jeudi 9 octobre 2008

Sous influence VV

Masque funéraire Kitan en bronze [Empire des Liao 遼 (946-1125)]
Ancienne collection Michael Steinhardt. (Source : site commercial)


Mes lectures de vacances étaient, en apparence tout au moins, bien éloignées des écrits du vénérable maître Kong. Elles étaient, je peux l'avouer maintenant – il y a prescription -, sous la stimulante influence du Visage vert dont il a été déjà question sur ce blog.

La revue a, vous le savez sans doute déjà, emprunté son nom au Das grüne Gesicht de Gustav Meyrink (1868-1932) qui fut non seulement un grand traducteur – celui de Dickens et de Kipling notamment -, mais aussi et surtout un grand romancier, auteur de tant de livres qui, c'est heureux, ne sont pas sans avoir quelque rapport occulte avec la littérature de l'Empire du Milieu. Rappelez-vous la fin de l'avant-propos que Jacques Dars donnait à son recueil de traductions de nouvelles chinoises des Ming (1368-1644), En mouchant la chandelle (Gallimard, « L'imaginaire », 1986) :
« Mais l'œuvre de Qu You [瞿佑 (1341-1427)] parvint même, incognito pourrait-on dire, jusqu'en Europe ! En effet, l'histoire des lanternes-pivoines, la préférée des Japonais, fut reprise par le passionné de folklore nippon qu'était Lafcadio Hearn (1850-1904) dans son recueil fantastique, parfois glaçant et épouvantable, Kwaidan. Les lecteurs de langue anglaise ignoraient sans doute qu'ils se délectaient à une histoire chinoise du début des Ming, comme le firent des lecteurs de langue allemande quand Gustav Meyrink, l'auteur du Golem, traduisait l'œuvre de Hearn. » (p. 17)
On aura donc raison de se plonger avec délices dans les volumes déjà parus – quinze au total – de cette revue unique ; étant un converti de la dernière heure, je ne connais que la dernière formule et donc les deux derniers volumes uniquement (14 & 15) qui m’ont particulièrement ravi.

L'appétit communicatif du Visage vert pour les textes oubliés et curieux, n'a pas mis longtemps à aiguiser le mien dans deux directions qui se rejoignent dans le même goût pour le fantastique :

1/ L'une m'a conduit vers des œuvres de notre vieille Europe. Aussi à peine avais-je quitté le château d'Udolphe, que j'entamai le Manuscrit trouvé à Saragosse du fascinant Jean Potocki (1761-1815). Mais je n'avais déjà plus le temps de m'enfoncer plus avant sur les chemins inquiétants et infestés de brigands et de démons des Alpujarras. J'en étais à peine arrivé au moment où les deux sœurs Emina et Zibeddé se rapprochaient d'Alphonse Van Worden, le narrateur. Le jeune capitaine des Gardes wallonnes, qui se demande s'il a affaire à « des femmes ou bien avec d'insidieux succubes » écrit à ce moment : Chacune d'elles prit une de mes mains. Emina demanda si je me trouvais mal. Je la rassurai. Zibbedé me demanda ce que c'était qu'un médaillon qu'elle voyait dans mon sein et si c'était le portrait d'une maîtresse. « C'est, lui répondis-je, un joyau que ma mère m'a donné, et que j'ai promis de porter toujours : il contient un morceau de la vraie croix ... » A ces mots, je vis Zibeddé reculer et pâlir. « Vous vous troublez, lui dis-je, cependant la croix ne peut épouvanter que l'esprit des ténèbres. » ...

Combien de mois va-t-il me falloir patienter avant de pouvoir retrouver Alphonse et le suivre à travers les trois éditions récentes [Le livre de Poche, 2007 & GF, 2008 : deux volumes sous coffret] qui rendent dans sa forme la plus complète la grande œuvre que son auteur, ami et soutien de l'orientaliste allemand Julius Heinrich Klaproth (1783-1835), qualifiait de « roman bizarre » ?

