lundi 22 décembre 2008

Mo Yan, l'enfant d'or de la littérature chinoise

A propos de
Beaux seins, belles fesses
de Mo Yan.
Traduit du chinois par Noël et Liliane Dutrait. Editions du Seuil, 2004.

Chapitre 41 : «[Elle] leva son pistolet et appuya le canon sur sa tempe.
Shangguan Jintong décela en elle une séduction toute féminine.
Elle avait levé son bras unique, révélant son aisselle duveteuse,
sa taille était fine, ses fesses brillantes reposaient sur ses talons,
comme ouvertes par une explosion. » (Trad., p. 571)

Ecrivain prolixe et prolifique, Mo Yan 莫言 a choisi un pseudonyme qui semble à contre-emploi. En chinois, son nom signifie littéralement «ne pas» (Mo) «parler» (Yan). Mo Yan explique qu’il oppose ainsi la parole libre, spontanée qu’on peut tenir dans le cercle familial restreint, et la parole impossible, sauf à se travestir pour éviter la censure, qu’on tient au-dehors, celle qui est soumise au joug social et politique. Ce livre a d’ailleurs été censuré en Chine, et est paru dans une nouvelle version en France. Mo Yan, ce ne serait donc pas exactement, comme les interviewes le traduisent, «celui qui ne parle pas», «celui qui garde le silence», mais plutôt celui qui se situe dans l’interstice entre la parole du dedans, l’inépuisable fécondité des légendes familiales qui nourrit l’imaginaire d’un individu, et la parole du dehors, celle de la contrainte, de la violence imposée par l’histoire, la politique, les autres. C’est de ce hiatus, dans cet interstice, entre Mo et Yan, que se glissent les 800 pages de la saga prolifique de Beaux seins belles fesses.

MO

«ne-pas» : la négation de l’individu, la violence du dehors, l’éparpillement dans l’Histoire. C’est qu’en effet, le XXe siècle chinois a de quoi laisser sans voix, tant il est cruel et brutal, à l’image d’un des tortionnaires les plus zélés, le sourd muet, Sun pas un mot, et d’une des victimes les plus étranges, Han L’Oiseau, qui a perdu la parole après avoir vécu en sauvage avec les loups et les ours. Défilent l’invasion japonaise et la libération des années 40, la guerre civile entre les nationalistes du Guomintang et les communistes, les «cent fleurs» et les grandes famines des années 60, la Révolution culturelle de 65, le néo-capitalisme et la corruption organisée des années 90. On a peine à croire que tant de démesure et de bouleversements puissent avoir été vécus par une même personne, mais c’est bien à l’échelle d’une simple vie, celle du narrateur, qu’est retracé cet impressionnant panorama historique.

Beaux seins, belles fesses, le titre est prometteur. Ce sont les attributs, avantageux, communs aux huit filles de Shangguan Lüshi. Elles sont toutes belles, et toutes passionnées, et toutes beautés horribles, suivant jusqu’à la mort ou la folie leurs amants. Shangguan Lüshi perd une à une ses filles, emportées par des hommes qui incarnent l’Histoire: brigand et résistant aux japonais passé à l’ennemi, seigneur de guerre généreux et sanguinaire, américain introduisant le cinéma dans le village, communiste méthodique, opportuniste de tous bords, capitaliste rusé et vaguement mafieux, la famille s’affilie par ces alliances amoureuses avec tous les mouvements rivaux et se retrouve ainsi ballotée, tantôt protégée, tantôt persécutée au gré des renversements et des trahisons de l'Histoire. Passive, d’une patience christique même, la famille Shangguan traverse les famines et les inondations, les batailles rangées, les exécutions sommaires, les massacres collectifs, les expéditions punitives, les tortures et les tribunaux arbitraires, les viols, les camps, les morts violentes et les humiliations publiques.

