La réponse à la septième devinette va me donner l'occasion de signaler un ensemble de livres qui rendent enfin justice à l'œuvre de Judith Gautier (1845-1917) qui était, Françoise P, L[iliane] D[utrait] l'avaient, entre autres, deviné, l'auteur du passage retenu. Ce n'était évidemment pas si facile que cela à trouver, j'en conviens, alors, bravo ! Mesdames.
La renaissance de Judith Gautier.
Son œuvre est, on doit le reconnaître, tombée dans un quasi-oubli ; sa vie et son parcours, à peine moins, et ceci malgré pas moins d'une demi-douzaine d'ouvrages qui ont fait revivre celle dont le poète, romancier, peintre et critique d'art Théophile Gautier (1811-1872), son père, a - ou aurait - dit : « C'est le plus parfait de mes poèmes ». Mais que cela soit la thèse de Mathilde Dito Camacho soutenue en 1939 (« Judith Gautier : sa vie et son œuvre »), Quinze ans auprès de Judith Gautier de Suzanne Meyer-Zundel (Porto, 1969), Théophile et Judith vont en Orient de Denise Brahimi (Paris, 1990), Judith Gautier de Joanna Richardson (Traduit par Sara Oudin, Paris 1989) ou La vie de Judith Gautier : égérie de Victor Hugo et de Richard Wagner d'Anne Danclos (Paris, 1990, 1996), les livres qui nous parlent d'elles sont soit épuisés, soit difficilement trouvables.
On doit donc se réjouir de la parution toute récente de Judith Gautier : une intellectuelle française libertaire, 1845-1917, traduction française par Daniel Cohen de Judith Gautier: Writer, Orientalist, Musicologist, Feminist (Hamilton Books, 2004). Cet ouvrage de Bettina Liebowitz Knapp qui vient de sortir à L'Harmattan (Collection, « Espaces littéraires », 420 pages) est présenté sous un jour très engageant (ici) :
« La légende est solide : elle retient de Judith Gautier sa beauté et ses amours ; s'il ne s'était agi que de Catulle Mendès, la postérité aurait oublié. Mais Victor Hugo et Wagner, deux géants, l'ont associée, au moins par ricochet, à leur épopée. Fille de Théophile Gautier, l'un des écrivains les plus éblouissants du 19e siècle, elle a de qui tenir quand, blessée dans son orgueil par le priapique Mendès, elle se réfugie dans l'écriture. Elle offre une série inoubliable de titres qui établirent sa renommée. S'éteignant, un soir d'hiver, pendant la Première Guerre mondiale, elle passe pour l'une des femmes les plus libres ; cette liberté elle l'a acquise grâce à une intelligence célébrée par les plus exigeants, grâce aussi à ses combats ; en une époque où le style avait un sens, ses ouvrages paraissent aujourd'hui comme autant de bijoux rares. Notre millénaire bruissant de désirs « multiculturels » vrais ou prétendus, elle est, il y a plus de cent vingt ans, la romancière audacieuse qui ose interroger les mythes de peuples lointains : ils occupent, de nos jours, une place prépondérante : l'Inde, le Japon, la Chine, l'Iran... Sur cette femme somptueuse et qui, par un rare don de précurseur, a su allier art et pensée, il manquait une biographie qui mettrait en parallèle la vie et l'oeuvre. Bettina L. Knapp s'en acquitte avec maestria. »
Voilà qui devrait encourager à lire Judith Gautier dans le texte, mais comment faire ? Qui ne voudra pas abandonner ses économies aux bouquinistes, devra se diriger vers une bibliothèque ou, sans même sortir, pointer sa souris en direction de Gallica, le site de la Bibliothèque Nationale de France qui propose pas moins de onze de la trentaine de titres qu'elle a signés, seule ou en tandem : La conquête du paradis ; La fille du ciel : drame chinois (composé avec Pierre Loti, 1850-1923) ; La soeur du soleil : l'usurpateur ; Le collier des jours : le second rang du collier, souvenirs littéraires ; Le collier des jours : souvenirs de ma vie ; Les musiques bizarres à l'Exposition de 1900 ; Les peuples étranges ; Les princesses d'amour (courtisanes japonaises) et Lucienne y sont proposés en mode image et téléchargeables en format pdf à volonté et gracieusement.
