mercredi 5 août 2009

Lectures rafraîchissantes

L'été, se pose pour beaucoup d'entre nous qui de par le monde devons traverser ou séjourner dans des contrées écrasées par le soleil, la question de savoir comment faire tomber la température de quelques degrés ou, si ce n'est pas possible, où trouver le moyen de supporter des conditions climatiques défavorables. Outre, les solutions habituelles que vous connaissez, certaines désastreuses comme l'achat d'un appareil de climatisation, d'autres plus risquées pour la santé comme l'ingestion de liqueurs rafraîchissantes ou de sorbets délicieux, il y a encore celle de trouver un dérivatif puissant capable de détourner l'attention des souffrances du moment. J'avais l'année dernière opté pour la lecture des mésaventures à répétition de la belle Emily dans le château d'Uldophe. Cette année, je vous offre un nouveau baume littéraire qui devrait, pour le moins, vous permettre d'affronter vaillamment quelques heures caniculaires de ce mois d'août commençant.

Je regrette de n'avoir rien de nouveau de mon cher Li Yu 李漁 (1611-1680) à vous proposer, lui qui présentait ses fictions comme « une boisson rafraîchissante dans la maison en flammes » [火宅中清涼飲子] - cela viendra un jour prochain -, mais j'ai, sinon mieux, au moins tout aussi efficace et surtout immédiatement disponible et propre à la consommation, avec ou sans additif.

Il s'agit de quelques récits d'un auteur chinois - Yuan Mei 袁枚 (1716-1798) - dont on devrait entendre parler encore plus sous peu grâce à des publications d'envergure, mais dont on a déjà parlé et fort bien, notamment dans une enceinte prestigieuse et par une voix éclairée.

L'enceinte est le Collège de France ; la voix, celle de Pierre-Etienne Will qui y occupe la chair d'Histoire de la Chine moderne et consacre son cours de l'année 2009 à un sujet passionnant : « Documents autobiographiques et histoire 1640-1930 ». C'est donc dans le cadre précis de cet examen attentif et admirablement documenté de l'écrit autobiographique dans la Chine du XVIIe au début du XXe siècles, qu'il fut - c'était le 28 janvier dernier -, question pendant une demi-heure de Yuan Mei. Cette « longue digression » s'achevait sur la synthèse suivante dont la lecture devrait vous inviter à écouter attentivement l'intégralité du propos et l'ensemble de cette série de conférences aussi magistrale qu'enthousiasmante :

« Yuan Mei parfait exemple d'un individu complexe non dénué de contradictions et d'ambiguïtés mais dont les biographies conventionnelles nous laissent entrevoir qu'une très petite partie des multiples dimensions. Il a laissé sa marque dans des domaines aussi éloignés que la critique poétique et le droit ; c'était un fonctionnaire compétent et dévoué, très conscient des problèmes économiques et sociaux de son temps, et dont les préoccupations en matière d'éthique et de technique administrative ne se sont jamais démenties ; mais il s'est découragé dès que sa carrière à sembler piétiner, et il a préféré mener une vie confortable d'ermite comme on disait, anticonformiste, flirtant plus qu'à son tour avec le scandale mais réussissant toujours à s'en tirer grâce à ses innombrables relations, et à l'extraordinaire popularité de ses productions littéraires. »

[Ce second des 10 cours donnés est disponible comme les neuf autres en podcast directement sur le site du Collège de France ou à partir d'iTunes - mais vous êtes rodés à l'exercice qui consiste à récupérer ces fichiers et à les glisser dans votre ordinateur ou votre iPod (sinon voir ici, où une tentative d'explication !), mais on peut aussi plus simplement l'écouter en ligne à partir d'ici]

Alors même que P.-E. Will s'attachait à la suite d'autres (Camille Imbaut-Huart, Arthur Waley, Jérôme Bourgon) à faire revivre le souvenir de ce Chinois d'exception, nous étions plusieurs à nous pencher sur son œuvre avec, je le suppose, la même délectation ; l'ironie mordante de cette conjonction des intérêts fut qu'ils s'attachèrent au même ouvrage : le Zi bu yu 子不語 (« Ce dont le Maître ne dit mot »), collection de récits à faire frémir et à se tordre de rire que Yuan Mei avait pris un grand plaisir à compiler sur la fin de ses jours (1788) et auquel il avait même donné une suite tout aussi rafraîchissante (1797).

