vendredi 8 février 2008

Réponse à la devinette (010)

Le moment de révéler la solution est - enfin ! - arrivé, mais d'abord, permettez que je dresse un rapide bilan. Il tient en quelques mots : deux commentaires officiels et des propositions orales également correctes. Bravo ! Mais, venons-en sans plus tarder au fait et officialisons la réponse : l'auteur du texte soumis à votre sagacité était Anatole France (1844-1924) !

Vous avez, je suppose, apprécié comme moi la souplesse de son style, et surtout goûté ses piques à destination des savants - « d'autres savants encore dont j'oublie le nom. Qu'ils me le pardonnent, si un savant peut pardonner quelque chose. » -, son jugement pour le moins mesuré des qualités d'une figure marquante de la sinologie française, Jean-Pierre Guillaume Pauthier (1801-1873), qui, écrit-il, « savait le chinois mieux que le français » et la manière taquine avec laquelle il rappelle l'intérêt du sinologue pour l'agronomie. Son avis sur Confucius, lui aussi, ne manque pas de relief : « Ce vieil homme jaune [qui] n'avait point d'imagination, partant point de philosophie. En revanche, il était raisonnable ». Vous avez peut-être également reconnu le passage du Lunyu 論語 sur lequel il s'appuie en reformulant élégamment la traduction que Pauthier avait livrée en 1845Lun-yu, ou les Entretiens philosophiques » dans Confucius et Mencius, Les quatre livres de philosophie morale et politique de la Chine. Charpentier, 469 p.] et qu'André Lévy qualifie de « traduction fort honorable » [Confucius, Entretiens avec ses disciples. Paris : Flammarion, « GF » n° 799, 1994, p. 253]. Jugez en vous-même avec le passage en question : « Ki-lou demanda comment il fallait servir les esprits et les génies. Le Philosophe dit : Quand on n'est pas encore en état de servir les hommes, comment pourrait-on servir les esprits et les génies ? - Permettez-moi, ajouta-t-il, que j'ose vous demander ce que c'est que la mort ? [Le Philosophe] dit : Quand on ne sait pas encore ce que c'est que la vie, comment pourrait-on connaître la mort ? » (p. 159). En 1896, Séraphin Couvreur (1835-1919) rendra le même dialogue - 季路問事鬼神。子曰。未能事人。焉能事鬼。曰。敢問死曰。曰曰。未知生曰。焉知死曰。- de cette manière : « Tzeu lou interrogea Confucius sur la manière d'honorer les esprits. Le Maître répondit : « Celui qui ne sait pas remplir ses devoirs envers les hommes, comment saura-t-il honorer les esprits ? » Tzeu lou reprit : « Permettez-moi de vous interroger sur la mort. » Le Maître répondit : « Celui qui ne sait pas ce qu'est la vie, comment saura-t-il ce qu'est la mort ? » [XI.11] Quant à A. Lévy, il opte pour cette solution : « Comme Zilu l'interrogeait sur le service des dieux et des démons, le Maître lui répondit : « Avant de savoir servir les hommes, comment peut-on se mettre au service des dieux ? » Comme Zilu le questionnait sur la mort, il répliqua : « Que peut-on savoir de la mort avant de connaître la vie ? » » [XI.12, op.cit., p. 80]. Je vous laisse poursuivre les comparaisons [selon le modèle de la réponse à la devinette 007, voir ici] et fabriquer votre version personnelle, pour avancer dans l'exploration de l’incursion d’Anatole France dans le champ des études sur la littérature chinoise.

