vendredi 30 octobre 2009

L’Asie des Ecritures Croisées (03)


Une rencontre avec Xu Xing dans le cadre des Ecritures croisées 2009
Rencontre du 18 octobre, présentée par Sébastian Veg.

La rencontre du dimanche matin a réuni dans la bibliothèque de la Cité du Livre un petit groupe - une trentaine de personnes - très attentif aux propos du romancier chinois Xu Xing
徐星. Ceux-ci portaient essentiellement sur trois thèmes : son enfance durant la Révolution Culturelle, ses débuts en littérature, et la politique culturelle actuelle de la Chine. Les notes prises pour la traduction m’ont permis de retranscrire a posteriori l’essentiel de l’intervention, que je résume ici – je n’ai pas jugé utile de reprendre les questions, les réponses me paraissant suffisantes :
  • Sur l’enfance : « Je suis né en 1956, à Pékin. La Révolution Culturelle a débuté en 1966, et en 1967 mes parents ont été déportés, mon père au Hebei, où il a été interné, et ma mère dans les montagnes du Gansu. C’est comme cela que j’ai commencé, à l’âge de 11 ans, à vivre seul. Ma mère, avant de partir, avait convenu avec un restaurateur de notre quartier, qu’elle lui enverrait chaque mois une partie de sa paye pour qu’il me nourrisse. Lorsque je repense à ces années, j’ai le souvenir d’une grande souffrance, d’une grande solitude. J’étais trop petit. Mais avec l’âge, cette expérience est devenue une richesse.(…) J’ai entamé mon premier voyage à onze ou douze ans, pour aller voir ma mère. Cela a été une véritable épreuve, je me souviens de la misère, de la faim. Mais ce voyage a été une expérience déterminante dans ma vie : je l’ai refait par la suite chaque année, et voyager est devenu dès lors une sorte de drogue. Ma scolarité, quant à elle, était plutôt chaotique. (…) J’ai connu mon premier amour en 1972 ou 73 : pour la première fois de ma vie, j’ai écrit une lettre à une fille, dans laquelle je vantais mes exploits sur les routes ; je concluais sur quelques doutes personnels quant à la Révolution Culturelle. La fille a été prise de panique. Elle a fait lire ma lettre à sa meilleure amie, et elles ont pris la décision de la remettre à leur professeur de politique, qui appartenait à la police. J’ai été emprisonné pendant quarante jours. J’avais 16 ans. (Ndt : c’est à cet épisode de sa vie que Xu Xing fait allusion lorsqu’il dit, dans une interview publiée en annexe de son roman Et tout ce qui reste est pour toi : « Je n’ai jamais été un bon élève, ni un enfant sage, et à seize ans je suis devenu un jeune à problème. » 我从小不是好学生,乖孩子,十六岁时成了不良少年。”) Cette expérience m’a apporté beaucoup de maturité, et m’a fait entrer dans l’âge adulte. Une trentaine d’années plus tard, j’ai fait un film intitulé « Ma Révolution Culturelle », dans lequel je relate cette histoire - ce film a été diffusé plusieurs fois en France, sur la Cinq. La fille à qui cette lettre était destinée a vu mon film, et elle est rentrée des Etats-Unis pour me voir. Elle m’a dit qu’elle avait beaucoup hésité avant de remettre cette lettre à son professeur (…). Elle m’a dit que ça avait été le plus grand regret de sa vie. »