Résultats des courses : une attente --- celle de la publication d'une intégrale dans la prestigieuse collection consacrée à l'Orient d’un grand éditeur parisien ; une frustration, partagée avec notamment Alain Rousseau (un fidèle lecteur de ce blog), de devoir remiser un projet nourri de (trop ?) longue date ; une poignée de récits - 12 pour être précis -, à lire sans tarder --- encore vous faut-il, pour cela, relever un dernier défi : vous procurer le dernier numéro de la revue Le Visage Vert déjà évoquée ici [une piste : le commander directement chez l'éditeur Zulma]

De quoi s’agit-il ? Rien de moins que la traduction de quatre récits sans liens les uns avec les autres dont la réunion devrait offrir une petit idée de la diversité des anecdotes du Zi bu yu, traduction réalisée par moi-même, par ailleurs signataire d’une brève présentation de l’auteur, et de huit récits traduits par Solange Cruveillé qui a naturellement retenu des récits vulpins, histoire d'ajouter quelques spécimens originaux à sa déjà fort riche collection d'histoires de renard(e)s. Ce sont de loin les histoires qui ont le plus séduit les premiers lecteurs à dévorer la dernière livraison de cette remarquable revue entièrement consacrée aux franges du réel.

On le comprend facilement d'autant que ces récits, cocasses et terrifiants, qui offrent une tonalité particulière aux narrations mettant en scène ce personnage clef du fantastique chinois, sont accompagnés d'illustrations dues au burin inspiré et sauvage de Marc Brunier Mestas particulièment inspiré par ces histoires un peu folles. On peut également les voir sur son surprenant blog, ici, en compagnie d'une autre série de renards et d'une saisissante illustration qui s'attachait à la cruauté scatologique de « La vengeance du squelette » de Yuan Mei.

Notons que Marc Brunier Mestas n'a pas définitivement abandonné le thème du renard puisqu'il est passé à la couleur pour un conte vulpin contemporain qu'Anne-Sylvie Salzman a offert à la revue Le Zaporogue de Sébastien Doubinsky. Sachez que cette sixième livraison d'une revue sans égale est accessible en téléchargement et que vous trouverez pages 133 à 144, ce dérangeant « Fox into Lady » dont la lecture devrait faire baisser la température ambiante de quelques degrés supplémentaires. On pourra poursuivre la cure avec, du même auteur, un recueil de nouvelles qui ne peuvent vous laisser insensible. On peut se procurer Lamont directement chez l'éditeur vers qui il faudra également se tourner pour compléter ou constituer sa collection d'anciens numéros de la revue qui lui a donné son nom, Le visage vert.

Outre les récits de Yuan Mei qui constituent la première incursion en terre chinoise de la revue, ce volume 16 du Visage vert est plein de succulentes surprises, et comme l'écrit un de ses lecteurs « Bronzer en compagnie de ce Visage vert ne serait pas la moins bonne idée des amateurs de littérature, mais en goûter les joies inquiétantes derrière des persiennes fermées ajouterait au plaisir. » J'ajoute qu'il en va de votre survie, alors n'hésitez plus : lisez ! (P.K.)

lundi 3 août 2009

Traduit du coréen (006)

L'Empire des lumières (빛의 제국)
de KIM Young-ha (김 영하) Editions Philippe Picquier, 2009
Traduction de Lim Yeong-hee (임 영희) et Françoise Nagel

Bien que le dernier roman de Kim Young-ha emprunte son titre à un tableau de Magritte, le héros Kiyeong se débat une journée durant dans l'obscurité des souvenirs et le dédale des choix à faire. Espion dormant, envoyé par la Corée du nord dans la Corée du sud, pour s'immerger dans la société et accomplir une mission le jour où il s'en fera besoin, il mène une vie des plus discrètes, au confins de l’ennui. La nécessité de se fondre dans les rouages d'une société qu'il ne connaît pas a supposé qu'il oublie d'où il vient et comment il y vivait.