Au terme d'une savoureuse digression sur les ananas de Pauthier, le grand Anatole France en vient à son propos, non sans avoir signalé sa curiosité pour la littérature romanesque chinoise, avouant avoir lu « comme tout le monde, les nouvelles traduites à diverses époques, par Abel Rémusat, Guillard d'Arcy, Stanislas Julien et d'autres savants ». Le premier et le dernier de cette liste abrégée de sinologues traducteurs de romans chinois vous sont, me semble-t-il, bien connus. Il a, en effet, déjà été question sur ce blog d'Abel Rémusat (1788-1832) (voir ici) et presque aussi souvent de Stanislas Julien (1799-1873) (voir ici). Quant à Guillard d'Arcy, sur lequel je sais encore si peu, il aurait été, selon certaines sources, membre de la Société asiatique créée en 1822 et a fait en 1842 « son début de sinologue » (V. de Mars., La Revue des Deux Mondes, tome 2, 1843, « Chronique de la quinzaine », 14 avril 1843) en traduisant, d'après l'anglais, le Haoqiu zhuan 好逑傳 (voir ici), sous le titre La femme accomplie (Paris : Benjamin Duprat).

« Zhong Kui 鍾馗, roi des Démons, en voyage »,
Gong Kai
龔開 (vers 1222-1304) [0,33 x 1,6 m]
Free Gallery of Art, Washington. (Voir ici)

En fait, France, qui a publié l'année précédente son Thaïs (1890), s'apprête à rendre compte d'un ouvrage sorti chez Calmann Lévy en 1889 intitulé Contes chinois. Il s'agit d'une anthologie de 26 récits tirés du Liaozhai zhiyi 聊齋誌異 de Pu Songling 蒲松齡 (1640-1715) « traduits » par « le général » Tcheng-Ki-Tong [Chen Jitong 陳季同 (1852-1907)]. Mais il va vite dérayer pour raconter à sa manière et « de mémoire » un conte tiré d'une autre anthologie de traductions parue sous le même titre en 1827 [Abel Rémusat (ed.), Paris, Moutardier]. L'examen de cette partie de cette recension libre appelle des développements un peu longs que je vais, ne m’en veuillez pas trop !, remettre à un autre billet. Vous pouvez vous y préparer en lisant ce passage de La vie littéraire. Troisième série (Paris : Calmann Lévy, 1891, pp. 79- 91), soit à partir du fac-similé fournit par Gallica 2 (voir ici), soit sur Projet Gütenberg [ici, et chercher « Contes chinois »]. La seconde solution est de loin la plus rapide pour le moment, car comme le signale très justement Pierre de Malgachie dans « Livres sur la toile », son blog sur Bibliobs.comEn attendant le vrai Gallica 2 »), « la fonction « recherche » [de la version bêta de la nouvelle bibliothèque virtuelle], fondamentale sur ce genre de site comme dans toute bibliothèque (...), est minimale, au moins dans un premier temps - on peut affiner ensuite. » Prenons notre mal en patience jusqu'en mars, « puisque c'est à ce moment que le site devrait être fonctionnel et ouvert (vraiment) au public ». Patience, également pour pouvoir disposer de la suite de ce billet... La patience, « la plus héroïque des vertus » pour Giacomo Leopardi (1798-1837) est aussi, c’est bien connu, un des « piliers de la sagesse » pour Frédéric Mistral (1830-1914)(Les Olivades, 1912). (P.K.)

jeudi 7 février 2008

Revue à problèmes

Fabuleux Fabula.org qui me permet de découvrir alors qu'il vient juste de sortir le numéro 001 de la revue Impur, « revue trimestrielle publiée par les éditions Antipodos (Paris), [qui] ouvre ses pages aux « littératures désinstallées » : récits d’exilés, d’expatriés, d’immigrés, paroles d’arpenteurs du monde, carnets de voyage. Les problématiques ethnoculturelles et/ou géopolitiques y sont largement posées. »