  • Sur ses débuts en littérature : « Le manuscrit de mon premier roman, Variations sans thème, a commencé à circuler en 1981 parmi un petit groupe d’amis. L’une d’eux, Zhang Xinxin, m’a supplié de ne plus le montrer. Il est malgré tout passé de main en main dans trois établissements : le Conservatoire Supérieur de Musique, l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique et l’Ecole Supérieure de Cinéma. Puis, les choses ont basculé en 1985 : un jour, après avoir beaucoup bu, j’ai pris mon vélo, décidé à apporter mon manuscrit aux éditions Renmin wenxue (Littérature du Peuple), dont l’éditeur en chef était Wang Meng. Celui-ci l’a lu, et m’a tout de suite contacté. Nous nous sommes rencontrés, nous avons convenu d’un certain nombre de retouches, et mon texte a été publié. En 86, un critique littéraire a écrit ces lignes dans la revue Dangdai wenxue (Littérature contemporaine) : " Le fleuve Jaune et le Yangzi charrient depuis des millénaires le sang de nos héros. Un individu tel que Xu Xing, avec ses antihéros, a-t-il sa place dans la littérature chinoise contemporaine ? " J’ai été très honoré de cette critique ! »
  • Sur la politique culturelle actuelle : « Je vais vous raconter une anecdote : récemment, un jeune homme de 24 ans est venu me voir à Pékin. Il m’a demandé ce que j’entendais par " Bande des Quatre ", s’il ne s’agissait pas des quatre dernières stars en vue de la pop hongkongaise. Cette question m’a désespéré. C’est dramatique. (…) Si la Révolution Culturelle peut se résumer à une tentative, en dix ans, de faire de chaque citoyen un révolutionnaire, l’idéologie actuelle peut se résumer à une tentative de faire de chaque citoyen un consommateur amnésique. Elle y parvient très bien pour l’instant. (…) La ville de Pékin était autrefois une ville merveilleuse : c’était une ville horizontale, parsemée d’arbres, d’arrière-cours, pleine de ce que l’architecture chinoise traditionnelle pouvait offrir de plus beau, de plus raffiné. Pékin, aujourd’hui, ressemble à n’importe quelle grande ville moderne. Le problème est que les décideurs en matière d’urbanisme sont des gens incultes. C’est ainsi qu’ils permettent à des architectes étrangers de venir poser leurs ordures en plein cœur de la ville, chose qu’ils ne pourraient pas faire chez eux. (…) Connaissez-vous la mesure qui a été prise quelques semaines avant les célébrations du soixantième anniversaire de la République Populaire ? Les autorités ont interdit la vente de couteaux de cuisine à Pékin ! Le gouvernement actuel se targue de maintenir la stabilité dans le pays, mais il n’est plus très crédible. Ces gens-là n’ont qu’un objectif : se maintenir au pouvoir, coûte que coûte. "Après moi le déluge !", comme disait Louis XIV, à moins que ce ne soit Louis XV…»
Je n’ai pu m’empêcher, pour conclure cette rencontre décoiffante, de saluer le taoïste qui se cache en Xu Xing, en citant ce passage autobiographique : « Ce qui importe, ce n’est pas ce que les autres disent de toi, c’est ce que tu ressens toi-même. Tous mes amis qui, il y a quelques années, s’affairaient à leurs études, s’affairent aujourd’hui à gagner de l’argent. L’argent, je ne peux pas dire que je n’y pense pas : moi aussi j’aimerais être bien habillé, habiter une villa, conduire une grosse Mercedes, mais j’ai une faiblesse à ce niveau-là : le prix à payer pour parvenir à tout cela serait le sacrifice de ce qui, à mes yeux, importe le plus au monde, à savoir ce petit peu de liberté, d’oisiveté. Des amis me disent : tu connais l’anglais, l’allemand, pourquoi est-ce que tu n’en fais pas quelque chose ? Ca ne m’intéresse pas, "j’ai assez". Vous êtes tous comme ça, moi non. J’ai un peu tendance à nager à contre-courant. Je me trouve bien comme ça, je suis quelqu’un qui peut vivre à partir du moment où il a à manger, si j’ai envie de faire quelque chose, je le fais, si je n’en ai pas envie, je ne le fais pas, je sais me contenter de ce que j’ai. » (剩下的都属于你,徐星自述p. 271)