Avec, émergeant de ce chaos confus de cadavres, de corps mutilés et de corbeaux, quelques scènes silencieuses particulièrement frappantes. Le marché des enfants, où Shangguan Lüshi va vendre deux de ses filles pour survivre. L’exécution publique des deux petits jumeaux, parce qu’ils sont dit-on fils de traître, le front perforé par la balle de deux chevaliers de l’apocalypse. Le viol de la septième sœur, sous la lumière blafarde de la lune, fascinée par la blancheur d’un petit pain que lui tend pour l’appâter le cuisinier de la ferme d’état où tous meurent de famine. A échelle d’homme, il y a de quoi perdre le fil, vraiment, et subir en silence: « inutile de parler » « et même si on avait eu dix yeux, on ne serait pas arrivé à tout voir, et même avec dix bouches, on n’aurait pas pu tout raconter ». MO YAN, ne pas parler.


YAN

Pourtant, les excès de l’horreur donnent à ce roman-fleuve toute sa verve et sa puissance chaotique, l’histoire glisse à force de démesure dans le loufoque ou dans le fantastique, et on dévore avec un appétit cannibale ces visions d’apocalypse, ces prouesses guerrières grotesques autant qu’héroïques, ces histoires d’hommes et de fantômes. A l’image de cette légende des ancêtres, cette première bataille livrée contre les allemands, dont les habitants pensaient qu’ils n’avaient pas de genoux, qu’ils ne supportaient pas la saleté et qu’il suffirait pour les tuer de les entraîner dans la neige, et de les bombarder d’excréments soigneusement amassés. Bien sûr, le stratagème échoue, les allemands n’aiment pas puer mais ils ont des genoux, et aussi des fusils, et ils déciment les rebelles éberlués. Après enquête, il appert que ces rumeurs infondées sur l’hygiène et les genoux des étrangers seraient sorties des cuisses d’une prostituée qui les avaient reçus…

Car si les hommes sont du côté de MO, de la négation, de l’histoire guerrière et de sa dispersion, les femmes sont du côté de YAN, du centre, du dedans, et de la parole féconde, débridée, profondément réjouissante. L’histoire est immense, mais l’espace dans lequel elle se déroule est minuscule, tout entier contenu dans le village de paysans pauvres de Dalan, dans «le canton au nord-est de Gaomi». Au centre de ce centre, il y a la maison familiale, que la mère refuse de quitter, coûte que coûte, comme une des seules vérités que lui a apprise la vie. Au centre de ce centre, il y a Shangguang Lushi, mater dolorosa et mère pélican, droite, inébranlable. Au centre de ce centre, il y a le sein de Shangguang Lushi, plein du lait nourricier qui nourrit les vivants, symbole de cette même fécondité de la femme et de la nature, de cette régénération perpétuelle plus obstinée encore que l’histoire et ses morts. Les sœurs meurent toutes pour avoir quitté le nid et s’être laissé emporter par les hommes dans l’Histoire. Mais chaque fois, elles confient à leur mère, mère des mères, de nouveaux enfants.. Et c’est cette puissance infatigable de la terre des paysans et de la mère, confondues dans le personnage de Shangguan Lushi, qui est le centre du livre, sa source vive: «Tantôt elle parlait sur un ton joyeux, tantôt sur un ton triste et désespéré. Seigneur, sainte mère, anges, démons, Shangguan Shouxi, pasteur Maroya, oncle Fan, Yu les Grandes Paumes, tante, deuxième oncle, grand père, grand-mère… Démons chinois et dieux étrangers, vivants et défunts, histoires connues ou ignorées de nous, sortaient de sa bouche à jet continu et devant nos yeux, se déroulaient, se devinaient, se jouaient, se métamorphosaient… comprendre les délires de ma mère dans sa maladie revenait à comprendre l’univers entier, recueillir ses délires revenait à noter toute l’histoire du canton du Nord est de Gaomi »

Les femmes désirables, beaux seins, belles fesses, se transforment en oiseau, en renarde, en serpent. Ces métamorphoses disent la continuité des vivants et de la nature, et la permanence dans la transformation, dans l’inépuisable vitalité du désir sexuel et de la reproduction, contre la dénaturation tragique des hommes. Toujours, les comparaisons avec végétaux et animaux, systématiques comme des épithètes... de nature, disent cette proximité, qui peut faire des hommes des bêtes mangeant des racines, ou au contraire des esprits ignorant la loi de mort.