J'ai deux bonnes raisons de vous signaler cette nouvelle revue qui se qualifie elle-même de « revue à problèmes » :
  • la première est que le premier numéro contient un dossier consacré au Japon, avec notamment, « un texte incisif et émouvant de Pierre Jourde » sur ce pays [Pierre Jourde sort également ces jours-ci Le Tibet sans peine (Gallimard, 128 p.)] ; « un entretien avec Agnès Giard [que certains ont vu à la Fureur de lire de Genève 2007, voir ici] sur l’imaginaire érotique au Japon », la crise de la masculinité, le traumatisme des années d’occupation américaine, l’émergence des femmes japonaises et les particularités du sexe nippon ; un essai [en japonais] de l’écrivain Hirano Keiichirô [平野啓一郎 (1975-)] sur Mishima Yukio [三島由紀夫 (1925-1970)] » ; et bien d'autres choses encore [voir le sommaire ici] que vous découvrirez comme moi quand vous aurez réussi à mettre la main sur ce beau numéro de 128 pages, qui frappe non seulement par son contenu mais, dit-on, aussi par sa présentation : « De prime abord, Impur se différencie par une esthétique remarquable : la vue et le toucher sont d’emblée sollicités, notamment à travers la troublante couverture, ou encore le format et le grain du papier, et continueront à être titillés par les illustrations qui rehaussent, avec goût, les diverses collaborations. » (Samia Hammami, « Mitsubishi, shushi, tatami et Monchichi » sur Parutions.com, 01/02/08, ici). Le même compte rendu apporte un bémol, un seul, « dans ce bouillonnement : bien que la revue trace indéniablement son propre sillon et évite généralement les chemins balisés, on regrettera peut-être la présence de noms déjà (trop) incontournables ». Le site de la revue permet justement de découvrir ses auteurs et de prendre un premier contact avec cette entreprise originale qui annonce la sortie de son prochain numéro pour mai 2008.
  • Et voici donc la deuxième justification de ce billet rapidement rédigé : le thème du dossier du numéro 2 d'impur sera la Chine. « Pour participer à ce numéro », est-il écrit ici, « adressez le plus vite possible vos textes ou propositions à la rédaction. »
Vous savez donc ce qu'il vous reste à faire. (P.K.)

Aussi lascifs que voraces

Un bas relief du Baiyun guan 白雲觀, Temple taoïste du Nuage Blanc (Beijing)
pris (le 12/09/06) à l'occasion d'une visite dans la capitale chinoise
rendue possible grâce au soutien financier de l'équipe de recherche Langue chinoise et traduction.


Ça y est ! nous venons de quitter l'année dinghai 丁亥 ! Nous y étions entrés le 18 février 2007. Nous la quittons pour une année wuzi 戊子 laquelle débute donc en ce 7 février 2008 et durera jusqu'au 25 janvier 2009, laissant la place à une année jichou 己丑 (26 janvier 2009 - 13 février 2010), etc. Ainsi va le bal des années selon le cycle sexagésimal qui nous situe au début de la 25e année du 79e cycle de soixante ans depuis l'année 2697 av. J.-C., lequel cycle aurait commencé en 1984 et s'achèvera en 2043.

A cette année qui commence est associé un des douze animaux de l'astrologie chinoise. C'est le rat, shu 鼠, qui prend la place du cochon, zhu 豬 et qui tiendra la vedette jusqu'à l'arrivée du bœuf, niu 牛, etc.

Puisqu'il en est ainsi [enfin, si je ne me suis pas trompé en consultant le chapitre consacré au calendrier chinois par Jean-Claude Martzloff dans les Aperçus de civilisation chinoise (Paris/Taipei : Desclée de Brouwer/Institut Ricci, 2003, pp. 101-135)], je vous souhaite au nom de toute l'équipe

une excellente année du Rat

Qu'elle vous apporte réussite et satisfaction dans vos tous projets et beaucoup de lectures stimulantes, en somme, Wanshi ruyi