2/ L'autre chemin suivi dans le sillage du Visage vert m'a mené vers ces recueils de récits à faire frémir qui parcourent la longue histoire de la littéraire chinoise, et invité à sortir d'une pile de vieilleries un peu négligées au fil des ans quelques ouvrages d'outre-tombe. Parmi eux, quelque peu défraîchi par 20 ans de négligeance coupable, mon premier livre en chinois acheté à Bordeaux dans cette curieuse succursale depuis longtemps fermée des douteuses amitiés Franco-chinoises à deux pas de la place de la Victoire. Il portait un titre évocateur : Bu pa gui de gushi 不怕鬼的故事 (Pékin : Renmin wenxue, 1978). Ce microscopique choix établi en 1961 par le laboratoire de recherche en littérature de l'Institut des Sciences Sociales de Chine [Zhongguo shehui kexueyuan wenxue yanjiusuo 中國社會科學院文學研究所] pour affermir le matérialisme ambiant avec un lot d'histoires dans lesquelles on n'a [même] Pas peur des fantômes - il venait d’être réimprimé en 1978 -, reprenait justement 11 récits tirés du livre qui retint mon attention aussitôt retombée l'émotion causée par la rencontre d'un vieil ami de presque 30 ans.

L’œuvre en question est le Zi bu yu 子不語 (Ce dont le Maître ne parle pas) de Yuan Mei 袁枚 (1716-1798) que je retrouvais ainsi dans l'édition que la Shanghai guji tira à 9000 exemplaires en novembre 1986 ; deux tomes achetés au creux de mon deuxième hiver pékinois pour 4 yuan 60 ! Pas loin gisait une autre édition de la même mine d’histoires curieuses sous son titre alternatif - Xin Qi Xie 新齊諧 - parue à 9500 exemplaires en mai 1986 au Shandong (Qi Lu shushe, Jinan), en même temps que la suite donnée par Yuan Mei à sa collection de mirabilia, le Xu Zi bu yu 續子不語 : soit un des 12000 exemplaires tirés à Changsha au Yuelu Shushe.

C'était inespéré, mais ces éditions modernes en caractères simplifiées et ponctuées qui avaient alors redonné un souffle de vie à une œuvre née il y a quelque 220 ans, étaient toutes expurgées. Datant de 1788, l'ensemble de 1025 récits en langue classique dans le style de ceux de Pu Songling 蒲松齡 (1640-1715) et de Ji Yun 紀昀 (1724-1805), avait, ne l'oublions pas, rencontré la censure dès 1836. Fort heureusement, les éditions plus ou moins complètes en furent nombreuses et il est dorénavant facile de rendre son visage d'origine à ce chef-d'œuvre oublié. Il n'empêche que le travail qui reste à faire pour le présenter au public français est de taille. Seule une poignée de ces récits à faire froid dans le dos ou à faire sourire a reçu une traduction, qui plus est pas toujours à la hauteur.

Mais ceci est une autre histoire qui pourrait avoir pour point de départ une incursion chinoise dans le bel édifice du Visage Vert, sous la forme d'une douzaine de récits courts : huit traduits par Solange Cruveillé, les quatre autres par moi, suivi d’une présentation que je m’efforce de rendre vivante et pas trop 'sinologico-soporifique'.

En attendant le mois de juin 2009 pour vous jeter sur le seizième volume concocté par Xavier Legrand-Ferronnière et ses collaborateurs, allez découvrir les précédents et, si vous êtes à Paris, précipitez-vous au stand du Visage vert au 18e Salon de la revue (10 - 12 octobre 2008).

Et pourquoi n'iriez-vous pas explorer, sans plus tarder, le versant de la revue sur Facebook entretenu par Anne-Sylvie Homassel dont la succulante et élégante traduction du deuxième volume des aventures de Fu Manchu vient juste de sortir chez Zulma ? Les créatures du Docteur Fu Manchu vont me tenir en haleine tout le weed-end -- encore une lecture sous influence. Si vous voulez me voir revenir à mes anciennes occupations et tenir mes promesses, il ne vous reste plus qu'à invoquer les mânes de Kongzi et de Li Yu 李漁 (1611-1680), qui, c'est piquant à noter, partageaient le même dégoût du surnaturel. (P.K.)

lundi 6 octobre 2008

Un art de la contrainte

L'« Equipe sur les Cultures et
Humanités Anciennes et Nouvelles Germaniques et Slaves »
(EA 4236) et notre équipe ont conjugué leurs forces pour présenter les