Entre les hommes de la guerre et les femmes de la terre, s’est glissé pourtant un être hybride, le narrateur, Jintong, l’enfant d’or. Fils unique après huit sœurs, couvé par sa mère comme un miracle parce qu’il est né mâle, il ne sera pourtant jamais tout à fait un homme. Bâtard d’un pasteur suédois, souvent lâche et même veule, peut-être surdoué aussi, impuissant et obsédé par les seins, il tête le lait de sa mère jusqu’à 7 ans avant de têter un pis de chèvre. Il fait quinze ans de camp pour avoir violé le cadavre d’une femme, qui l’avait presque elle-même violé de son vivant, puis trois ans d’hôpital psychiatrique pour avoir brisé une vitrine, fasciné par les seins des mannequins exposés. Il est initié par la vieille Jin au sein unique, et palpe des centaines de paires de seins, au marché de la neige et avec des prostituées. Il devient directeur d’une fabrique de soutien-gorges. Toujours ruiné et démuni par ses incursions dans le monde du dehors, toujours il revient se réfugier dans les seins de sa mère. Complètement passif, presque impotent, incapable d’avoir prise sur sa vie d’homme inachevé, errant dans l’histoire des hommes, des vrais, tout entier soumis à l'histoire des femmes, à la pulsion érotique et nourricière des seins, «qui étaient l’amour et la poésie, l’immensité céleste infinie et les grandes terres prospères où ondulent les vagues jaunes d’or du blé», c’est un piètre héros. Mais c’est lui qui raconte. Entre Mo et Yan, dans l’interstice entre «ne pas» et « parler », s’est glissé l’enfant d’or, et croyez moi, il sait écrire.

Aude Fanlo (Collaboratrice de Radio Grenouille, 88,8 FM)

Dix ans pour reprendre la parole

A propos de Beijing coma, de Ma Jian,
traduit de l’anglais par Constance de Saint-Mont,
Flammarion, 2008.

Tian'anmen, place amnésique

Beijing coma est le dernier roman de l'écrivain dissident Ma Jian 马建. Le titre, anglais, est le symptôme d'une paresse éditoriale déplorable de plus en plus répandue qui consiste à traduire d'une traduction anglaise et non de la version originale. Cependant, son ambiguïté a l'avantage de pointer l'enjeu du roman : il s'agit du coma, à Beijing, dans lequel est plongé le héros et le narrateur du roman, Dai Wei ; et c'est aussi le coma de Beijing elle-même. Deux expériences traumatisantes sont ainsi placées en regard l'une de l'autre: la survie de ce corps quasi-mort est une image clinique, biologique, de l'inertie d'un pays et d'un corps politique, celui de la Chine toute entière.

La place Tian'anmen est au coeur de Beijing. Là se dresse la Cité sans âge des Empereurs et, comme en surimpression, l'immense portrait de Mao, rouge et lisse. L'immensité vide de la place, sa monumentalité un peu kitsch, pour un occidental du moins, résument et suspendent les métamorphoses de l'Histoire du pays. Tian'anmen évoque aussi, pour beaucoup, l'image d'un étudiant faisant face à un tank qui l'a pris pour cible. Mais pas pour les internautes chinois, qui n'ont le droit d'y voir qu'une place grandiose offerte à la déambulation tranquille des familles et des touristes. Ni pour tous ceux qui ont oublié le massacre de la place Tian'anmen au profit de la grand-messe récente des Jeux Olympiques. Car les états policiers ont pour eux une arme plus puissante encore que la terreur, c'est l'amnésie collective. Un événement rayé de nos mémoires n'a jamais eu lieu.