萬事如意

En guise d'étrenne, je vous offre, non pas une prédiction astrologique - internet en fourmille, vous n'aurez aucun mal à en trouver : certaines sont du reste fort comiques (celle-ci par exemple) -, mais ce passage sur le rat tiré de l'Histoire naturelle, générale et particulière du Comte de Buffon (1707-1788) qu'on avait déjà rencontré grâce au loup (pour le lire dans son intégralité, cliquer ici) :
Descendant par degrés du grand au petit, du fort au foible, nous trouverons que la Nature a sû tout compenser ; qu’uniquement attentive à la conservation de chaque espèce, elle fait profusion d’individus, et se soûtient par le nombre dans toutes celles qu’elle a réduites au petit, ou qu’elle a laissées sans forces, sans armes et sans courage : et non seulement elle a voulu que ces espèces inférieures fussent en état de résister ou durer par le nombre ; mais il semble qu’elle ait en même temps donné des supplémens à chacune, en multipliant les espèces voisines. Le rat, la souris, le mulot, le rat d’eau, le campagnol, le loir, le lerot, le muscardin, la musaraigne, beaucoup d’autres que je ne cite point parce qu’ils sont étrangers à notre climat, forment autant d’espèces distinctes et séparées, mais assez peu différentes pour pouvoir en quelque sorte se suppléer et faire que, si l’une d’entr’elles venoit à manquer, le vuide en ce genre seroit à peine sensible ; c’est ce grand nombre d’espèces voisines qui a donné l’idée des genres aux Naturalistes ; idée que l’on ne peut employer qu’en ce sens, lorsqu’on ne voit les objets qu’on gros, mais qui s’évanouit dès qu’on l’applique à la réalité, et qu’on vient à considérer la Nature en détail. …/… Les rats sont aussi lascifs que voraces, ils glapissent dans leurs amours, et crient quand ils se battent ; ils préparent un lit à leurs petits, et leur apportent bientôt à manger ; lorsqu’ils commencent à sortir de leur trou, la mère les veille, les défend, et se bat même contre les chats pour les sauver. Un gros rat est plus méchant, et presqu’aussi fort qu’un jeune chat...

lundi 4 février 2008

Lire ou relire : Jacques Gernet

Li Song 李嵩(1166-1243), Kulou huanxi tu《骷髏幻戲圖》
(27 cm × 26.3 cm) [voir ici - en chinois]

Comment ne pas se réjouir de
la réédition d'un excellent livre,
surtout lorsqu'il s'agit d'un livre de Jacques Gernet.

On avait déjà eu cette occasion en 2006 pour la sortie du
Monde chinois (Paris : Armand Colin, (1972, 1980) 1999, 699 p.)
en trois tomes au format de poche, réédition particulièrement opportune
et allégée uniquement des index qui permit aux étudiants et aux curieux
de la Chine de s'instruire plaisamment et pour quelques euros
seulement (23,7 contre 72 €) de la longue histoire de ce continent
autant géographique que mental.
C'était aux
Editions Pocket dans la collection « Agora » :
tome 1.
De l'âge de bronze au Moyen Âge. 2100 avant J.-C.-Xe siècle après J.-C.
(380 p.) ; tome 2. L'époque moderne. Xe - XIXe siècle (378 p.) ;
tome 3.
L'époque contemporaine. XXe siècle (190 p.).

Cette fois, c'est au tour d'un autre livre marquant, et sans aucun doute un des ouvrages les plus accessibles et le plus agréable à lire du grand sinologue. Certes il n'était pas si difficile que cela de se procurer chez les bouquinistes et à des prix fort raisonnables les éditions qui ont marqué la déjà longue existence de

La vie quotidienne en Chine à la veille de l'invasion mongole (1250-1276)

qui, c'est heureux de le constater, n'a pris qu'une ou deux petites rides. Publié pour la première fois en 1959 dans la série qui réunit aujourd'hui quelque 80 titres « La vie quotidienne ... », son éditeur, La librairie Hachette, devenue Hachette tout court, le publia à nouveau en 1978, puis encore en 1990.

L'autre ouvrage de la collection consacré à la Chine n'eut pas la même longévité : La vie quotidienne en Chine sous les mandchous de Charles Commeaux (Hachette, 1970, 320 p.) ne fut réédité qu'une seule fois en Suisse (Genève, Famot, 1978), ce que l'on ne regrettera que parce qu'aucun livre n'est venu le remplacer. Un monde sépare cette plate synthèse réalisée avec des matériaux de seconde main et le travail sinologique novateur et rigoureux réalisé à partir d'ouvrages chinois dont personne n'avait encore perçu la richesse.