Riche est celui qui sait se contenter de ce qu’il possède,
disait Lao zi (
知足者富).

Bibliographie :
《无主题变奏》(《人民文学》1985.7 ) ; 《城市的故事》(《中国文学》1986.4 ) ;《殉道者》、《无为在歧路》(《人民文学》 1986. 12 ) ; 《饥饿的老鼠》《帮忙》(《收获》1986. 1 ) ; 《爱情故事》(《中外文学》1989.2《上海文学》1989. 7) ; 《我是怎样发疯的》(《今天》1992. 1) ; 《失去了歌声的城市》(《今天》1992. 3) ; 《国王和马的故事》(剧本,《今天》1992. 4) ; 《一出戏是怎样完成的……(剧本,《今天》1992. 5) ; 《剩下的都属于你》(长江文艺出版社2004.8) ; Le crabe à lunettes (première traduction du recueil de nouvelles Variations sans thème), Julliard, 1992 ; Et tout ce qui reste est pour toi, trad. Sylvie Gentil, L’Olivier, 2003 ; Variations sans thème, trad. Sylvie Gentil, L’Olivier, 2004. Pour une intéressante interview de Xu Xing, voir ici.
Philippe Che

jeudi 29 octobre 2009

Enfer chinois (07-a)


Je vais avec ce billet de circonstance - on va bientôt voir laquelle -, à nouveau sauter quelques étapes de mon survol systématique des traductions françaises de littérature érotique chinoise des siècles passés et aborder les traductions apportées dans notre pays au chef-d’œuvre du roman érotique chinois, le Rouputuan 肉蒲團 (Chair, tapis de prière, 1657).

Je ne m’appesantirai pas sur les longs débats qui ont pendant longtemps entouré la question de l’attribution de cette œuvre à Li Yu 李漁 (1611-1680). J’ai eu l’occasion d’en traiter doctement ailleurs : d’abord par le menu dans une thèse soutenue voici quinze ans [L’Œuvre romanesque de Li Yu (1611-1680). Parcours d’un novateur, 1994], puis plus récemment en introduction à la traduction des commentaires de fin de chapitre donnés par Li Yu à son roman [Voir Jacques Dars, Chan Hing-ho (eds), Comment lire un roman chinois. Anthologie de préfaces et commentaires aux anciennes œuvres de fiction. Arles : Picquier, 2001, pp. 179-198], et encore dans ma notice de l’Encyclopedia of Erotic Literature (Routledge, 2006, pp. 809-813) dont il a été question à l’occasion du quatrième billet de cette série et même ailleurs. Je n’y reviendrai donc pas : ce roman est de Li Yu. Qui d’autre que lui aurait-il d’ailleurs pu l’écrire ?



Vous savez déjà que la collection des romans érotiques chinois éditée par Chan Hing-ho à Taiwan consacre un volume entier (« Siwuxie huibao » 思無邪匯寶, vol. n° 15, 1994, 502 +13 p.) à cette œuvre qui porta le titre alternatif de Juehou chan 覺後禪 (Méditation après l’éveil). Cette édition critique s’appuie sur les plus anciens imprimés, mais aussi sur le manuscrit japonais qui passe pour être la copie la plus proche de l’original et qui a permis de lever les dernières interrogations pesant sur la date de diffusion du livre en en donnant une, l’année 1657 ; cette date correspond bien avec ce que l’on sait par ailleurs du parcours de Li Yu et de son attachement, pendant un période somme toute assez courte, au genre du xiaoshuo 小說 en langue vulgaire. Là encore pour être rapide, je me contenterai de rappeler que Rouputuan arrive à la mi-temps de ce parcours et fut donc composé entre les Wushengxi 無聲戲 ou Comédies silencieuses dont les deux volumes durent voir le jour entre 1654 et 1656 et Shi’er lou 十二樓 ou Douze pavillons datant vraisemblablement de 1658. Des premiers recueils, seuls quelques contes ont été traduits dans notre langue : deux par Rainier Lanselle dans Le poisson de jade et l’épingle au phénix. Douze contes chinois du XVIIe siècle (Paris : Gallimard, 1987) dont on reparlera un jour ; cinq par moi, dans une autre vie, chez Picquier : A mari jaloux, femme fidèle (1990, repris en « Picquier-Poche », n° 95, 1998) --- pour tout savoir sur les dix-huit contes de cette série, on peut lire les notices du tome cinquième de l'Inventaire analytique et critique du conte chinois en langue vulgaire (A. Lévy & al., Paris : Collège de France/Institut des hautes études chinoises, « Mémoires de l’Institut des hautes études chinoises », vol. VIII-5, 2006). Restent donc onze récits dans l’attente de publication auxquels s’ajoutent les douze nouvelles qui composent le Shi’er lou (S) : après avoir fourni certaines des toutes premières traductions de littérature romanesque chinoise en anglais (1815), et en français (1819, 1827), cette collection encore inédite dans sa totalité, sauf en japonais et en russe, est une œuvre aboutie qui attend également une intégrale dans notre langue. Quelques inédits de cet ensemble ont toutefois rencontré auprès des étudiants qui fréquentent les cours du master Monde chinois de notre université un public attentif (cela fait partie du contrat !) et parfois même actif ; cette année, les rares à avoir choisi de s’attacher à la littérature ancienne dès leur deuxième année de licence pourront, eux aussi, en découvrir un remarquable échantillon (« Sheng wo lou » 生我樓, S 11), mais, je n’ai pas oublié que je m’étais un peu cavalièrement engagé publiquement à offrir l’ensemble de l’œuvre romanesque avant que n’arrive le moment de fêter le quatrième centenaire de la naissance de Li Yu fixée au 13 septembre 1611. A moins de deux ans de la date à partir de laquelle je perds la face, je me dis qu’il est grand temps de passer aux actes, mais ceci est une autre histoire.