Formé à l’école des espions de Pyeongyang, depuis 10 ans, Kiyeong (기영)n'a jamais été contacté par ses chefs, jusqu'à ce jour, où il reçoit via sa messagerie, un poème japonais de Bashō (Matsuo Bashō 松尾芭蕉, Anthologie du poème court japonais. Traduit par Cotinne Atlan et Zéno Bianu, Gallimard, «Poésies ») : «Au fond de la jarre / sous la lune d’été / une pieuvre rêve » qui lui enjoint de rentrer en Corée du nord. Le roman tourne autour de cette journée et de la décision qu'il doit prendre : obéir ou non.

Marié et père d'une adolescente en pleine crise d'adolescence, il partage son temps entre son travail, sa famille et sa maîtresse, tandis que sa femme fait exactement la même chose, avec un jeune amant avide d'expériences sexuelles.

Que va faire Kiyeong ? Pourquoi est-il rappelé maintenant après 10 ans d'oubli ? Comment quitter une vie et un système politique (le sud) pour retourner en Corée du Nord, vers un destin inconnu, dans lequel il ne sait même pas s'il sera maintenu en vie ou assassiné (l'auteur n’évite pas la caricature, mais au fond, peut-être est-il vrai que les espions ne font jamais de vieux os..).

Mais le Nord existe-t-il toujours, lorsque l'on a vécu 10 ans dans l'abondante Corée du sud. Que va t-il se passer s'il refuse de rentrer ? S'il rentre ? Comment choisir entre son pays (sic) d'origine et son pays (sic) d'adoption? Et d'ailleurs, faut-il choisir ? L'homme moderne ne cesse de vouloir affirmer son libre-arbitre par le choix permanent qu'il doit effectuer au milieu d'une offre abondante en produits, en idées, en prêt-à-voir, en prêt-à-penser, conçus dans les laboratoires du social. Mais la seule issue nous dit Kim Young Ha n'est-elle pas au fond et seulement, de survivre :

« Je croyais que les gens aimaient comme moi réfléchir à des choses abstraites. Mais en réalité, tout ce qu'ils veulent, c'est survivre ».

Et l'humain, en nouveau démiurge quasi-occupé à faire valoir son individualité, ne s’aperçoit pas qu’elle est fabriquée en grande partie par ceux qui tirent les ficelles, d'où qu'ils soient. Dans cette Corée du sud hypermoderne, l'auteur joue avec les paradoxes en insistant sur la question du choix. Choisir au milieu de l'abondance ce qu'il y a de moins pire, finalement.

Ce roman conçu comme une parabole sur la nécessité, nous montre un Kiyeong enlisé dans son propre oubli de soi, occupé à se fondre dans la masse pour en faire partie. Pour obéir à l'injonction qui lui a été faite, voici 10 ans, Kiyeong n'a cessé de construire une image d'homme moyen, lisse au point qu'il semble vivre à partir du jour où il lui est demandé de rentrer au pays. Allusion probable au système dominant de pensée (de plus en plus souvent mis à mal de nos jours) en Corée, qui, dans ses moins bons côtés, propose à l'individu de s'effacer au profit de la communauté. Ici, Kiyeong est dans un double effacement, celui imposé par son statut d'agent infiltré et celui proposé par le système de pensée en vigueur. Lorsqu'il lui faut prendre sa décision, rentrer ou non en Corée du nord, c'est la totalité de cet individu effacé qui doit reprendre le contrôle de lui-même. La solitude imposée par le monde moderne nous renvoie à une thématique en cours dans la jeune littérature coréenne. Face aux désordres du monde, les choix à faire ne relèvent pas toujours du libre arbitre mais souvent de la capacité à circuler au milieu du moins pire. Ici, Kiyeong est appelé à quitter une société à laquelle il appartenait, mais dans une sorte de relief en creux. Il doit quitter la chaleur humaine d'une société organisée, hiérarchisée, au profit d'un retour vers l'inconnu. Car cette Corée du nord, il n'est pas certain de la reconnaître, il n'est même pas certain de reconnaître les idées qui ont été les siennes lorsqu'il était jeune et futur espion en formation. Kiyeong ne peut plus choisir, car il ne s'appartient plus. Car pour s'appartenir, il ne faut pas avoir consacré dix années de sa vie à s'oublier, à vouloir devenir transparent au point de s'être coupé de soi. Ici, nous pouvons trouver intéressante cette allégorie du monde moderne dans lequel les codes sociaux imposent de choisir à qui ou à quoi il faut appartenir et payer le tribut de cette appartenance, au point que la redevance puise un jour devenir insupportable. Les rites sociaux, les coutumes collectives fabriquées de toutes pièces, les réunions bariolées des entreprises, les manifestations couvertes par la musique d'un seul haut-parleur peuvent à un certain moment nous dire que nous appartenons, et dans cette appartenance, il y a nécessairement un peu de perte de soi. Fernando Pessoa, à l'ombre de la statue sous laquelle nous préparons ce billet, dans une Lisbonne au doux vent chaud, nous dit qu'il faut laisser au silence le soin d'être injuste. C'est dans le silence de sa conscience que Kiyeong doit prendre sa décision.

