La conférence sur le P’ansori (펀소리) qui vient d’avoir lieu à l’université [voir le compte-rendu de Liliane Dutrait] a précédé de quelques jours la parution du livre de Yi Ch’ǒnjun 이 청준, Gens du Sud (넘도 사람), traduit par Patrick Maurus (Actes Sud, « Lettres coréennes », 2007, 200 pages). Au travers de cinq textes courts construit sur l’imitation d’un P’ansori : exposé, commentaires, reprises, intervention du conteur, l’auteur fait chanter à ses personnages les formes contemporaines de la coraénité, ainsi que la nomme Patrick Maurus dans la postface. Nous ferons ultérieurement un compte-rendu de lecture de ce livre, mais pour rester dans le fil de la conférence, nous aimerions insister sur ce qui constitue sans doute le soubassement anthropologique et culturel du P’ansori, le han 한. Ce mot d’origine chinoise, qui n’est pas sans poser d’intéressants problèmes de traduction, voire de compréhension, correspond à un sentiment indéfinissable par un seul mot français. Il exprimerait un étrange mélange de tragique, de mélancolie, de souffrance intériorisée, d’injustice, de fatum, de déchirement, dû au passé, aux circonstances, à soi, à autrui, et même à son ascendance. Bon nombre de Kut 굿, le rituel chamanique, sont d’ailleurs donnés pour conjurer le han de l’âme des ancêtres, lorsque celui-ci vient perturber les vivants. Ce sentiment, le han – les traducteurs de l’ouvrage choisissent de traduire le mot, et de le traduire par ressentiment - est proprement historique et mêle la rancœur, l’amertume, le regret, l’attente déçue, les rêves envolés. Il est aussi une révolte non violente contre la fatalité et l’impuissance. On peut s’approcher de la compréhension du han, en connaissant l’histoire de la Corée, envahie près de 930 fois, et dont la dernière la plus sauvage et la plus violente, menaça l’identité coréenne avec l’interdiction de parler le coréen et de porter un prénom coréen. Le pays en a gardé des traces indélébiles au cœur desquelles le han se nourrit. Le han du P’ansori exprime tout cela à la fois, le destin du pays, le destin des vivants et le lien avec les morts. Et cette voix si particulière des chanteurs transporte par des histoires à la trame narrative simple, le han de tout un peuple. Le han du P’ansori, c’est aussi le han du sud de la Corée, la province du Chǒlla, patrie du P’ansori. Cet ancien royaume de Paekche, réunifié de force par son voisin le Royaume de Silla est une province (située au sud ouest de la Corée, face à la Chine) essentiellement agricole, considérée comme le réservoir de la Corée. Ce peuple rusé et bon vivant – le Chǒlla est certainement la meilleure cuisine de Corée – souvent méprisé pour sa tradition rurale, n’a jamais été apprécié à la hauteur de ce qu’il apporte à la Corée. Historiquement oubliée par le pouvoir central, honnie par l’élite intellectuelle, cette région est pourtant un foyer de la culture populaire, dont les kwendae 관대, ces chanteurs-conteurs itinérants inspireront plus tard le P’ansori. Cette région qui produit le papier le plus célèbre de Corée, le hanji 한지, a été aussi de tous temps, le théâtre de multiples rébellions, paysannes, étudiantes et ouvrières, jusqu’au plus grand massacre civil qu’elle ait connu sous la dictature militaire, avec les évènements de Kwangju, ville de l’extrême sud, en 1981, où 2000 manifestants furent tués par la police. Ces gens du Sud, frondeurs, insoumis, parlant le dialecte local avec un accent rocailleux, qui furent interdit pendant près de 1000 ans de fonctions d’état, en ont conçu un ressentiment collectif, palpable aujourd’hui encore, en même temps qu’une fierté et une solidarité indissociables. Il suffit pour s’en convaincre, d’assister à un P’ansori à Chonju (capitale du Chǒlla du Nord), en dialecte local, surtitré en coréen ou d’écouter les histoires, souvent vives de ces gens montés à Séoul pour exercer la profession de chauffeur de taxi ou pour ouvrir des restaurants populaires. Ce sud, porte le han, le han du sud, ce sentiment qui saisit les sujets à leur corps défendant et exprime au travers d’un P’ansori cathartique, toutes les formes de pertes, de séparations, d’échecs, d’une région riche et délaissée. (KHG)
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