Pour l’heure revenons au Rouputuan, vers lequel une demande pressante m’a conduit, un peu contre ma volonté, une nouvelle fois. Mais pouvais-je refuser de participer aux 26èmes Assises de la traduction littéraire en Arles pour tenir un atelier « eros-chinois » ? Sans doute oui, mais j'ai , je le concède, succombé à la promesse d'une gloire aussi vaine qu'éphémère : je vais donc donner gracieusement de ma personne et, le 8 novembre prochain à l’heure de la journée la moins appropriée qui soit pour ce genre de loisir - 9h ! -, me pencher pendant 90 minutes, avec une compagnie dont je ne connais ni le nombre ni la composition, sur un passage du chapitre 14 de cette pièce de choix de l’érotisme mondial.

Il faudra sans doute situer rapidement et l’œuvre et le contexte - le début de la dynastie des Qing 清 (1644-1911) -, mais sûrement aussi présenter son auteur et dire un mot ou plus de sa propension à innover, laquelle se manifeste brillamment dans le millier de caractères retenus. Pour vous qui pouvez cliquer, je vous recommande la lecture des polycopiés dont vous devriez retrouver la trace à partir des pages d’un site ancien sur lequel je ne peux plus agir, mais qui conserve des informations encore utiles. Un résumé pourrait aussi permettre de replacer cet extrait [*] dans une trame narrative finement tissée, particulièrement riche en épisodes torrides :
Un jeune lettré de l'ère Zhihe 致和 (1328) portant le pseudonyme de Weiyangsheng 未央生 a le désir d’épouser la plus belle femme du monde. Ne pouvant se satisfaire de la beauté pourtant éclatante de Yuxiang 玉香, sa première épouse, la prude fille de l'austère barbon confucéen Tieshan daoren 鐵扇道人, il repart en chasse. Il est bientôt assisté par Sai-Kunlun 賽昆崙, un maître brigand de génie qui le convainc très vite que la petitesse de son sexe est un frein à ses prétentions. Lorsqu'il s'est fait greffer un sexe de chien, ce qui fait de lui un amant incomparable, il séduit Yanfang 艷芳, une commerçante au tempérament fougueux. Celle-ci se retrouvant finalement enceinte, il conquiert en cachette Xiangyun 香雲, une autre beauté qu'il avait repérée bien avant son opération. La jeune personne lui présente trois parentes, comme elle, femmes de lettrés peu doués pour les joutes nocturnes partis concourir à la capitale. Pendant qu'il s'ébat sans retenue avec les quatre femmes, le mari de Yanfang, l'honnête marchand Quan Laoshi 權老實, poussé par un désir de vengeance, séduit Yuxiang [*] et l'engrosse avant de la vendre à un bordel de la capitale où elle devient rapidement la prostituée la plus recherchée de tout l'Empire. Attiré par sa réputation, Weiyangsheng, lequel se croit veuf car son beau-père n'a pas osé lui avouer la fugue de sa fille, s'y presse. Quand il arrive à pied d'oeuvre, les maris de ses conquêtes galantes ont déjà goûté les avantages de son épouse légitime qui, pour éviter une confrontation embarrassante avec son mari, se suicide. Prenant enfin conscience de son égarement, Weiyangsheng retourne auprès du moine Gufeng 孤峰 qui avait jadis (chap. 2) tenté de le détourner de son funeste destin. Résolu à ne plus suivre les chemins tortueux de la débauche, il se castre et entre en religion en compagnie des nouveaux convertis que sont Sai-Kunlun et Quan Laoshi.
Mais on pourrait aussi faire l’économie de toute érudition pour aborder en toute candeur un moment d’intimité entre une épouse délaissée par son mari, Yuxiang, et celui qui va, en devenant son amant lui faire goûter, avec délicatesse et un savoir-faire gagné au commerce de sa propre épouse, des plaisirs insoupçonnés. Je vous dirai un jour prochain la stratégie mise en place pour aborder cette scène aussi piquante et sensuelle que fort pédagogique, et les résultats que nous avons obtenus. Il est maintenant temps de dresser pour qui n’a pas la chance de lire Li Yu dans le texte, un rapide inventaire des traductions disponibles de ce « Livre qui se moque véritablement de tout » 真玩世之書也 (RPT, chap. 20, commentaire).