Dai Wei, corps de mémoire

Dai Wei, lui, se souvient; la mémoire est même tout ce qui lui reste. 4 juin 1989. Etudiant insurgé, il était là quand l'armée a attaqué les civils qui occupaient la place. Il y a laissé un morceau de son cerveau, stocké depuis lors dans un réfrigérateur d'hôpital. Malgré les apparences, c'est en fait une chance: d'abord parce qu'il n'est pas mort, ensuite, parce que le coma dans lequel il reste plongé durant dix ans lui permet d'échapper à la répression contre les survivants qui a suivi le massacre pour l'effacer des mémoires – exils, internements psychiatriques, mesures punitives à l'encontre des familles, reniements, autocritiques. La police surveille certes Dai Wei, soigné en cachette par sa mère, mais sa vigilance est moindre puisqu'il est considéré comme moins dangereux encore qu'un mort.

Le livre retrace ainsi les dix années de coma de Dai Wei. Son immobilité parfaite est inversement proportionnelle aux mutations spectaculaires de Beijing, et à l'accélération de l'Histoire: libéralisation de l'économie, spéculations immobilière frénétiques, invasions des téléphones et de la télévision, expulsions des pauvres hors de centre-villes aseptisés. Dix ans, c'est aussi le temps qu'il a fallu à Ma Jian pour écrire ce roman, politique au sens large, parce qu'il résume et inscrit dans un corps, la métaphore et le paradoxe d'un pays. Enfermé dans sa « tombe de chair », Dai Wei reconstitue patiemment les événements qu'un pays anesthésié, muet, et privé de sa mémoire a choisi d'oublier. Son corps silencieux et carcéral reste le seul espace possible de subversion. L'écriture est la trace muette de ce cheminement vers la parole qui guette et survit, au fond de Dai Wei, prête à surgir.

Autopsie d’un massacre

Cette autobiographie fictive d'un jeune étudiant chinois est ainsi construite sur l'alternance de deux récits. L'un, au passé, retrace rétrospectivement les souvenirs de Dai Wei, de l'enfance jusqu'au jour du massacre. Dai Wei retrouve sa propre histoire qui est aussi celle de la Chine, mais à échelle humaine: suicide de son grand-père dépossédé de ses biens pendant la Révolution culturelle; déportation de son père accusé de droitisme, et qui revient brisé des camps, après avoir connu la torture, la famine et le cannibalisme. Ses enfants le méprisent, mais l'institutrice les trouve tout de même trop souriants pour des fils de droitiste. La mère de Dai Wei est quant à elle une fervente du parti, mais la réputation de son mari a ruiné sa carrière de chanteuse d'opéra, et elle vit dans l'amertume de ses rêves déçus. Puis ce sont les années à l'Université, la lecture du journal intime du père, les discussions dans les dortoirs, les premières femmes, la participation aux manifestations de soutien aux réformistes, puis l'engagement contre la politique réactionnaire de Deng Xiaopping, jusqu'au siège de la place Tian'anmen. Les contestataires s'organisent, et se divisent presque aussitôt dans des querelles intestines. Dai Wei, lui, se méfie des rhétoriques trop ronflantes, des engagements trop ambitieux, il se tient à l'écart de la course au pouvoir. Responsable de la sécurité, il se contente de veiller avec une lucidité détachée et bienveillante à la logistique, aux manifestants, et parmi eux à sa fiancée. Avec lui, on suit le déroulement heure par heure des événements. Les grèves de la faim, les manoeuvres stratégiques, les négociations, les tentatives d'infiltration des espions, l'attente angoissée des représailles et le silence des autorités, l'euphorie naïve et la ferveur unanimiste des manifestants, les poèmes qui circulent, les discours qui s'échauffent, les grandes envolées lyriques et les problèmes de logistique à résoudre. Puis l'attaque des tanks, l'extermination à l'aveugle des occupants, l'évacuation des blessés dans la panique : la ruine d'un rêve.