17 & 18 octobre 2008,
salle des professeurs (2ème étage) de l'Université de Provence
29, av. Robert Schuman 13621 Aix-en-Provence cédex 1
un colloque international sur le thème :

Traduire : langues et réalités.
Un art de la contrainte

Chaque langue impose une image, une conceptualisation particulière du réel, dit-on, si bien que l'expression linguistique du réel n'est plus le réel. La complexité des rapports entre langue(s) et réel(s) ainsi que les diverses manières de percevoir et de rendre compte du réel se manifestent particulièrement dans les descriptions de lieux ou d'objets. En passant d'une langue à l'autre, on rend compte d'un réel déjà « formaté», notamment en ce qui concerne la traduction littéraire. Les caractéristiques de la langue-cible peuvent également influencer le style du texte, obliger le traducteur à faire des choix auxquels l'auteur n'a pas été confronté, non seulement au niveau lexical, mais aussi grammatical.

Vendredi 17 octobre

9 h 00 - Inauguration par Jean-Paul CAVERNI,
Président de l’Université de Provence

Questions théoriques

9 h 20 - Olga SAPOJNIKOVA, Nijni Novgorod (Russie), « L’identité culturelle sous l’angle de la critique en traduction littéraire. »
9 h 40 -
Marie-Christine HAZAËL-MASSIEUX, Université de Provence, « Traduction et diglossie. Comment traduire et que traduire en créole ? »
10 h 00 -
Marie VRINAT, INALCO, « La traduction littéraire : quand la contrainte devient prétexte à création. »
10 h 20 - Discussion - 10 h 40 - Pause
11 h 00 -
Elena PORCHNEVA, Université Linguistique de Nijni Novogorod, « Formation de la compétence interculturelle chez les futurs interprètes. »
11 h 20
- Malina STANKOVA, Université de Sofia, « La traduction et la signification. Quelques observations. »
11 h 40
- Gilles BARDY, Université de Provence, « Sur quelques problèmes de traduction du roumain en français. »
12 h 00 - Pause - 12 h 20 - Déjeuner

Questions de réalité

14 h 20
- Agnieszka GRUDZISKA, Paris IV-Sorbonne, « Pas de texte sans contexte. La traduction des archives du ghetto de Varsovie. »
14 h 40
- Miroslava SEVCÍKOVÁ, Brno, « Traduire les étranges réalité d’Antoine Volodine. »
15 h 00
- Noël DUTRAIT, Université de Provence, « La traduction de la réalité et du réalisme magique chez Mo Yan. »
15 h 20 - Discussion - 15 h 40 - Pause
16 h 00 -
Pierre KASER, Université de Provence, « Le théâtre dans le roman : Les Amants de la scène de Li Yu (1611-1680). »
16 h 20 -
Inês OSEKI-DEPRE, Université de Provence, « Traduction réaliste ou traduction relevante ? (A propos de la traduction française de João Guimaroes). »
16 h 40
- Anastasia VINOGRADOVA, Université de Provence, « “Des violettes au creuset” ou la pratique de la traduction en Russie à l'époque symboliste. »
17 h 00 - Discussion - 19 h 00 - Dîner


Samedi 18 octobre

Questions de poésie

9 h 00
- Perle ABBRUGIATI, Université de Provence, « Traduire une chanson. Quelques exemples autour de Brassens en italien. »
9 h 20 -
Françoise DOUAY, Université de Provence, « Un poème de Beaudelaire au prisme des langues : une constellation de points intraduisibles. »
9 h 40 -
Agnieszka ZUK, Nancy 2, « La construction de la réalité dans Dukla d’Andrzej Stasiuk. Les problèmes de la traduction du sensible. »
10 h 00 - Discussion - 10 h 20 - Pause
11 h 00
- Philippe CHE, Université de Provence, « Repérer et traduire le langage allusif chez Ge Hong, auteur taoïste du IVe siècle ? »
11 h 20 -
Pierre LARCHER, Université de Provence, « Traduire la poésie arabe pré-islamique : pourquoi ? comment ? »
11 h 40 -
Milena FUCIKOVÁ, Université de Provence, « C’est la fête de la langue ! Traduire l’univers créole de Patrick Chamoiseau en tchèque. »
12 h 00 - Discussion - 12 h 20 - Déjeuner

