samedi 16 juin 2007

Et de cinq !



Dans la liste des parutions de l'année 2006
dont l'équipe vient de se doter figure un ouvrage très attendu.
Il s'agit du cinquième tome de
l’Inventaire analytique et critique du
conte chinois en langue vulgaire
,
publié par le Collège de France et l’Institut des Hautes Etudes Chinoises
(« Mémoires de l’Institut des Hautes Etudes Chinoises », Vol. VIII-5, 2006, 320 p.).
La sortie du précédent volume de la série remonte, en effet, à 1991.

Cette volmunieuse collection, initiée par André Lévy il y a près de trente ans, « a pour objet de recenser l’ensemble des oeuvres de fiction narrative d’un seul tenant en langue chinoise vulgaire. » La formule reste toujours la même : « Chaque oeuvre est résumée et suivie d’un appendice-commentaire portant notamment sur les personnages et le milieu social décrit, l’époque et les lieux où se déroule le récit, le thème et les motifs développés (à savoir la critique, l’érotisme, la fortune, l’héroïsme, la justice, le talent littéraire, la moralité, le surnaturel). Enfin, sont indiquées les sources directes ou indirectes éventuelles des textes ou leurs influences probables, de même que les traductions qui auraient pu en être réalisées ». Le résumé de la plupart des histoires suit le schéma classique des huaben 話本 : prologue, conte d’introduction, conte principal, conclusion et commentaires. On trouvera également pour chaque récit le nombre de caractères ainsi que des notes sur les parties versifiées et diverses remarques textuelles.

Après les recueils des San Yan 三言 (Les Trois Propos) de Feng Menglong 馮夢龍
(1574-1646) et les séries qui les avait précédés [Tome 1 - 79 contes, 1978 et tome 2 - 80 contes, 1979], les deux volumes des Pai’an jingqi 拍案驚奇 (Frapper du poing sur la table en s’écriant : extraordinaire !) de Ling Mengchu 凌濛初 (1580-1644) [Tome 3 - 79 contes, 1981], le Xihu erji 西湖二集 (Deuxième collection du Lac de l’Ouest) de Zhou Qingyuan 周清源, le Shi dian tou 石點頭, Huanxi yuanjia 歡喜冤家, Yi pian qing 一片情 et Qing ye zhong 清夜鐘 [Tome 4 - 96 contes, 1991], c’est donc pas moins de 85 contes qui ont été lus, analysés et répertoriés pour ce cinquième tome, emmené par la volonté de Chan Hing-ho 陳慶浩, avec la participation de Jacques Dars, Pierre Kaser, Rainier Lanselle et Angel Pino.

Ce volume ne suit pas strictement la chronologie programmée au début de l’entreprise, et ce pour la raison que certaines œuvres antérieures aux premières analysées ont été retrouvées inopinément en cours de route. Le présent ouvrage vise donc à compléter les quatre premiers tomes doublement, « d’abord, en prolongeant la chronologie ; ensuite, en comblant les lacunes. » (p. 5).

Les contes sont tirés de cinq recueils de taille et de tonalité différentes : les Wushengxi 無聲戲 (Comédies silencieuses, 1654-1656 ?, 18 contes W I & W II) du dramaturge et essayiste Li Yu 李漁 (1611-1680), le Doupeng xianhua 豆棚閒話 (Propos oiseux sous la tonnelle aux haricots, 1681 ?, 12 contes, Dp), le Yunxian xiao 雲仙笑 (Les Rires du génie des Nuées ou Les Cris stridents du génie des Nuées, avant 1673, 5 contes, YX), le Xihu jiahua 西湖佳話 (Belles histoires du lac de l’Ouest ou Gu jin yiji 古今遺蹟 (Souvenirs de jadis et de naguère), 1673, 16 contes, Xj) et le Xing shi yan 型世言 (Contes exemplaires, 1632, 40 récits, XSY) composé par Lu Renlong 陸人龍 et commenté par son frère Lu Yunlong 陸雲龍.