Les fortunés amateurs de beaux livres, quant à eux, seront heureux d'apprendre qu'à Tôkyô, on se soucie aussi de l'œuvre de Judith Gautier et qu'on en publie le meilleur dans une belle édition aussi difficile à acquérir, qu'onéreuse [¥128,000, soit à peu près 850 €] :
Le Japon et la Chine dans les œuvres de Judith Gautier ジュディット・ゴーチエ-日本・中国趣味著作集, choisis et avec une introduction de Brigitte Koyama-Richard 小山ブリジット[professeur en la littérature comparée et en histoire de l'art à l'université Musashi 武蔵大学 de Tôkyô et qui a déjà publié plusieurs ouvrages sur le Japon dont Japon rêvé : Edmond de Goncourt et Hayashi Tadamasa (Hermann, 2001)] (Edition Synapse, 2007) soit 2800 pages en 5 volumes plus un volume supplémentaire de 130 pages proposant les Poèmes de la libellule 蜻蛉集, traduits du japonais d'après la version littérale de M. Saionzi, illustrés par Yamamoto. Paris: Gillot, 1884.
Voici le détail de cet ensemble de fac-similés d'éditions originales ou anciennes :
- « Introduction » de Brigitte Koyama-Richard ; Le dragon imperial : Roman chinois (1869) [Colin, 1900 ; Aventures de Momotaro: Très ancienne légende japonaise, traduction et adaptation de Judith Gautier, illustrations du peintre japonais R. Isayama. [Falières]
- La sœur du soleil (L'usurpateur) (1875) [Dentu & Cie., 1887] ; La marchande de sourires [G. Charpentier et Cie., 1888]
- Fleurs d'orient [Colin, 1893] ; La Musique japonaise à l'exposition de 1900 [Paul Ollendorff, 1900] ; Les princesses d'amour [Société d'éditions littéraires et artistiques, 1900]
- Le paravent de soie et d'or [Charpentier et Fasquelle, 1904] ; La fille du ciel (avec Pierre Loti) [Calmann-Levy, 1911]
- Le Japon (Merveilleuses histoires) [Les Arts Graphiques, 1912] ; En Chine (Merveilleuses histoires) [Les Arts Graphiques, 1912] ; Les parfums de la pagode [Charpentier et Fasquelle, 1919]
Avant d'en revenir à nos moutons - la devinette -, je voudrais juste signaler que l'auteur du Livre de Jade, joliment réédité à l'Imprimerie Nationale (collection « La salamandre », 2004, 227 pages), a été la vedette d’Une vie, une œuvre sur France Culture. De la diffusion du 15 avril 2007, il ne subsiste qu'une page de présentation agrémentée d’une riche bibliographie et de liens internet utiles (c’est ici). Quant au portrait qui illustre ce billet, il s'agit d'un détail d'un document qui prouve que Judith Gautier savait écrire le chinois. On peut le consulter ici ou encore là.
On le voit sur cette dernière illustration, l'ouvrage que j'ai utilisé pour vous faire cogiter (grâce à Gallica, ici), En Chine, parut en 1911 aux Editions des Arts Graphiques (Vincennes). C'est un des volumes de la collection « Les beaux voyages », dont Judith Gautier signa, la même année un volume sur Le Japon. Chacun des volumes reçoit, entre parenthèses, un sous-titre qui a valeur de programme, « Merveilleuses histoires », et un jeu d'une douzaine d'illustrations en couleur, plus une carte.
Comme le souligne l'Académicien Jean Aicard (1848-1921) dans sa préface, Judith Gautier de l'Académie Goncourt, (de 1910 jusqu'à sa mort) est la personne la mieux à même de présenter ces lointaines contrées :
« Personne ne pouvait mieux qu'elle parler de cette Chine « qui a inventé tout ou presque tout, à une époque des plus reculés ». ... [Elle] nous parlera des mœurs, des usages, de la poésie de ce pays où une justice extraordinaire, qui paraît se complaire à inventer les supplices les plus hideux, permet aux criminels les plus redoutables, lorsqu'ils sont condamnés à mort, de s'acheter un remplaçant parmi les citoyens pauvres et honnêtes. »
Je vous laisse découvrir la suite de ce texte liminaire qui finit dans une envolée patriotique des plus déplacées en regard du sujet traité - « C'est encore en France qu'on est le plus libre, et le moins malheureux » -, et lire ce volume par bribes ou dans son ensemble : il restitue l'image que l'on se faisait de la Chine en ce début de siècle, image dessinée par quelqu'un de relativement bien informé, mais qui ne s'est rendu en Chine que par procuration. Les carences de son information tiennent sûrement aux limites de la connaissance sinologique de son temps, mais aussi à celles de son informateur principal, un ancien mandarin chinois, « réfugié politique en France ». Il n'empêche que ces synthèses possèdent le charme de l'approximation datée dans une formulation délicieusement surannée et puis, de temps en temps, des avis bien pesés, comme ici à la fin de l’exposé sur « L’instruction et les Grands Examens » : « Aujourd'hui d'ailleurs, tout va changer, tout change dans cette Chine que les convoitises du monde ont enfin éveillée de son long sommeil. » (voir p. 33 ou ici)
Les Quatre Livres dans une édition de 1886.
