Errances avait été recensé à sa sortie par moi-même dans Le Monde du 19 mars 2004. Je concluais mon article ainsi : « Il existe deux bonnes raisons de lire le recueil Errances : la traduction soigneuse rend remarquablement le charme, l’ironie et la mélancolie des nouvelles de Lu Xun ; les notices du traducteur qui accompagnent chaque nouvelle jettent un éclairage sur la société chinoise de la première moitié du XXe siècle dans son extraordinaire foisonnement d’idées, et montre à quel point la Chine était loin de l’immobilisme et de l’obscurantisme dont on se plait souvent à l’affubler. À la lecture de ce recueil, on ressent à quel point une édition complète des œuvres de Lu Xun est d’une urgente nécessité, tant il paraît évident que cet écrivain est bel et bien le père de la littérature chinoise contemporaine », tandis qu’Isabelle Rabut, traductrice elle-même de nombreuses œuvres de littérature chinoise contemporaine, exprimait quelques critiques sur la traduction de Sebastian Veg dans sa recension publiée dans Perspectives chinoises (n° 90, juillet-août 2005, p. 57-59). Elle écrivait : « Sebastian Veg s’est expliqué dans sa préface sur ses principes de traduction : ‘ Nous avons cherché à donner de Lu Xun une autre lecture, qui n’occulte pas les aspérités d’une syntaxe du chinois littéraire moderne en pleine élaboration’ (p. 7). Cependant, il n’est pas sûr que ce parti-pris de littéralité (qui se réclame des conceptions de Lu Xun traducteur) serve le texte ; la ‘fidélité’ que revendique la traduction relève en effet en grande partie d’une illusion : certaines habitudes d’expression propres au chinois semblent avoir été prises pour des particularités de la langue de Lu Xun (ou de la langue de l’époque). Les répétitions, par exemple, sont un trait de la langue chinoise qui n’est pas plus saillant chez Lu Xun que chez n’importe quel auteur moderne, et qu’il faut se garder, sauf exception, de conserver en l’état. Bon nombre des lourdeurs ou des bizarreries qu’on relève au fil des pages ne sont pas imputables à Lu Xun, mais à une inadéquation dans le rendu de certaines tournures courantes. En un mot, toutes les rugosités qu’on peut trouver au style de Lu Xun ne justifient pas qu’on fasse de lui un auteur qui écrit mal. Les exemples abondent de ces maladresses surajoutées au texte original ».
Dans sa traduction de Cris, Sebastian Veg répond à Isabelle Rabut : « Toute traduction est naturellement critiquable, dans la mesure où elle relève toujours de choix opérés par le traducteur ; ce n’est donc pas tant la teneur d’un tel propos qui pose problème que le jugement de valeur sous-jacent qui suggère que l’on pourrait départager « lourdeurs et bizarreries » de ce qui serait le « beau style ». Lu Xun, en réalité, n’est pas un écrivain qui recourt souvent aux répétitions lexicales – lorsqu’il en apparaît, elles sont soigneusement pesées. » Puis il poursuit : « Sur le détail de la traduction, nous espérons bien que le présent ouvrage puisse inciter de nouveau à la discussion. »
Et effectivement, Sebastian Veg livre à la discussion quelques choix de traduction comme par exemple la traduction du titre de la nouvelle A Q zhengzhuan 阿Q正传。On peut recenser les traductions suivantes de ce titre : « La véritable histoire de Ah Q » (Editions des langues étrangères de Pékin, 1973), « Histoire d’A Q : véridique biographie » (Le Livre de Poche, 1989, repris dans le recueil Cris, Albin Michel, 1995). Ici, Sebastian Veg choisit de traduire ce titre « L’édifiante histoire d’a-Q ». Dans le commentaire qu’il fournit pour chaque nouvelle, Sebastian Veg justifie son choix de traduction avec brio, montrant comment le sens de « édifiant » pour zheng 正 (qui signifie « authentique ou officiel » (Dictionnaire Ricci) s’est imposé à lui. L’utilisation du nom du personnage principal a-Q est à mes yeux un peu plus contestable dans la mesure où un public de lecteurs cultivés avait pu s’habituer à la transcription en A Q ou Ah Q. D’autant plus que les différentes traductions du titre en anglais s’accordent sur la transcription en Ah Q.
Avec cette réponse de Sebastian Veg à Isabelle Rabut, le débat sur la traduction est donc lancé, un débat comme on les aime sur ce blog !
Pour en revenir au recueil dans son ensemble, il faut se féliciter de la qualité de la traduction, de la pertinence des notes qui l’accompagnent et en plus, du commentaire toujours très pertinent de Sebastian Veg sur chaque texte proposé. Il n’y a qu’ainsi, à mon avis, que Lu Xun peut être lu par le grand public actuel qui n’est pas au fait de la situation extrêmement complexe de la Chine de cette époque. Le fait que chaque nouvelle soit restituée dans son contexte et commentée permet d’en saisir toute la saveur et souvent le sens caché. Enfin, une bibliographie très complète, un index et un article brillant de Sebastian Veg intitulé « Sortir du règne de la critique » fournissent des outils très utiles au lecteur qui voudrait en savoir plus sur Lu Xun et la littérature chinoise de son époque.
Notons enfin la parution d’un long poème de Yu Jian 于坚, Un vol 飞行, traduit aussi par Sebastian Veg et Li Jinjia aux éditions Bleu de Chine/Gallimard. Traduire la poésie est à coup sûr plus difficile que de traduire la prose, mais les deux traducteurs s’en sortent avec brio. J’ai beaucoup apprécié ce long poème qui est à la fois une sorte de journal de voyage et une méditation sur la poésie, la vie et l’histoire. Christophe Donner en a fait une recension enthousiaste dans Le Monde magazine du 15 mai 2010. Nous en reparlerons puisqu’il n’est pas impossible que Yu Jian passe à Aix-en-Provence dans un avenir proche…
Noël Dutrait