En plus de plusieurs traductions anciennes (1950, 1963) et qui sait peut-être d’autres modernes (que je ne connais pas), le roman a, de longue date, circulé au Japon dans sa langue originale sous la forme de copies manuscrites (l’une datant de 1715) et d’imprimés ; une traduction russe a été réalisée à partir du chinois par Dmitrij Nikolaevič Voskresenskij (Дмитрий Николаевич Воскресенский, Moscou, 2000), lequel a également traduit les Shi’er lou et une partie des Wushengxi ; mais c’est en allemand que le roman fut d’abord lu en Europe grâce à la traduction fort libre qu’en avait donnée, en 1959, Franz Kuhn (1884-1961). Ce rendu vivement critiqué servit assez rapidement de base à plusieurs adaptations, en néerlandais (1964), mais surtout en anglais, et ce dès 1963 grâce à Richard Martin. Je n’ai pas encore pu vérifier si les traductions portugaises (1982, 2002), italiennes (1973, 2000), espagnole (1990), hongroise (1989) sont ou non basées sur celle de Kuhn, ou sur son pendant anglais, ce qui ce conçoit facilement, ou, ce qui est encore possible pour celles sorties après 1990, sur la version directe que réalisa le grand spécialiste américain du roman chinois ancien et de l’œuvre de Li Yu, Patrick Hanan : sa version, publiée à New York chez Ballantine (1990) sous le titre The Carnal Prayer Mat (Rou Putuan) a été rééditée en 1996 sur les Presses de l’université d’Hawaï (Honolulu) et connait un succès amplement mérité. C’est la première version réalisée à partir d’un texte complet (grâce à la consultation du manuscrit japonais portant la date de 1657) avec les instructifs et succulents commentaires que Li Yu ajouta à presque tous ses chapitres. Quant à la version vietnamienne, je n’en connais que la couverture que j’ai installée sur une page internet qui présente les traductions des œuvres romanesques de Li Yu, voir ici -- cette page sera bientôt remplacée par une autre plus complète et plus riche en informations bibliographiques.



Pour le domaine français, nous disposons, comme pour l’anglais de deux versions : une ancienne (vieille de presque un demi-siècle) et une nouvelle d’à peine 18 ans ; les deux offrent des défauts similaires [j’y reviendrai après l’atelier] et, quoi qu’en disent leur maître d’œuvre respectif, s’appuient chacune sur des éditions, certes « anciennes », mais loin d’être au-dessus de toute réserve. Le progrès apporté par la seconde se bornerait presque à rendre les poèmes que la première avait éliminé pour n’avoir « aucune valeur poétique » et à abandonner le procédé qualifié par André Lévy [« La passion de traduire », in V. Alleton, M. Lackner (eds.), De l’un au multiple. Traduction du chinois vers les langues européennes. Paris : Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1999, pp. 164-165] de « degré zéro de la traduction », astuce ou « trouvaille » qui amenait à reproduire (en rouge dans certains tirages de luxe, comme au Cercle du livre précieux en 1963) presque à chaque fois qu’ils interviennent dans le texte, les deux couples de caractères désignant les organes sexuels : yangwu 陽物, pour l’appendice masculin, yinhu 陰戶, pour le réceptacle féminin, procédé qui sera repris par Huang San et son facétieux compère dans leur traduction du Chipozi zhuan 癡婆子傳 , voir « Enfer chinois (03) ».

