dimanche 17 juin 2007

Traduit du coréen (001)

Paru le mois dernier,
Les Gens du Sud (남도 사람)
(Actes Sud, « Lettres Coréennes», 200 pages) de
YI Ch’ǒngjun
이청준 (李清俊, 1939- )
regroupe cinq textes écrits entre 1976 et 1981, pendant la dictature militaire.
Ils ont été traduits par
Kim Jung-Sook, Arnaud Montigny,
Yang Jung-Hee
, Ch'œ Yun & Patrick Maurus.


Le premier texte « A la manière de la côte Ouest », inspira le film de Im Kwon-Taek, bien connu du public français, sous le titre La chanteuse de P’ansori, qui depuis, est devenu le titre éponyme du texte. Im Kwon-Taek vient d’ailleurs de tourner une suite, Ch’ǒnnyǒnhak, une grue de mille ans, en s’inspirant du deuxième texte du livre des Gens du Sud : « Le vagabond de Sonhakdong ».

Cet ouvrage n’est ni un recueil de nouvelles, ni un texte unique, mais un ensemble de cinq textes courts, genre dans lequel les écrivains coréens excellent. A partir d’une trame simple, Yi Ch’ǒngjun tisse des histoires qui convergent vers une même recherche éperdue, l’âme du sud de la Corée, le Cheolla, terre du P’ansori, et ses gens, bourrus et rieurs, éprouvés par la douleur, solidaires, même lorsque le cœur chancelle. Le thème est commun aux cinq textes et se répète en refrain : à la mort de sa femme, un homme, chanteur vagabond apprend le chant à ses deux enfants. Mais le jeune garçon s’enfuit, tandis que pour améliorer la voix de sa fille, et plus probablement la garder avec lui, il lui crève les yeux. A la mort du père, la jeune fille deviendra chanteuse vagabonde, tandis que son frère devenu adulte, partira à sa recherche.

Ce thème ressemble à celui d’un P’ansori, (déjà évoqué sur ce blog), où chaque personnage exprime au travers d’une recherche inaccomplie, la même faute à porter, la même difficulté à retrouver un passé mythique, une conscience partagée. Cette recherche est aussi la recherche du han (voir ici). Patiemment, de texte en texte, de personnage en personnage, on accompagne l’auteur dans sa méticuleuse volonté d’extraire la faute des vivants et le cri des morts, l’immanence des dieux et les mythes fondateurs d’un monde qui s’enfuit.

Ces textes ne se dévoilent pas au premier regard. Ils exigent une lecture lente, aussi lente que le rythme du tambour, le puk () qui accompagne le chant du P’ansori. Parfois, le retour en arrière s’impose ; il faut suivre le voyageur, vérifier l’identité du personnage, s’accrocher au bon fil du récit, car Yi Ch’ǒngjun passe et repasse au même endroit, cherche l’indice, fouille l’histoire, et nous surprend par des phrases dont nous ne pouvons croire qu’elles sont le seul effet de la traduction : « Il est inutile d’éprouver de la rancoeur à l’égard d’un ressentiment » (p. 53) et qui illustre les diverses catégories du han (), traduit par ressentiment et wonhan (원한), forme négative du han, traduite par rancœur.

Dans ce livre, le chant, le han, le sud se cultivent, comme on cultive le thé et le riz dans cette région du Cheolla, décor des textes. Arrimé à l’âme coréenne, au-delà de l’émotion brève et fugitive, il est le lien qui unit les générations et sert à la métaphysique des personnages. « Si mon grand frère vit en ruminant son ressentiment, il ne reviendra pas risquer de le perdre » (p. 54) dit la jeune femme éplorée au voyageur compatissant. Par la voix, le han est protégé et se protège, et protège les générations à venir car il aide à vivre ; « il faut le déguster à petites doses » dira l’un des personnages.

L’errance s’installe et forme de texte en texte, le fil d’Ariane du livre. Chacun raconte le temps où l’homme et la nature ne faisaient qu’un. Ce sentiment de perte, dans une Corée qui va à marche forcée vers le progrès technique, s’incarne dans la voix de la jeune femme aveugle. Et cette voix nous dit le parfum d’une culture coréenne, qui ne s’offre pas sans efforts, sans farouche volonté d’aller au-delà des représentations usuelles que nous en avons.
Maurice Coyaud disait ne pas croire à l’âme des peuples. Mais comment interpréter alors ce que dit un personnage dans le troisième texte : « […] et le souvenir d’un oiseau de pluie dans le fond de son cœur, l’arbre regarda s’éloigner le voyageur. » ? (p. 110). Lancinante tentative d’élucidation du han coréen. Et la voix de la chanteuse, cette voix, la voix d’une profonde intimité coréenne, nous fait prendre conscience du temps qui s’enfuit, des libertés restreintes et de la nature qui plie sous les désirs du modernisme.

- Si j'avais un moyen de transport, j'irais au village pour chercher un chanteur.
- Pourvu que cette sorte de personnage existe encore… (p. 110)
Auteur prolifique, à la production très diversifiée, souvent primé, Yi Ch’ǒnjun, né en 1939 dans le sud de la Corée, est considéré comme un écrivain conceptuel, au sens où l’histoire racontée s’efface peu à peu devant le cheminement de la conscience. Plusieurs de ses textes ont été adaptés au cinéma, notamment par Im Kwon-Taek et Lee Chang-Dong. On peut notamment lire quatre autres de ses textes en traduction chez Actes Sud, collection « Lettres Coréennes » : L’île d’Io (1991), Le prophète (1991), Ce paradis qui est le vôtre (1993) & L’harmonium (2001).

(
Jean-Claude de Crescenzo)

On peut aussi se faire une idée de l'œuvre de Yi Ch’ǒnjun en se rendant sur le site de La revue des ressources qui propose la traduction par Arnaud Montigny et Kim Jung-Suk d'une courte nouvelle intitulée « Le fauconnier ». Ceux qui ont la chance de pratiquer le coréen pourront lire une biographie très détaillée de cet auteur dont nous avons reproduit un autoportrait réalisé lorsqu'il avait 32 ans. (P.K.)

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