Kim Young-ha ne tombe pas dans le piège d'un choix qui n'est pas à faire, entre un capitalisme dur mais où un artefact de liberté règne et un pays socialiste où la liberté est une illusion, même s’il évite de présenter la Corée du nord telle que se plaisent à le faire les journaux, soucieux de produire une information standardisée, repérable au confort réflexif qu'elle apporte aux moins exigeants.

Pourtant cet épais roman nous laisse perplexes. Il fait partie des livres que l'on veut sauver à tout prix dans sa propre mémoire, au regard des autres livres de l'auteur que nous avons aimés dans le passé. Nous lisons et relisons, doutons de nous et de notre capacité à discerner l’invisible du roman, mais force est que notre insatisfaction monte avec le nombre des lectures. Ce n'est pas un mauvais roman bien entendu. Construit en autant d'heures de la journée, sous l'influence d'une série américaine (24 heures chrono, que toutefois nous ne connaissons pas.) présente des défauts de construction. Notamment, l'absence d'une trame forte qui relie les chapitres et éviterait au roman l'instabilité que nous avons ressentie, sensation de parties éparses, tenant entre elles par un mince fil. Et pour notre goût, peut-être un développement réflexif plus soutenu que celui qui nous est présenté. Un roman n'est certes pas un essai, mais dans la critique esquissée des deux Corées des quarante dernières années, Kim Young-ha ne délivre finalement qu'une réflexion que nous ne manquons pas de trouver un peu convenue, en ce qu'elle dénonce même. Kim Young-ha avoue avoir eu recours à un personnage d'espion parce qu'il le pense mieux placé pour observer la société coréenne, dont il fait au passage un portrait pas très tendre. Mais il n’est pas certain qu’un personnage tout en retenue et en censure puisse être à même de porter un regard aigu sur la nouvelle puissance de l’Asie.

L'empire des lumières est le 3e roman de Kim Young-ha traduit en français. Le premier paru en 2002 chez Picquier, La mort à demi-mots a eu un beau succès d'estime en France. Le deuxième Fleur noire, toujours chez Picquier (2007), tout comme L'empire des ténèbres. Pour ses trois premiers romans coréens, Kim Young-ha a reçu les plus grands prix littéraires coréens, telle que nous l’indique la documentation. La référence à l'obtention de prix littéraires prestigieux tient toujours une place de choix dans les coupures et dossiers de presse. Cela pourrait, laisser supposer que ce soit une condition dans le choix de traductions des romans coréens, ce qui à terme pourrait poser quelques difficultés de lisibilité dans la production littéraire coréenne en langue française.

Kim Young-ha a aussi publié six recueils d'articles et trois de nouvelles. Nous espérons le voir bientôt en France.

Kim Hye-Gyeong et Jean-Claude de Crescenzo