Pour certains, ce pourrait être une vrai devinette d’un niveau de difficulté assez élevé ; pour les inconditionnels de la recherche sur Google, une routine ; pour moi, ce billet est un futile prétexte pour vous présenter le début d’un ouvrage que j’affectionne particulièrement. Voici donc un nouveau texte en quête d’auteur et d’identification, texte avec lequel l’illustration retenue n’a aucun rapport sinon la Chine : celle de Kangxi 康熙 (r. 1662-1722) pour ce « plat en porcelaine à décor polychrome de la famille verte », mis en vente ici et celle de Sioeu-Tcheou, un de ses fins lettrés qui, débarquant au Havre après un long voyage, suscite la curiosité de l’indigène et s’en ouvre à son ami le lettré Yn-Che-Chan :
Enfin me voilà à portée, cher Yn-Che-Chan, de me servir de la langue Française, dont la connaissance nous a coûté plusieurs années d'étude. Je vais faire usage des instructions de nos amis les Européens : bientôt je pourrai vérifier si ce qu'ils nous racontent des mœurs des Français est conforme à la vérité, et si les Livres que nous avons lus par le canal de Missionnaires, sont dignes de foi.
Je suis arrivé à Paris depuis deux jours : dirais-tu que dans ce court espace de temps ils s'est présenté tant de nouvelle idées à mon esprit, il s'est offert à mes yeux tant d'images qui m'étaient totalement inconnue, qu'à peine puis-je dire faiblement une partie des choses qui m'ont le plus frappé ? Il faudra que tu me donnes le temps de revenir de ma première surprise ; alors, il me sera permis d'entrer dans un détail que tu ne dois point espérer de trouver dans cette première lettre. Ne la regarde, cher Yn-Che-Chan, que comme les discours d'un homme ébloui et troublé par la confusion des objets. Un Siamois qui arrive à Paris peut être comparé à ces malades qui se sauraient souffrir qu'avec peine le grand jour, et qui sont obligés de s'accoutumer peu à peu à la clarté de ces astres.
Les Français, par ce que j'en ai vu jusqu'ici, me paraissent aussi prévenus en leur faveur que les Japonais, aussi inconstants que les Tartares, et aussi spirituels que les Siamois. Si je n'avais pas su leur langue avant d'arriver chez eux, toutes leurs manières m'auraient encore surpris davantage : tu ne saurais te figurer combien elles paraissent singulières.
Je débarquai à un port, qu'on appelle le Havre-de-Grace. A peine fus-je sorti du bâtiment, que deux hommes s'approchèrent de moi, et me dirent avec un air riant : Monsieur est étranger sans doute ? « Je suis de Pékin, leur répondis-je. « Quoi ! Monsieur est Chinois, reprirent-ils ; il doit avoir apporté bien des choses rares de son pays. Oserions-nous vous demander combien de temps vous avez resté en voyage .... avez-vous couru de grands dangers .... ne trouvez-vous pas extraordinaire le changement de climats ... ?
Surpris, cher Yn-Che-Chan, de ce nombre de questions accablantes, et étonné que des gens que je n'avais jamais vus montrassent tant de curiosité, j'aurais bien voulu mortifier leur pétulance. Si j'avais été à la Chine, je leur eusse fait sentir tout le ridicule de leur conduite ; comme étranger, je me contentai de leur dire : « Messieurs, je suis au désespoir de ne pouvoir vous répondre ; la lassitude que m'a causé le voyage me servira d'excuse. Souffrez que j'aille me reposer. » A peine eus-je dit ces mots, qu'un grand homme qui était sur le rivage et peu éloigné de moi, me dit : « Venez chez nous, Monsieur, vous y serez fort bien. Je loge ordinairement tous les Seigneurs qui passent ici, et il y a peu de jours que j'avais dans ma maison trois Milords, deux Ducs et cinq Barons Allemands. » Ensuite, sans attendre ma réponse, il ordonna aux matelots qui portaient mes hardes de le suivre ; je me lassai entraîner, plutôt que je n'allai volontairement, dans son auberge. A peine y fus-je entré, que la maîtresse de maison, les enfants, ses domestiques mêmes commencèrent à m'accabler de questions. Leur curiosité ne leur donnait pas le loisir de s'expliquer les uns après les autres : ils parlaient tous ensemble, et le bruit qu'ils faisaient ressemblait à celui d'une populace mutinée. Si je n'avais ouï leurs discours, j'aurais été dans une crainte mortelle : un autre Chinois qui n'eût su que sa langue, aurait sans doute cru que tous ces gens songeaient à le voler, ou à le maltraiter.
Cependant le bruit s'étant répandu dans le voisinage qu'un Chinois était arrivé, on accourait de toutes parts pour me voir, et l'on m'examinait avec des yeux aussi curieux que si l'on eût considéré un de ces animaux rares, ou de ces tigres apprivoisés que montent à Pékin les diseurs de bonne aventure. Plusieurs étaient surpris de me trouver comme les autres hommes ; j'entendais qu'ils disaient : « Cela est fort singulier, il est presque fait comme un Français, qui pourrait le croire ! » D'autres discouraient sur mon habillement : l'un condamnait ma robe qui ne laissait pas voir la taille ; l'autre n'approuvait point mon bonnet ; celui-ci eût voulu que je n'eusse point eu de pantoufles. Pendant près de deux ou trois heures presque toute la ville ne fut occupée que de ce qui me regardait.
La réponse, et la suite de cette lettre, d’ici peu, soit avant la date anniversaire de la naissance de l’auteur. (P.K.)