La vie quotidienne en Chine à la veille de l'invasion mongole (1250-1276) revient donc après 49 ans d'existence à l'assaut des rayonnages dans un format maniable et à un prix somme toute de saison (9,50 €) ! Le hic, c'est que les Editions Philippe Picquier n'ont assuré, en l'espèce, qu'un service minimum.

Certes, une main attentive a transmuté la transcription dite de l'Ecole Française d'Extrême-Orient mise au point par Séraphin Couvreur (1835-1919) en 1902 par celle de rigueur de nos jours et qui nous est imposée depuis Pékin - euh ! pardon Beijing - : le pinyin 拼音. Les nouveaux sinisants formés à la pékinoise y trouveront leur compte ; les autres n'ont déjà plus droit à la parole --- notons néanmoins au passage quelques îlots de résistance en faveur de cette vieille mais toujours praticable transcription estampillée E.F.E.O. : Jean Lévi, Jean-François Billeter, l'Institut Ricci ... mais passons. Donc, dans sa nouvelle configuration, le livre s'adresse à son nouveau public, celui qui se passionne pour la Chine et dévore tout ce qui en traite, parfois avec le plus mauvais discernement qui soit, d'où le succès des productions d'un José Frèches, auteur d'un Il était une fois la Chine : 4500 ans d'histoire de 389 pages très illustrées et au texte indigent. A l'interrogation de son éditeur XO : « Qui mieux que José Frèches, à la fois historien et conteur passionné, pouvait nous dévoiler les beautés et les mystères de la Chine ? » , on n’aura pas de mal à répondre : « Jacques Gernet ! » lequel a prouvé avec cette reconstitution de la vie des Chinois à la fin de la dynastie Song 宋 (960-1279) que l'on peut combiner harmonieusement érudition exigeante et vulgarisation de qualité, savoir sinologique et plaisir de la lecture.

Mais revenons au présent volume qui ne prépare guère son lecteur à la découverte d'un ouvrage composé voici presque un demi-siècle. Certes, le tableau de la société chinoise reconstitué d'après des sources chinoises n'avait pas besoin de mise à jour : le livre a sa cohérence et aborde successivement six sujets qui sont 1. La ville, 2. La société, 3. L'habitation, le vêtement, la cuisine, 4. Les âges de la vie, 5. Le temps et le monde, 6. Les loisirs ; il s'achève sur un point d'orgue intitulé « Portrait moral ». S'il était inutile d'ajouter une patte à ce gracieux serpent, une mise en garde s'imposait pour le moins. Qu'elle prenne la forme d'un avertissement ou d'une préface, peu importe, mais, me semble-t-il, l'éditeur aurait dû faire plus qu'une quatrième de couverture et insister sur l'importance que ce livre a pu avoir dans la carrière de Jacques Gernet qui avec cet opus, « commence à déployer son talent d'historien attentif à toutes les données par lesquelles se caractérise une époque tout en sachant les replacer dans le cadre général hors duquel il n'est point d'histoire » (Michel Soymié, « Les études chinoises », Journal Asiatique, tome CCLXI, 1-4 (1973), p. 225) ; l'ouvrage était aussi à replacer dans le développement des recherches sinologiques et notamment sur celles concernant cette période dont le Projet Song (Sung Poject) initié dans les années 1950 par Etienne Balazs (1905-1963) marqua un moment fort (voir M. Soymié, op.cit., p. 244) et que certains sinologues français comme Christian Lamouroux (EHESS) poursuivent. Une note pour contextualiser les propos de l'introduction s'imposait, car Hangzhou 杭州, le point d'ancrage de cette étude n'est plus « une petite ville de quelques centaines de milliers d'habitants » (p. 13) comme on pouvait l'écrire en 1959, mais une grande cité qui compte désormais pas moins de quatre millions d'âmes. Pourtant, on peut noter une volonté de réactualiser l'appareil critique. Ainsi dans la note 13 de la page 401, on a ajouté fort à propos à l'original une référence à l'ouvrage de Jacques Dars, La marine chinoise du Xe siècle au XIVe siècle (Paris : Economica, 1992, 390 pages).

