samedi 24 mai 2008

Devinette (015)

Pour certains, ce pourrait être une vrai devinette d’un niveau de difficulté assez élevé ; pour les inconditionnels de la recherche sur Google, une routine ; pour moi, ce billet est un futile prétexte pour vous présenter le début d’un ouvrage que j’affectionne particulièrement. Voici donc un nouveau texte en quête d’auteur et d’identification, texte avec lequel l’illustration retenue n’a aucun rapport sinon la Chine : celle de Kangxi 康熙 (r. 1662-1722) pour ce « plat en porcelaine à décor polychrome de la famille verte », mis en vente ici et celle de Sioeu-Tcheou, un de ses fins lettrés qui, débarquant au Havre après un long voyage, suscite la curiosité de l’indigène et s’en ouvre à son ami le lettré Yn-Che-Chan :
Enfin me voilà à portée, cher Yn-Che-Chan, de me servir de la langue Française, dont la connaissance nous a coûté plusieurs années d'étude. Je vais faire usage des instructions de nos amis les Européens : bientôt je pourrai vérifier si ce qu'ils nous racontent des mœurs des Français est conforme à la vérité, et si les Livres que nous avons lus par le canal de Missionnaires, sont dignes de foi.
Je suis arrivé à Paris depuis deux jours : dirais-tu que dans ce court espace de temps ils s'est présenté tant de nouvelle idées à mon esprit, il s'est offert à mes yeux tant d'images qui m'étaient totalement inconnue, qu'à peine puis-je dire faiblement une partie des choses qui m'ont le plus frappé ? Il faudra que tu me donnes le temps de revenir de ma première surprise ; alors, il me sera permis d'entrer dans un détail que tu ne dois point espérer de trouver dans cette première lettre. Ne la regarde, cher Yn-Che-Chan, que comme les discours d'un homme ébloui et troublé par la confusion des objets. Un Siamois qui arrive à Paris peut être comparé à ces malades qui se sauraient souffrir qu'avec peine le grand jour, et qui sont obligés de s'accoutumer peu à peu à la clarté de ces astres.
Les Français, par ce que j'en ai vu jusqu'ici, me paraissent aussi prévenus en leur faveur que les Japonais, aussi inconstants que les Tartares, et aussi spirituels que les Siamois. Si je n'avais pas su leur langue avant d'arriver chez eux, toutes leurs manières m'auraient encore surpris davantage : tu ne saurais te figurer combien elles paraissent singulières.
Je débarquai à un port, qu'on appelle le Havre-de-Grace. A peine fus-je sorti du bâtiment, que deux hommes s'approchèrent de moi, et me dirent avec un air riant : Monsieur est étranger sans doute ? « Je suis de Pékin, leur répondis-je. « Quoi ! Monsieur est Chinois, reprirent-ils ; il doit avoir apporté bien des choses rares de son pays. Oserions-nous vous demander combien de temps vous avez resté en voyage .... avez-vous couru de grands dangers .... ne trouvez-vous pas extraordinaire le changement de climats ... ?
Surpris, cher Yn-Che-Chan, de ce nombre de questions accablantes, et étonné que des gens que je n'avais jamais vus montrassent tant de curiosité, j'aurais bien voulu mortifier leur pétulance. Si j'avais été à la Chine, je leur eusse fait sentir tout le ridicule de leur conduite ; comme étranger, je me contentai de leur dire : « Messieurs, je suis au désespoir de ne pouvoir vous répondre ; la lassitude que m'a causé le voyage me servira d'excuse. Souffrez que j'aille me reposer. » A peine eus-je dit ces mots, qu'un grand homme qui était sur le rivage et peu éloigné de moi, me dit : « Venez chez nous, Monsieur, vous y serez fort bien. Je loge ordinairement tous les Seigneurs qui passent ici, et il y a peu de jours que j'avais dans ma maison trois Milords, deux Ducs et cinq Barons Allemands. » Ensuite, sans attendre ma réponse, il ordonna aux matelots qui portaient mes hardes de le suivre ; je me lassai entraîner, plutôt que je n'allai volontairement, dans son auberge. A peine y fus-je entré, que la maîtresse de maison, les enfants, ses domestiques mêmes commencèrent à m'accabler de questions. Leur curiosité ne leur donnait pas le loisir de s'expliquer les uns après les autres : ils parlaient tous ensemble, et le bruit qu'ils faisaient ressemblait à celui d'une populace mutinée. Si je n'avais ouï leurs discours, j'aurais été dans une crainte mortelle : un autre Chinois qui n'eût su que sa langue, aurait sans doute cru que tous ces gens songeaient à le voler, ou à le maltraiter.
Cependant le bruit s'étant répandu dans le voisinage qu'un Chinois était arrivé, on accourait de toutes parts pour me voir, et l'on m'examinait avec des yeux aussi curieux que si l'on eût considéré un de ces animaux rares, ou de ces tigres apprivoisés que montent à Pékin les diseurs de bonne aventure. Plusieurs étaient surpris de me trouver comme les autres hommes ; j'entendais qu'ils disaient : « Cela est fort singulier, il est presque fait comme un Français, qui pourrait le croire ! » D'autres discouraient sur mon habillement : l'un condamnait ma robe qui ne laissait pas voir la taille ; l'autre n'approuvait point mon bonnet ; celui-ci eût voulu que je n'eusse point eu de pantoufles. Pendant près de deux ou trois heures presque toute la ville ne fut occupée que de ce qui me regardait.
La réponse, et la suite de cette lettre, d’ici peu, soit avant la date anniversaire de la naissance de l’auteur. (P.K.)

mardi 20 mai 2008

Mencius, le retour

Zengzi 曾子, disciple de Confucius, et sa maman :
un cas touchant de piété filiale tiré des Ershisi xiao 二十四孝.

