le personnage de T a disparu. Face à l'énigme de la disparition de sa femme, il mène l’enquête, pour essayer de comprendre le motif de ce départ certes, mais davantage pour tuer l’ennui. Du moins, c’est son aveu. Dans l’œuvre de Thuân, le conflit conjugal ne s’est jamais exprimé autrement que par le silence, le non-dit ou la fugue.
C’est dans l'intérêt de l’auteure pour le sujet déstructuré, décentré, déshumanisé, dans la fragmentation et la discontinuité de son récit, que s’exprime l’art post-moderne de T a disparu.
Ce dernier roman de Thuân est composé de deux parties, deux récits qui
s’emboîtent l’un dans l’autre. Le premier est l’histoire de B, homosexuel, qui a démissionné de ses fonctions de juge pour l’écriture et vit depuis dix ans avec le sida. L’autre est celle de Vy, jeune femme originaire de Hanoi, qui meurt d’ennui dans une vie monotone aux côtés de son mari, un médecin Viet Kieu — Vietnamien d’outre-mer — de vingt ans son aîné. Vân Vy est le roman d’une jeunesse loin d’être homogène. A côté de ceux qui, comme B, brûlent leur vie contre quelques instants de plaisir, apparaissent d’autres pour qui la vie signifie non seulement l’amour charnel, mais aussi le confort et la consommation. Le culte de la liberté individuelle est leur point commun. Avec ce roman, Thuân met fin donc à l’amour unilatéral de
Chinatown et à la naïveté de
Paris le 11 août.
Le personnage de B est inspiré de Guillaume Dustan, écrivain né en 1965 et mort du sida en 2005.
L’écriture de Vân Vy, comme souvent chez Thuân, est un mélange subtil d’humour et de fantaisie, d’inconfort et de grâce. [à suivre]
Đoàn Cầm Thi (Inalco)