Mais pourquoi s'arrêter là ? Un renvoi à des ouvrages parus depuis aurait sans aucun doute permis au lecteur de bonne volonté d'augmenter son plaisir et d'élargir ses connaissances. Je pense notamment à un ouvrage de Robert van Gulik auquel Gernet renvoie à plusieurs reprises (note 14 p. 402, 74, p. 406) qui est la traduction anglaise du Tangyin bishi 棠陰比事(XIII° siècle). Inutile de dire que ce T’ang-Yin-Pi-Shih. Parallel Cases from under the Pear-Tree. A 13th Century Manual of Jurisprudence and Detection publié à Leiden (Brill, « Sinica Leidensia », vol. X) publié en 1956 est plus difficile d'accès pour un lecteur français que sa traduction parue en 2002 sous le titre Affaires résolues à l’ombre du poirier (Tang Yin Bi Shi). Un manuel chinois de jurisprudence et d’investigation policière du XIIIe siècle (Traduit et annoté par Lisa Bresner et Jacques Limoni. Paris : Albin Michel, « Idées », 2002, 249 p.) et récemment rééditée en format de poche (Tallandier, « Texto », 2007).

De même, pour certaines indications fournies par le riche corpus de contes en langue vulgaire des Song, Gernet utilise un recueil de traductions en langue anglaise édité à Pékin en 1957 : The Courtesan's Jewel Box. Chinese Stories of the Xth-XVIIth Centuries (Yang Xianyi, Gladys Yang (trad.), Foreign Languages Press). Or le conte traduit sous le titre « Fifteen Strings of Cash » existe en français grâce à André Lévy depuis 1972, puisque « L'injuste exécution de Ts'ouei Ning » se trouve dans l'anthologie L'Antre aux fantômes des collines de l'Ouest. Sept contes chinois anciens (XIIe-XIVe siècle) (Paris : Gallimard, « Connaissance de l'Orient », (1972) 1987, pp. 135-156).