La Chine est à la mode chez les libraires pour le meilleur et pour le pire. Le « moins pire du pire » d'abord avec un livre nouveau qui n'apporte rien sinon un accès facile mais payant à une matière librement consultable sur internet. Je m'explique.

Les éditions Pocket s'étaient intelligemment manifestées récemment (2006) en intégrant en trois volumes dans sa collection de poche « Agora », un Monde chinois (1978-1999) de Jacques Gernet qui devenait ainsi accessible à toutes les bourses. Mais, voilà que la même collection propose aujourd'hui un volume de Textes essentiels de la pensée chinoise : Confucius et le confucianisme (n° 317). Si, au premier abord, l'offre est alléchante, les 352 pages de ce choix de textes établi et présenté par Alexis Lavis, n'offrent rien de plus que des extraits - j'écris de mémoire car je ne l'ai pas acheté - du Lunyu 論語 (Les Entretiens de Confucius), du Mengzi 孟子 (Mencius), du Daxue 大學 (La Grande étude) et du Zhongyong 中庸 (L'Invariable milieu), donc des Sishu 四書 (Quatre Livres), avec en plus le Xiaojing 孝經(Classique de la Piété filiale) et des bribes du Liji 禮記 (Le livre des Rites) à chaque fois dans la traduction historique qu'en donna Séraphin Couvreur (1835-1919) à la fin du XIXe siècle et pour le Xiaojing, celle encore plus ancienne du Père Pierre Martial Cibot (1727-1780) datant de 1779 !

Le texte de présentation ne justifie absolument pas un achat dont on fera léconomie, non pas que ces traductions plus que centenaires ne méritent plus de circuler --- bien au contraire, qui ne voudrait pas les voire ressortir dans leur intégralité et avec un appareil critique adapté ?-, mais qu'elles sont toutes en accès libre et gratuit dans des versions consciencieusement numérisées par Pierre Palpant dont le travail de bénédictin aurait bien pu servir à rentabiliser au maximum l'édition de ce livre. Celui-ci pourrait, en toute logique, être le premier d'une série longue et passionnante, mais, si l'on en croit la quatrième de couverture, devrait tourner court : « Il y eut certes en Chine de nombreux courants de pensée qui marquèrent durablement sa culture, mais seul le confucianisme en fut pour ainsi dire le cadre qui fit de l’empire du Milieu un monde si spécifique. (...) Cette anthologie des grands textes confucianistes offre au lecteur un large champ au sein duquel il pourra entrer de façon approfondie dans cette pensée qui ordonna tout l’esprit d’un peuple. » Passons, on sait depuis un précédent billet consacré au dernier opus de Nicolas Zufferey comment se faire une bonne idée de la richesse de la pensée chinoise !

Le meilleur maintenant. Pour à peine plus d'1 € supplémentaire, on ne résistera pas à la réédition en poche [Editions Rivages Poche / Petite Bibliothèque, n° 615] du Mencius qu'avait publié en 2003 aux Editions You-Feng, André Lévy. Un format plus compact - 293 pages contre 212 au départ -, pour un livre qui ne perd rien de son premier jet, pas même ses caractères chinois qui agrémentent les 20 pages d'une érudite introduction, les nombreuses notes de bas de pages, les deux appendices [la biographie du penseur dans le Shiji 史記 et l'évocation du dévouement de sa mère dans le Lienüzhuan 列女傳], le glossaire des « mots clés du Mencius » et la bonne bibliographie finale. Avec quelques coquilles en moins, c'est un Mencius nerveux et direct qu'on prendra plaisir à comparer si l'on veut avec celui de Couvreur [en ligne ici] dont les Editions des Mille et une nuits avaient, voici quatre ans déjà, tiré plusieurs chapitres (I, II et IV) pour composer un petit volume intitulé De l'utilité d'être bon (n° 445, 2004, 79 pages).

Il ne reste plus à André Lévy qui, quittant un temps les contrées de la littérature de divertissement - roman et théâtre - de la Chine ancienne, et après quelques escapades en terres contemporaines et bien d'autres ouvrages originaux, avait traduit un incontournable Lunyu (Confucius, Les entretiens avec ses disciples, Paris : GF, n° 799, 1994, 256 p.), qu'à rendre vie aux deux autres des Quatre Livres.

Tant qu'il ne l'aura pas fait, on devra encore se reporter aux traductions décapantes d'Andrew Plaks chez Penguin Books (« Penguin Classics », 2003) qui jouent par rapport à celles de James Legge (1815-1897) (The Chinese Classics, 1865-1872), le même rôle rafraîchissant que les traductions d'André Lévy avec celles de Couvreur : Ta Hsüeh and Chung Yung (The Highest Order of Cultivation and on the Practice of the Mean). xxxix + 127 pages dont 50 de notes.

Reste encore en suspens la question de savoir qui rendra enfin justice au Xiaojing que Roger Pinto (Le Seuil, « Points/sagesses » n° 131, 1998) n'avait guère épargné dans son rendu livré en amuse-gueule au fac-similé de la version Cibot qui avait passé les vingt dernières années de sa vie à Pékin ? Mais peut-on espérer trouver en France le même engouement pour ces vieilleries qu'en Chine-même où ces textes sont réédités sous toutes les formes, presque jusqu'à la nausée ? Et que diriez-vous d'un Ershisi xiao 二十四孝, ce petit recueil d'époque Yuan (1279-1368) proposant 24 exemples de Piété filiale piochées dans l'histoire de Chine entre sa lointaine Antiquité et la dynastie Song ? En feriez-vous volontiers votre livre de chevet ? (P.K.)