Parallèlement à ce roman d'apprentissage et de politique-fiction, on suit le récit, au présent, de la décennie qui a suivi le jour du massacre, récit du quotidien effarant de Dai Wei immobile sur son lit de malade, mais dont l'esprit continue de fonctionner à l'insu de tous : les escarres, les bribes de conversation perçues, le bassin d'urine à vider, les perfusions de glucose, toutes les thérapies tentées. Pressée de le voir mourir, la mère soigne son fils avec une opiniâtreté sans tendresse; persécutée finalement au même titre que les dissidents, elle est une citoyenne ordinaire, à la fois docile et têtue, qui plie sans cesse et finira par casser, malgré l'adage. Progressivement, le corps s'effrite et se nécrose; la mère vend l'urine puis le rein de son fils, pour payer les soins, une infirmière puis un étudiant libidineux font l'amour à ce demi-cadavre. Ici aussi, « le burlesque côtoie le tragique », comme dans Nouilles chinoises [Trad. Constance de Saint-Mont, Flammarion, 2006], un autre roman de Ma Jian dont le héros a monté une petite entreprise de vente de sang, très lucrative mais bien peu sanitaire à l'heure du Sida.

Territoires imaginaires du corps

Parfois, Dai Wei échappe à son corps, comme la pensée parfois échappe au totalitarisme. Le roman est ainsi traversé de passages en italiques qui sont autant d'échappées, en contrepoint, vers un espace libre et imaginaire. Dans sa première vie, celle qui a précédé le coma, Dai Wei était étudiant en biologie, et il lisait assidûment un recueil de légendes merveilleuses, le Livre des Monts et des Mers. Il voulait parcourir la Chine d'aujourd'hui pour retrouver cet itinéraire de légende, et donner un nom, dans la réalité, aux espèces chimériques qui peuplent cet ouvrage. A présent immobilisé, Dai Wei parcourt minutieusement cette cartographie imaginaire, et lui substitue un voyage intérieur, sur la carte de son propre corps: vie des tissus, dégénérescence des cellules, coagulation et circulation sanguines, communications nerveuses, remontée des sensations, éblouissements éphémères, l'anatomie est une topographie fabuleuse. Les interpolations en italiques sur cette vie infime et silencieuse des lambeaux du corps, et les citations du Livre que récite de mémoire Dai Wei, assurent les transitions entre les deux récits principaux, et sont sur le même plan. Le passé légendaire, les tératologies et les fantasmagories rejoignent les noms fantaisistes de la médecine – cochlée, cortisol, oxygène – qui innervent ce corps hybride devenu aussi improbable que les chimères d'un pays de nulle part. Se lient ainsi deux univers hors du temps, soustraits à l'Histoire et plus puissants qu'elle, dans ce double langage absolument libre et muet, archaïque et organique. La mémoire de Dai Wei et celle de la Chine circulent ensemble dans ce corps comme l'écoulement sanguin, les souvenirs fermentent et s'échappent par bulles, et la vie revient avec l'imagination.

Mort et résurrection

Les deux récits, celui des événements politiques qui ont conduit au massacre, et celui du coma dans lequel a depuis vécu Dai Wei, convergent ainsi vers un même point culminant, une même apocalypse, conférant au roman la tension narrative d'une tragédie, dans l'attente d'une fin inexorable qui est une révélation: le moment où la balle pénètre dans le cerveau de Dai Wei, le jour du massacre, qui anéantit l'espoir de renouveau d'un pays, coïncide avec le moment où Dai Wei sort de son coma, pour renaître. Mort et résurrection. Dans Beijing coma, les vivants sont ainsi trop occupés à courir vers la mort, ou vers la fortune, pour se souvenir. Mais Dai Wei, lui, incapable de communiquer, se réapproprie lentement son être et revient à la vie par la mémoire et l'imagination qui circulent en lui, et presque malgré lui. Alors, et alors seulement, il retrouve la parole. Et cette parole devient témoignage, de son histoire, et devant l'Histoire.

Aude Fanlo (Collaboratrice de Radio Grenouille, 88,8 FM)

Indisponible (001)

A quelques jours de Noël, je m'enhardis à lancer une nouvelle rubrique qui pourrait,  c'est du moins ce que je souhaite, susciter des vocations. Qui, en effet, ne s'est jamais retrouvé dans la situation de désirer offrir un livre introuvable en librairie ? Ces « indisponibles » signaleront donc des livres épuisés chez l'éditeur que l'on souhaiterait voir réédités afin de pouvoir les partager avec d'autres.