La première traduction date de 1962 (Réédition 10/18, n° 2676, 1995). Pilotée par Etiemble (1909-2002), elle a été signée par Pierre Klossowski (1905-2001) qui l’avait réalisée à partir d’un mot-à-mot fourni par un sinologue anonyme, sur l’identité duquel beaucoup a été dit sans emporter l’adhésion complète ; du reste, le sujet importe peu.



La deuxième traduction date de 1991 ; elle a été commandée par Philippe Picquier, pour ses éditions, à Christine Corniot qui s’est efforcée de rendre justice à un texte dont elle ne semble pas avoir senti toutes les finesses et l'irrésistible humour. Travail de commande, réalisé sans support scientifique à partir d’une vision faussée de la composition pourtant longuement expliquée dans l’introduction, le produit final n’en a pas moins connu un vif succès puisque l’éditeur d’Arles en a proposé plusieurs éditions (1991, 1994, 1996) et continue de le diffuser en format de poche toujours sous le même titre accrocheur : De la chair à l’extase. Pour nous en tenir au simple titre, la première édition a vu plus juste avec son Jéou-P’ou-T’ouan ou La Chair comme tapis de prière (Paris : Jean-Jacques Pauvert, 1962, 1979).

La récente confrontation à laquelle je me suis livré sur un court passage du chapitre 14 m’a pour le moins renforcé dans l’idée que le moment était sans doute venu de proposer une nouvelle traduction de cette œuvre que le public français, pour une fois moins chanceux que l’anglo-saxon, ne connaît pas encore véritablement. Il est tout de même rassurant de noter que malgré la lourdeur des choix retenus, les lecteurs apprécient en général cette folie sensuelle et morale, ne s’arrêtant pas aux maladresses qui entachent si abondamment ces deux traductions. Peut-être en va-t-il ainsi des grandes œuvres qui résistent aux pires manipulations. Je me suis, je dois l’avouer, moi même longtemps laissé abusé par la première traduction.



L’autre constatation réalisée à partir du travail préliminaire pour l’atelier d’ATLAS dont je voulais vous faire également part est que le texte fourni sur un site que je vous recommandais chaleureusement il n’y a pas si longtemps est très souvent fautif car basé uniquement sur les éditions japonaises anciennes et non, regrettons-le, sur l’édition critique de Chan Hing-ho : nous voilà prévenus. Si l’atelier arrive à clarifier les données du problèmes et à montrer les trésors d’originalité qu’implique la traduction des fictions de Li Yu, je serais amplement satisfait.

Une dernière chose qui est loin d’être un détail : la traduction de Rouputuan en Chair, tapis de prière est de Jacques Dars [dont Les carnets secrets de Li Yu ressortent justement ces jours-ci dans un format réduit chez Picquier]. C'est lui qui la proposa lors du colloque sur la traduction (« Traduction terminable et interminable », De l’un au multiple, p. 153) pendant lequel André Lévy avait passé au crible un court passage du chapitre six, celui où il est affirmé que les aphrodisiaques n’agissent pas plus sur la taille d’un « capital » (benqian 本錢) pas assez long, que les fortifiants sur l'esprit un étudiant inculte : « L’un ajoute, l’autre retranche et par une étrange pudeur, l’un comme l’autre refuse d’appeler le ginseng par son nom ... comme d’utiliser le terme plaisant, significatif et approprié de « capital » du texte/source. Allez savoir pourquoi ! » (p. 165). (P.K.)

NB. Le passage soumis à la sagacité des stagiaires d’Arles sera donc tiré du chapitre 14, pp. 379-382 de l’édition du « Siwuxie huibao » [權老實說便說這一句。...., 夜夜少他不得。] auquel correspondent les pages 204 à 206 de la traduction Klossowski (1963) [« K’iuan l’Honnête dit cela, ... ils firent l’amour toutes les nuits. »] et 190 à 192 de la traduction Corniot (1991) [« Il avait beau parler ainsi,... ne fût-ce qu’une nuit. »]. Vous le voyez, je n’ai pas cherché la simplicité, ni même à éviter l’embarras que cause l’évocation en public des choses du sexe --- ce que je commence à regretter.