Le nez contre le mur !
Si l'auteur du passage était difficile à trouver, le texte qu’elle utilisait était, lui, facile à identifier comme le treizième paragraphe du seizième chapitre du Lunyu 論語, Les Entretiens de Confucius [XVI.13] que voici :
陳亢問於伯魚曰。子亦有異聞乎。 對曰。未也。嘗獨立。鯉趨而過庭。曰。學詩乎。對曰。未也。不學詩。無以言。鯉退而學詩。他日。又獨立。鯉趨而過庭。曰。學禮乎。對曰。未也。不學禮。無以立。鯉退而學禮。聞斯二者。陳亢退而喜曰。問一得三。聞詩。聞禮。又聞君子遠其子也。
Le début du chapitre V (« La poésie », p. 42) de ce En Chine n'en est manifestement pas une traduction, mais plutôt un avatar malheureux, car il fait du fils de Confucius un enfant rebelle, ce que Boyu 伯魚 ne devait pas être. Judith Gautier et ses contemporains disposaient pourtant de plusieurs traductions partielles ou complètes dont deux plus ou moins récentes et honorables : celle déjà ancienne de Guillaume Pauthier (Charpentier, 1845) et la toute nouvelle que Séraphin Couvreur (1835-1919) venait de livrer en 1896 [disponible en ligne grâce à Pierre Palpant, ici]. Voici le passage dans cette traduction qui a fait autorité :
Tch’enn Kang demanda à Pe iu [Fils de Confucius, aussi nommé Li] si son père lui avait donné des enseignements particuliers qu’il ne communiquait pas à ses disciples. Pe iu répondit : — Aucun jusqu’à présent. Un jour qu’il se trouvait seul, comme je traversais la salle d’un pas rapide, il me dit : Avez-vous étudié le Cheu king ? Pas encore, lui dis-je. Si vous n’étudiez le Cheu king, me répondit-il, vous n’aurez pas de sujets de conversation. « Je me retirai et me mis à étudier le Cheu king. Un autre jour qu’il était encore seul, comme je traversais la salle d’un pas rapide, il me dit : Avez-vous étudié le Li ki ? Pas encore, lui répondis-je. Si vous n’étudiez pas le Li ki, dit-il, votre vertu n’aura pas de fondement solide. « Je me retirai et me mis à étudier le Livre des Devoirs. Voilà les deux enseignements que j’ai reçus. Tch’enn Kang se retira satisfait et dit : — J’ai demandé une chose, et j’en ai appris trois ; dont l’une concerne le Cheu king, l’autre concerne le Livre des Devoirs ; et la troisième, c’est que le sage ne donne pas d’enseignements secrets et particuliers à son fils.
Souvent rééditée, parfois dans des versions revues comme celle des Editions Mille et une nuits [n° 156, 2002, sld. Muriel Baryosher-Chemouny], cette traduction a été depuis rejointe par pas moins de trois traductions intégrales de poids. Voici comment le même passage y est traduit [je respecte autant que possible leurs choix de présentation et intègre les notes entre crochets] :
1. Ziqin demande à Boyu [Fils de Confucius] : Votre père ne vous-a-t-il pas enseigné autre chose qu'à nous, disciples ?
Boyu : Pas du tout. Un jour qu'il était seul et que traversais la cour en pressant le pas [En signe de respect], il me demanda si j'avais étudié les Odes. Je lui répondis que non. Il me dit alors : « Comment peut-il seulement parler, celui qui ne les a pas étudiées ? » Je me retirai et me mis à l'étude des Odes.
Un autre jour qu'il était seul et que je traversais la cour, il me demanda si j'avais étudié les rites. Je répondis : « Pas encore. » Il me dit : « Qui ne les a pas étudiés ne s'aurait s'affirmer [A la fois dans ses convictions et dans la société]. » Je me retirai et me mis incontinent à l'étude des rites. Ces deux choses sont tout son enseignement. A sa sortie, Ziqin dit, tout content : J'ai demandé une chose, et j'en ai appris trois. On m'a parlé des odes, des rites, et de la juste distance que l'homme de bien doit maintenir avec son fils [Distance rituelle qui l'empêche de montrer plus d'égards à son fils qu'à ses disciples].Traduction d'Anne Cheng : Entretiens de Confucius. Paris : Seuil, collection « Points/Sagesses », 1981, p. 132.