Le premier de ma série est la traduction par

Jean-Pierre Diény du
Jiashu 家書 de Zheng Banqiao 鄭板橋


La Versanne : Encre de Chine, (1960) 1996.

Zheng Xie 鄭燮 (1693-1765), plus connu des historiens de l’art sous le nom de Zheng Banqiao 鄭板橋 ou «Zheng-du-pont-de-planches», fut un magistrat exemplaire à la carrière tardive et expéditive, un peintre apprécié pour ses bambous et un calligraphe fort recherché. Les poèmes qu’il nous laisse et surtout ce choix de seize lettres rédigées pendant ses années de service (1742-1753) prouvent qu’il était non seulement un lettré de grande valeur, mais aussi un homme sensible et profond. Destiné à l’origine au fils d’un frère cadet, Zheng l‘intégra dans son œuvre complète sous le titre de Lettres familiales (Jiashu) sans manquer de signaler que bien que « familiers et touchant uniquement les affaires courantes de la vie quotidienne, [ces textes] ouvraient parfois sur de vastes perspectives ».

On pourra se faire une idée de la clarté de sa pensée dans un extrait fourni par l'éditeur sur son site internet qui confirme que le bel ouvrage proposant en regard de la magistrale traduction de J.-P. Diény, la belle écriture de Zhang Banqiao, est épuisé. Pour vous mettre encore plus l'eau à la bouche, je reproduis ci-dessous deux pages de l'original, suivies de leur traduction :

A mon frère cadet Mo, de Weixian, quatrième lettre.

« Qui entreprend des études ne peut être assuré du succès. Mais si, acceptant la possibilité de l’échec, on estime cependant l’étude indispensable, la décision essentielle est prise : si le succès ne vient pas, du moins l’instruction me restera acquise, et l’affaire en somme ne sera pas déficitaire. On peut dire aujourd'hui que ton frère aîné a fait son chemin ; les gens, d'un commun éloge, me trouvent doué pour l'étude. Or je me demande, en fin de compte, combien de livres je pourrais tirer de mon esprit. Je n'ai jamais su que prélever et emprunter, que remanier et compléter : ainsi ai-je attrapé ma réputation et trompé mes contemporains. S'il arrive aux hommes de trahir les livres, jamais les livres ne trahissent les hommes. On demanda autrefois au vice-président Shen Jinsi (1) quel était le meilleur remède contre la pauvreté. « L'étude », répondit Shen. Son interlocuteur trouva la méthode inadéquate. En vérité elle ne l'est pas. Plutôt que de courir à droite et à gauche, de perdre son temps et sa peine, de gâcher en vain ses qualités, pour se retrouver enfin sans ressource, ne vaut-il pas mieux se livrer à la lecture ? Alors, tandis qu’on ne songe plus au gain, le profit est à portée de la main ! Si l’on se fie à ce conseil, on sera riche et honoré ; sinon, on sera pauvre et méprisé. Le tout est de montrer du discernement, et aussi de la décision et de la persévérance. »

(1) Shen Jinsi (1671-1728) : bouddhiste dans sa jeunesse, il se convertit plus tard au confucianisme et devint un admirateur de Zhu Xi [(1230-1300)]. Il fit une belle carrière de fonctionnaire et a laissé des ouvrages de critique littéraire et de philosophie. (Lettres familiales, pp. 155-156)
Le même éditeurJacques Neyme – qui officie depuis La Versanne (Loire, Rhône-Alpes) a également publié en 2007 une édition augmentée des traductions de poèmes chinois par Jean-Pierre Diény :

Jeux de montagnes et d’eaux
(quatrains et huitains de Chine) (2001), 272 pages.

Un choix admirablement dosé de poésies finement rendues par un amoureux des chemins escarpés et peu visités de la littérature chinoise, avec, cette fois encore, le texte chinois en regard – et celui-ci n'est pas épuisé. (P.K.)