mardi 7 février 2012

L'écriture comme moyen de changer sa propre vie




Rencontre-lecture avec EUN HEE-KYUNG
AIX-EN-PROVENCE
31-01-2012

En ce dernier jour de janvier, la neige s’est enfin décidée à tomber sur Aix-en-Provence. Quatre-vingt personnes  bien emmitouflées vont peu à peu  faire leur entrée dans la salle des professeurs de l’université de Provence. Il est temps de s’installer avant que n’arrive Eun Hee-kyung, très distinguée, souriante.

Après une courte introduction biographique et bibliographique, l’assemblée est prête à se plonger dans le monde de cette femme charmante qui lui fait face.

On commence par une lecture en français : un extrait du recueil Les boites de ma femme, qui nous montre qu’il n’y a pas d’amour heureux. Le ton de la soirée est lancé.

Bientôt une voix douce s‘élève dans la salle.

« Bonjour, je suis Eun Hee-kyung, de Corée. Enchantée de vous connaitre. Je suis déjà venue plusieurs fois en France, dans plusieurs villes, mais jamais à Aix-en-Provence. Pourtant, pour moi, Aix n’est pas une ville étrange, car je connais un ancien professeur coréen, aujourd’hui critique littéraire qui a fait ses études ici. J’ai toujours été curieuse de voir Aix-en-Provence. Par contre, jamais je n’avais imaginé Aix sous la neige ! Nous avons une expression coréenne qui dit que la neige est de bon augure. Un jour comme aujourd’hui est donc synonyme de beaucoup de bonnes nouvelles. Je n’oublierai jamais cette soirée. »

Elle commence à lire.

« Je suis devenue écrivain à 35 ans. Avant, j’étais femme au foyer. A cette époque, je croyais à la vertu et à la bonne volonté ; je voulais être quelqu’un de bien. Mais, je n’étais pas heureuse. C’est difficile d’interpréter le monde : je me trouvais souvent face au désarroi ou au désespoir. Je prenais soin de ma famille mais je gardais l’impression d’être seule, je gardais un sentiment d’inutilité. Il m’a fallu accepter le fait que le monde d’aujourd’hui est injuste, absurde et tragique. J’ai  alors découvert le côté lâche et égoïste du monde que je ne connaissais pas avant.  

Alors je me demande : finalement, qui suis-je ? C’est quoi la vie ? Ces questions ont l’air de questions d’adolescents. Mais si c’est une personne de 30 ans qui se les pose, une personne qui vient de réaliser que sa vie n’est pas convenable, alors on comprend que c’est sérieux. J’ai décidé d’écrire des romans pour enfin apprendre qui je suis, et pour savoir si les autres sont comme moi. Mes romans ne sont pas doux ; ils sont issus de la négation de soi. Ils sont une critique maquillée d’humour et d’ironie pour renverser le monde.

La littérature est le reflet de la société coréenne. Elle a subi plusieurs changements. Dans les années 1950-1960, elle a montré la tragédie de la guerre et la pauvreté ; dans les années 1970, elle s’est tournée vers l’industrialisation, les inégalités et l’impression de la perte de l’humanité ; dans les années 1980, elle s’est engagée contre la dictature ; dans les années 1990, elle a profité du passage à la démocratie pour se tourner vers l’individualisme, et montrer l’absurdité de l’existence. C’est à cette époque que l’activité littéraire des femmes commence à être marquante. Le dernier changement remonte aux années 2000 : aujourd’hui la littérature est plus diversifiée.

Personnellement, j’ai un intérêt marqué pour l’honnêteté et les relations entre les êtres humains. Les personnages de mes romans se regardent eux-mêmes. Le moi est divisé en deux : il y a un moi qui est vu de l’extérieur, et un autre qui regarde. Alors que le moi qui est vu dirige sa vie, le moi qui regarde regarde la vie. Le moi vu est sous l’emprise du regard des autres, alors le moi véritable qui regarde est moins blessé. Il existe une solution pour se définir soi-même : les gens faibles changent de point de vue sur le monde, comme un humanisme de la part de celui qui n’est pas certain de gagner. Il nous faut reconnaitre la faiblesse de l’être humain tout comme il nous faut admettre que nous nous ressemblons tous.

La plupart de mes personnages sont solitaires, exclus, aliénés, pleins d’angoisses. Quelque chose ne va pas mais ils n’ont pas de réponse : cela illustre l’absurdité de la société moderne. Avant on pouvait distinguer le bien et le mal, le vainqueur du perdant. Les romans classiques sont assez variés. Mais, les gens modernes ont pris de la distance avec autrui. Pourtant, il faut supporter la solitude car le moi veut être apprécié par autrui. Je veux montrer qu’à travers l’impossibilité de l’amour se cache l’absurdité humaine. Mais n’est-ce pas ce désir ardent qui fait la beauté des êtres humains ?