2. Chen Ziqin demanda au fils de Confucius : « Votre père vous a-t-il donné desenseignements particuliers ? » L’autre répondit : « Non. Une fois comme il se tenait seul et que je traversais discrètement la cour, il me dit : “As-tu étudié les Poèmes ?” je répondis : “Non. - Si tu n’étudies pas les Poèmes, tu ne sauras jamais t’exprimer.” je me retirai et j’étudiai les Poèmes. Un autre jour, comme il était de nouveau seul et que je traversais discrètement la cour, il me dit : “As-tu étudié le rituel ?” Je répondis : “Non. - Si tu n’étudies pas le rituel, tu ne sauras jamais te tenir.” Je me retirai et j’étudiai le rituel. Tels sont les deux enseignements qu’il ma donnés. »Chen Ziqin se retira et dit tout joyeux : « J’ai demandé une chose et j’en ai appris trois. J’ai appris quelque chose sur les Poèmes ; j’ai appris quelque chose sur le rituel ; et j’ai appris qu’un honnête homme garde ses distances avec son fils. »
Traduction de Pierre Ryckmans : Les Entretiens de Confuicus. Paris : Gallimard, (« Connaissance de l’Orient », 1987, p. 93) « Folio » n° 4145, 2004, p. 100-101.
3. Chen Kang demandait à Boyu, le fils de Confucius : « Tu as dû tout de même apprendre de ton père des choses différentes de celles qu’il nous enseigne ?
- Non. Une fois qu’il se tenait seul dans la cour que je traversais précipitamment, il m’a demandé si j’avais étudié les Poèmes. Je lui ai répondu : « Pas encore ». « Sans l’étude des Poèmes », m’a-t-il dit, « il te manquera de quoi t’exprimer. »
« Je me suis retiré pour me mettre au travail. Un autre jour où il se tenait seul cette fois encore, il m’a demandé, comme je passais en hâte à travers la cour, « As-tu travaillé les rituels ? » « Non, pas encore », ai-je répliqué. « Sans cette étude tu n’auras pas de quoi tenir ton rôle. »
« Je me suis donc retiré pour m’y appliquer. Ce sont les deux choses que j’ai apprises. »
Chen Kang repartit annoncer tout joyeux à ses condisciples : « Grâce à cette seule question, j’ai appris trois choses : une au sujet du Classique des poèmes, une autre concernant les rituels et j’ai appris en outre que l’homme de qualité tient à distance son fils. »Traduction d'André Lévy : Confucius, Entretiens avec disciples. Paris, Flammarion, « GF » n° 799, 1994, p. 114.
Il y aurait beaucoup à dire sur les différences de traitement dans les quatre versions de ce passage qui fait un peu pièce rapportée : on peut, par exemple, toujours se demander si Kongzi fait référence à la ‘Poésie’ et aux ‘Rites’ ou seulement aux ouvrages sur la poésie et les rites à une époque où les livres canoniques auxquels on pensent aussitôt - Shijing 詩經 et Liji 禮記 - soit n'existent pas encore, soit n'ont pas encore pris la forme sous laquelle nous les connaissons aujourd'hui, savoir celle des deux Classiques que Couvreur traduisit en 1899, pour le second, Mémoires sur les bienséances et les cérémonies [voir ici et là] et, en 1896, pour le premier, qui est l'ouvrage de poésie par excellence de la Chine ancienne, le Shijing [voir ici]. A chacun de trancher selon son sentiment sans oublier qu'il y a un autre passage du Lunyu [XVII.8 ou XVII 9 & 10 selon les versions - pour le texte voir ici] dans lequel le grand sage s'adresse directement à ses disciples, et à nouveau à son fils, sur le même sujet :
« Mes enfants », dit le Maître, « pourquoi aucun de vous n'étudie les Poèmes ? Le Classique des poèmes apporte stimulation, observation, convivialité et défoulement. Au plus près, il vous aidera à servir votre père, au plus loin, à servir votre seigneur. Vous en saurez long sur le nom de oiseaux, plantes et animaux. »
S'adressant à son fils Boyu, le Maître dit : « As-tu travaillé le Zhou nan [周南] et le Shao nan [召南], les deux premiers livres des Poèmes ? Remplir son rôle d'homme sans les posséder, c'est se tenir le nez contre le mur ! » (A. Lévy (trad.), op.cit., p. 119) [Voir aussi P. Ryckmans (trad.), op.cit., p. 96 & A. Cheng (trad.), op.cit., p. 136]
Il n'en reste pas moins que l'attention portée par Confucius à la poésie doit être d'une nature bien différente de l'attachement passionnel que lui vouait Judith Gautier, traductrice de Li Bai 李白 et de bien d'autres grands poètes chinois, mais ceci est une autre histoire.
Pour conclure cette trop longue réponse à la devinette, je vous en propose une autre, une devinette n° 7 bis : de quels textes s'inspire Judith Gautier pour réaliser l'appendice d'En Chine, « Légendes et contes », qui contient deux courts récits intitulés « L'abeille bleue » et « La Griffre du Roi des Dragons » ? Mais, s'il vous plaît, pas de précipitation. (P.K.)