« Recueil perdu depuis plus de trois siècles qui a été retrouvé fortuitement par Chan Hing-ho
» à Séoul en 1987, dans l’ancienne bibliothèque royale (actuelle Kyujanggak 奎章閣, bibliothèque de l’université nationale), le Xing shi yan (Contes exemplaires) fait l’éloge de la vertu, de la fidélité, de la loyauté et de la piété filiale, avec des histoires qui mêlent vengeance, adultère, perfidie, trahison et meurtre. Il montre entre autres faits remarquables comment une femme qui déteste sa belle-mère la marie de force en l’absence de son mari (XSY 2), comment un amant assassine sa maîtresse peu vertueuse au lieu de son époux (XSY 5), comment une bru préfère se suicider plutôt que de se laisser posséder par l’amant de sa belle-mère (XSY 6), comment un vassal fidèle et son empereur vivent en fuyards pendant plus de trente ans sous l’identité de moines (XSY 8), comment un fils retrouve son père grâce à un rêve prémonitoire (XSY 9) - thème repris dans XSY 23 - , comment une épouse fidèle rejoint son défunt mari dans la tombe (XSY 10). On trouve encore l’histoire d’un fils prodigue repenti (XSY 15), de lettrés devenus d’honorables fonctionnaires (XSY 16, 18, 19, 32), la machination macabre d’un homme pour s’enfuir avec sa cousine et maîtresse (XSY 21), la réincarnation d’un moine vengeur en la personne du fils de ses assassins (XSY 35), la transformation d’un homme atteint de syphilis en femme, son divorce et son remariage avec un autre homme (XSY 37) ou encore un récit classique de renarde qui devient bienveillante après que ses intentions sont découvertes (XSY 38, histoire traduite par Lao Yan sous le titre « L’Alliance contractée aux bons soins d’une renarde », Littérature chinoise, Pékin, 1994). Touchant à l’univers des maisons closes, de la Cour, des lettrés, des foyers populaires, les histoires, parfois inscrites dans un cadre historique (chute d’une dynastie XSY 8, révoltes XSY 17), allient intrigues, mystères, amour, jalousie et parfois fantastique, faisant du recueil un digne héritier de la tradition des huaben. A noter que tous les contes du Xing shi yan (hormis celui sur la renarde) restent encore inédits en traduction.

Les Wushengxi (Comédies silencieuses) nous plongent dans un univers proche du précédent, mais avec une note d’humour en plus. Le facétieux Li Yu nous montre comment un homme laid épouse trois femmes magnifiques (WI 1), comment un homme se plaint d’une prédiction de physiognominie (WI 4), comment un homme s’émascule par amour et devient la mère parfaite du fils de son ami (WI 6), comment des Roméo et Juliette chinois sont sauvés des eaux (WII 1) etc. Mélangeant histoires de ruine, de vengeance, de machination, les Comédies silencieuses
semblent s’attacher plus particulièrement à faire l’apologie de l’amour et de la loyauté. Plusieurs contes ont été traduits en anglais par Patrick Hanan (W I 1, 2, 5, 6, 9 & W II 1 : Li Yu, Silent Operas, Hong-Kong, The Chinese University of Hong-Kong, 1990), en allemand par Stephan Pohl dans Das Lautlose Theater des Li Yu (um 1655), Eine Novellensammlung der frühen Qing-Zeit ( Walldorf-Hessen : Verlag für Orientkunde Dr. H. Vorndran, 1994 : W I 3, 5, 7, 11 & 12), ainsi qu’en français par Rainier Lanselle dans Le poisson de jade et l’Epingle au phénix (Paris, Gallimard, 1987,) pour les contes W I 6 et W I 10 et Pierre Kaser dans A mari jaloux, femme fidèle (Arles, Picquier, (1990) 1998) : W I 1, « Comment se consoler d’un époux laid » (sous le titre « La laideur récompensée »), W I 5, « Ruses de femme » (sous le titre « Une vraie Chen Ping ! »), W I 7, « L’amour vénal » (sous le titre « Reine de cupidité »), W II 3 « le Maître ès jalousie » (titre inchangé) et W II 6 « Le cocu imaginaire » (sous le titre « A mari jaloux, femme fidèle »).