Questions de linguistique

14 h 30
- Charles ZAREMBA, Université de Provence, « Quand les faits de langue sont aussi des faits de récit. »
14 h 50 -
Kira KACHLAVIK, Université Linguistique de Nijni Novgorod, « Traductions russes de la prose philosophique de Pascal. »
15 h 10
- Kira PESHKOVA, Université de Provence, « Modélisation conceptuelle dans un domaine spécialisé et traduction “droits de l’homme” en russe et en français.
15 h 30 - Discussion - table ronde et clôture

Comité d'organisation Université de Provence
Noël DUTRAIT • Charles ZAREMBA
Contact : Absa d'Agaro, absa&up.univ-aix.fr

dimanche 5 octobre 2008

Réponse à la devinette (016)

Han Yu 韓愈(768-824)

D'abord
cette devinette qui, grâce à l'érudition de Thomas Pogu, n'a pas tenu longtemps. Même sans Google-assistance, il n'était pas bien sorcier de reconnaître ce volume de l'Histoire de la littérature chinoise que Georges Margouliès (né en 1902) consacra à la prose classique - c'est aujourd'hui encore la seule monographie de cette taille (336 pages) sur le sujet -, et son propos liminaire qui amène à se poser la question : « Où en sommes-nous soixante ans plus tard ? »

Celui que son éditeur (Payot) présentait comme « Docteur ès-lettres, ancien chargé de mission en Chine » et dont on peut lire une notice biographique à la page 294 de Deux siècles d'histoire de l'Ecole des langues orientales (Pierre Labrousse (ed.), Paris, Hervas, 1995), celui qu'Etiemble brocardait dans son Hygiène des lettres (1952) et dont l'Anthologie raisonnée de la littérature chinoise (1948) permit à Borgès de découvrir Han Yu 韓愈(768-824) le grand prosateur des Tang (618-907), livrait page 309 de cet ouvrage complété en 1951 par un volet consacré à la poésie, une réflexion dont on fera grand cas dans notre appréciation des traductions de littérature chinoise ancienne :
« Cependant, à côté de ces événements politiques, les rapports officiels avec l'étranger occidental, la représentation de la Chine en Europe [...], les voyages de nombreux Chinois en occident, tout amena la Chine de la fin du XIXe s. à commencer à connaître les lettres européennes.
Il ne faut pas croire qu'il puisse s'agir aussitôt d'influences ; ce ne furent que quelques traductions d'information et, si elles rendaient le sujet de l'ouvrage, la forme stylistique et souvent même l'adaptation de l'idée demeuraient essentiellement chinoises et conformes aux échantillons classiques, un peu comme le sont encore à présent dans le sens inverse les nombreuses imitations ou transpositions d'œuvres chinoises qu'on publie en Europe. »
Que de progrès parcourus depuis !


Pour finir, laissez-moi vous prévenir qu’avant de vous livrer une autre occasion de manifester l'étendue de votre savoir sinologique ou votre agilité à manier les moteurs de recherche online, je vous parlerai bientôt (?) dans ce blog de plusieurs ouvrages que je viens de recevoir, et surtout du très recommandable Zhu Xi (朱熹), Mémoire sur la situation de l'empire (Wu-shen fengshi 戊申封事) 1188. Traduit du chinois, présenté et annoté par Roger Darrobers (Paris : Editions You Feng, 2008, 192 p.), puis du problématique Liu Dalin 刘达临, L'empire du désir. Une histoire de la sexualité chinoise (Traduction adaptée du chinois par Jean-Claude Pastor. Paris : Robert Laffont, 2008, 202 pages), et de bien d’autres choses encore : je n'ai pas oublié que je dois poursuivre mon survol des traductions de romans érotiques chinois, vous parler du sublime Oreiller magique de Tang Xianzu 湯顯祖 (1550-1635) (Handan ji 邯鄲記, traduit par André Lévy, MF, « Frictions », 2007), et tenir deux ou trois autres promesses laissées en suspens. Il sera aussi question de l'incursion prochaine de Yuan Mei 袁枚 (1716-1798) dans les colonnes du Visage Vert, dont le blog a fort gentillemment salué notre récente métamorphose. Mais comment faire pour tout faire, vite et, si possible, pas trop mal ? (P.K.)