D'autre part, on peut aussi se demander, pourquoi les maisons d'édition françaises sont si récalcitrantes à intégrer les caractères chinois dans leurs publications, alors que l'informatique rend la tâche plus aisée que jamais. Certes, on connaît l'argument : « A quoi bon se fatiguer quand le « grand public » n'en a cure ? », mais le « grand public » ne lira sans doute pas cet ouvrage et ceux de sa catégorie. Par contre, celui-ci, et bien d'autres, passeront dans les mains de générations d'apprentis sinologues qui, par exemple, trouveraient un grand bénéfice à voir les titres les plus importants exploités par Gernet dans leur formulation initiale, savoir pour s'en tenir aux plus fameux : Dongjing menghua lu 東京夢華錄, Ducheng jisheng 都城紀勝, Mengliang lu 夢梁錄, Wulin jiushi 武林舊事, Taiping guangji 太平廣記, Yijianzhi 夷堅志, ... Et pourquoi ne pas lui fournir une bibliographie plus étendue des travaux de l'auteur qu'on est supposé servir ? Et…, et…, et ... mais à quoi bon poursuivre ? A quoi bon gâter son plaisir en s'arrêtant à des détails de ce type ? N'en tenez pas compte. Lisez ou relisez La vie quotidienne en Chine à la veille de l'invasion mongole (1250-1276), dans cette édition ou dans une autre peu importe, mais surtout réservez lui une place de choix dans votre bibliothèque, car c'est un livre qui a encore beaucoup à offrir. Je vous recommande naturellement les pages qui traitent des lettres et des arts (Chapitre VI, « Les loisirs ») dans lesquelles l'historien exprime avec clarté tout ce qui fait l'intérêt de cette période charnière :
« Tout un ensemble de facteurs a contribué à modifier les thèmes et les styles, et à faire des arts et des lettres à l’époque Song des activités spécifiques : des professionnels se substituent de plus en plus au lettré habile à tous les arts, calligraphie, peintre, prosateur et poète tout ensemble. La diffusion de l’imprimerie à partir du Xe s., l’apparition de commerce de la librairie, la prolifération des contes, des saynettes pour le théâtre, les marionnettes et les ombres chinoises, celles des chansons de style vulgaire, la formation de sociétés littéraires, le développement du commerce des objets d’art et des antiquités, toutes ces nouveautés devaient modifier profondément la sensibilité littéraire et artistique des Chinois. » (1959, p. 247; 1990, p. 245-246 ; 2008, p. 360-361)
Et voici pour finir, les mots de conclusions qui renvoient au dernier ouvrage publié de Jacques Gernet (voir ici) :
« Cet homme chinois nous paraît si humain par ses contradictions, si proche de nous, si familier que pour peu nous oublierions tout ce qui nous en distingue : sa conception de l'homme et du monde, ses aspirations, les cheminements propres à sa pensée, sa sensibilité particulière -- en un mot, tout ce qu'il porte en lui de sa civilisation. » (1959, p. 271 ; 1990, pp. 269-270 ; 2008, p. 394)
En illustration,
j'ai retenu ce détail d'un rouleau (0,26 m x 5,34 m)
que l'on doit à un peintre actif à la fin des Song du Nord (960-1127),
Zhang Zeduan
張擇端, intitulé Qingming shanghe tu 清明上河圖.
Il a fait l'objet de plusieurs éditions récentes dont celle du Rongbaozhai 榮寶齋
(Beijing, 1997, « Gudai bufen » n° 12, 48 pages grand format, voir p. 28).
Cette œuvre remarquable est analysée sous tous ses angles sur le site
Life in the Song seen through a 12th-century scroll
accessible à partir d'ici, site très documenté dont la consultation sera un
complément utile, tout comme pourrait l'être celle d'ouvrages chinois assez
similaires à l'objet de ce billet, comme celui de Yi Yongwen 伊永文,
Song dai shimin shenghuo
宋代市民生活
(La vie urbaine sous les Song). Beijing : Zhongguo shehui,
« Gudai shehui shenghuo congshu », 1999, 323 pages richement illustrées.
(P.K.)

dimanche 3 février 2008

Wang Dulu, encore !


Si je me fie au nombre de commentaires qu'a recueilli l'intéressant article que Bertrand Mialaret a consacré sur Rue89.com aux « Romans d'arts martiaux : des contes de fées pour adultes ? » (29/12/07, voir ici) et à leur contenu, je peux avancer, sans trop de risque, que vous serez nombreux à vous précipiter sur le tome 2 de Tigre et Dragon de Wang Dulu 王度盧 (1909-1977) qui vient de sortir chez Calmann Lévy.

Comme le premier tome, « La vengeance de Petite Grue » (2007, 344 pages) [voir ici] cette deuxième époque, « La danse de la Grue et du Phénix » (313 pages), bénéficie de « l’élégante traduction de Solange Cruveillé » (B. Mialaret).

Il poursuit les aventures entamées dans le précédent tome à partir du chapitre XII dont le titre, composé dans la grande tradition du roman chinois ancien en langue vulgaire, est :
« Sur la route postale, ils font halte,
Tard dans la nuit l'époux caresse un joli rêve ;
A Baling on croise le fer,
Le chevalier sourit amèrement face à son amour ».
Comment dès lors résister, quand un digne représentant de la littérature d'arts martiaux (wuxia xiaoshuo 武俠小說) est enfin traduit avec le sérieux et le doigté que requiert ce genre si particulier et si difficile à rendre dans notre langue. Jin Yong 金庸 (Louis Cha - Zha Liangyong 查良鏞, 1924-) [voir ici et ici] et surtout Gu Long 古龍 (Xiong Yaohua 熊耀華, 1937-1985) [voir ici] n'ont, hélas, pas encore eu cette chance. (P.K.)