Le Doupeng xianhua (Propos oiseux sous la tonnelle aux haricots) de l’énigmatique Aina jushi 艾衲居士 tourne autour des qualités morales et de la droiture. On y trouve des histoires de fantômes (Dp 1) et de morts vivants (Dp 11), un conte ayant trait à la légende de Xishi, femme de Yu-le-Grand (Dp 2), des récits qui traitent de la reconnaissance (Dp 3), de l’honnêteté (Dp 4), des exactions du clergé bouddhique (Dp 6), de la vanité du monde (Dp 8), et un conte final qui reproduit le discours d’un docte représentant de l’orthodoxie confucéenne (Dp 12). Seul le premier récit, « Le Gué de la femme jalouse », a été traduit (par Yenna Wu
dans le n° 44 de la revue Renditions sous le titre « Jie Zhitui Traps His Jealous Wife In An Inferno »).

L'ouvrage présente aussi le Yunxian xiao de Tianhua zhuren 天花主人 (Maître des fleurs célestes), et ses cinq contes qui traitent avec beaucoup de finesse et une grande originalité du succès aux examens (YX 1), de la fidélité et de la vertu d’une épouse (YX 2), de l’amour (YX 2, 3), de la générosité (YX 4) et de meurtre (YX 5).

Les Belles Histoires du lac de l’Ouest, Xihu jiahua de Molangzi 墨浪子 de Suzhou cloturent l’ouvrage avec 16 récits édifiants qui mettent en scène des histoires qui se déroulent dans les alentours du captivant Lac de l’Ouest, Xihu 西湖 de Hangzhou. Les contes, présentés sous forme de biographies romancées, traitent de la bonne fortune, de l’héroïsme, du talent littéraire, et ne sont pas sans rappeler par leur forme et leur teneur le Xihu erji. On y rencontre aussi bien l’immortel taoïste Ge Hong 葛洪, auteur du Baopuzi 抱朴子 cher à Philippe Che (La voie des divins immortels. Gallimard, « Connaissance de l'Orient » , 1999)
(Xj 1), les poètes Bai Juyi 白居易 (Xj 2), Su Dongpo 蘇東坡 (Xj 3), Luo Binwang 駱賓王 (Xj 4) et Lin Bu 林逋 (Xj 5), qu'une beauté (Xj 6), un général héroïque (Xj 7), un stratège loyal (Xj 8), des bonzes et des moines (Xj 9, 10, 13, 16) sans oublier des histoires frappantes d'un amour à l'épreuve de tout (Xj 11), d'une liaison amoureuse dangereuse avec un serpent blanc (Xj 15), et l'évocation de la jalousie et la perfidie féminines (Xj 14).

Le sixième et dernier (?) tome de l’Inventaire est en cours de préparation. Il présentera - qui sait quand ?-, des recueils de dates et de contenus aussi différents et passionnants que le présent volume. Il devrait traiter le Longyang yishi 龍陽逸史 (20 contes), le Zuixing shi 醉醒石 (15 contes), le Fengliu wu 風流悟 (8 contes), le Shi’er lou 十二樓 de Li Yu, mais aussi les contes subsistants du Shi’er xiao 十二樓 (6 contes), du Huzhong tian 壺中天 (2 contes) et les quatre récits du Zhaoshi bei 照世杯 traduits voici vingt ans déjà par Rainier Lanselle (Le cheval de Jade, Picquier Poche, 1999). Nul doute que cette pierre supplémentaire posée à l’édifice que représente ce long travail de patience comblera à nouveau chercheurs, traducteurs, étudiants et amateurs de littérature chinoise ancienne, ainsi que tous les curieux de la société chinoise des XVIème et XVIIème siècles. (S.C.)

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