A mon avis, les écrivains ne sont ni maîtres ni précurseurs ; ils ne découvrent plus. Ils décrivent simplement la souffrance de leurs contemporains. Ils apportent un autre point de vue sur le monde, une nouvelle perspective pour rendre la vie plus intéressante. 

En Corée on aime beaucoup les histoires. Il y a beaucoup de vieilles histoires qui se transmettent oralement. Laissez-moi vous donner un exemple : « Il était une fois un grand père conteur et de ses trois petits-enfants. Il avait l’habitude de leur raconter des histoires. Alors grand-père, quelle histoire tu vas nous raconter aujourd’hui ? demandent-ils tous en cœur. Quel genre d’histoire vous ferait plaisir les enfants ? répond le grand-père. Une histoire qui fait peur ! crie l’un ; Une histoire drôle ! crie l’autre ; Une histoire triste, s’écrie le troisième. Le grand-père sourit. Et bien c’est l’histoire d’un monstre en train de faire caca. Mais soudain il tombe dans le fossé, c’est très drôle ! Mais il est tombé donc c’est triste quand on y pense… »

Je voulais écrire un roman triste, mais aussi un roman où le lecteur pourrait éclater de rire, tout en montrant le sentiment de peur que la vie pouvait inspirer. Je voulais écrire entre rire et tristesse. Mais aujourd’hui je pense différemment. Ma vie elle-même est tout un roman. Aujourd’hui je veux écrire avec légèreté. »

Puis vient le tour de Jean Claude de Crescenzo, animateur de la soirée, de prononcer quelques mots sur l’auteure :

« Eun Hee-kyung est une auteure majeure en Corée. Elle occupe une place médiane en tant qu’elle se situe entre le réalisme et la nouveauté des très jeunes auteurs, qui aiment se tourner vers le fantastique pour traiter de thèmes modernes comme l’urbanisme, le chômage ou encore la difficulté d’être jeune en Corée. Elle a passé du temps à se construire son propre monde d’auteur puisque qu’elle n’avait pas de filiation à un autre auteur, à part peut-être Hwang Sok-Yong. Elle occupe une position originale, et traite des problèmes modernes avec humour et ironie. Ses personnages sont souvent en fuite : pour elle il n’y a pas de lutte, ce n’est d’aucune utilité de se battre. »


 Il pose une première question.

Un jour, vous m’avez dit qu’en Corée on vous appelle l’écrivain des romans malheureux. Est-ce que c’est toujours le cas aujourd’hui ?

 Oui, c’est plutôt vrai, mais les choses sont différentes aujourd’hui. Les autres disent de mes livres qu’ils mettent le lecteur mal à l’aise. Le deuxième surnom qu’on me donne est celui de l’écrivain qui ne connait pas le bonheur. C’est vrai que mes livres se terminent souvent de façon triste et dans la solitude ; il n’y a pas de bonheur. Je suis considérée comme ça, mais moi ce que je veux, c’est montrer la vérité, c’est pourquoi je vais continuer à mettre le lecteur mal à l’aise.

Maintenant, je commence à écrire différemment, avec des dénouements plus heureux… mais il reste toujours la solitude. Récemment, un critique m’a dit que mes œuvres étaient une carte gigantesque de la solitude. Aujourd’hui j’ai une interprétation nouvelle de la solitude.

Dans mes livres on trouve beaucoup de personnages célibataires, surtout des femmes. Alors beaucoup de lecteurs croient que je suis moi-même célibataire. Mais non, je suis mariée et j’ai des enfants ! Un jour, j’ai reçu un coup de téléphone d’une lectrice qui s’était fâchée en lisant un de mes romans : il y avait trop de solitude. Mais elle a ensuite découvert que ma vie privée était différente, qu’il y avait du monde autour de moi, bref, que j’avais une vie normale.

Pourquoi les personnages et les lecteurs ont-ils une constante impression de solitude ? Pour ma part, l’idée de solitude n’est pas liée au fait de vivre tout seul ou d’être seul. Ce ne sont pas des causes à la solitude. Le concept de la solitude commence à partir du moment où être seul devient source de malheur. Cette idée doit être acceptée au sens léger. Il existe une solidarité entre les gens solitaires. Il ne faut pas fuir la solitude, car tous les êtres humains ont une existence solitaire. Si je ne m’étais pas sentie seule, je n’aurais jamais pu être écrivain. D’ailleurs, une fois mon mari m’a dit : « Si je ne t’avais pas rendue malheureuse, tu n’aurais jamais été écrivain. Donc le succès de la littérature coréenne est en partie dû à moi… »

Nous passons ensuite à une lecture comparée coréen/français. Avant de prendre la parole, Eun Hee-kyung explique qu’elle va lire en coréen, et que même si son public ne peut pas comprendre, il sera sensible aux sonorités. C’est un autre moyen d’accès à la langue et à la littérature.

Lucie Angheben