En parcourant à nouveau
Sur la Chine (Gallimard, 1979) de
Claude Roy (1915-1997), numéro 149 de la collection « Idées » qui reproduit un article paru le
27 décembre 1976 dans
Le Nouvel Observateur intitulé «
Les Chinois sont-ils des hommes comme nous ? », je lis (p. 122) : «
On regardait (...) hier encore Simon Leys, dans une partie de la gauche française, avec l'effroi et la taciturne pudeur que les iconoclastes inspirent aux idolâtres. Les Habits neufs du président Mao
, Ombres chinoises
indignaient les croyants. Armé d'une pratique parfaite du chinois « mandarin » et des dialectes parlés, d'une connaissance de son histoire et de la familiarité des gens du peuple aujourd'hui, fortifié par son indignation devant les calembredaines répandues à foison, intrépide et solitaire, Simon Leys a été le grand démystificateur de la fable moderne. »
Depuis, alors que les écrits sur la Chine de Claude Roy ne se trouvent guère plus que chez les bouquinistes, ceux du «
démystificateur de la fable moderne », du fin observateur et du grand connaisseur de la Chine et sa culture, ont fait l'objet de maintes rééditions et ont même été réunis en
1998 dans un indispensable volume,
Essais sur la Chine (Paris : Robert Laffont, « Bouquins », 825 pages). La même année sortait au Seuil,
L'ange et le cachalot (réédité en 2002 dans la collection « Points/essais », n° 480) dont une partie devrait particulièrement plaire au familier de ce blog puisqu'il y est question, outre de Confucius et de calligraphie, de traduction, non seulement par la pratique avec une traduction d'un savoureux texte de
Jin Shengtan 金聖歎 (1608-1661) – «
Les trentre-trois délices de Jin Shengtan » (pp. 184-190) -, mais aussi un essai théorique (« L'expérience de la traduction littéraire », pp. 137-158) basé sur différentes expériences de la traduction vers le français, à partir de l'anglais (
Richard Henry Dana (1815-1882),
Two Years Before the Mast, 1840) et du chinois :
Confucius (Gallimard, 1987) et
Shen Fu 沈復 (1763-1810 ?) (Larcier, 1966, Christian Bourgois, 1982), mais aussi
Guo Moruo 郭沫若 (1892-1978) [Kuo Mo-jo,
Autobiographie - Mes années d'enfance, Gallimard, 1970] et
Lu Xun 魯迅 (1881-1936) (
La mauvaise herbe, UGE 10/18, 1975), traductions toutes signées
Pierre Ryckmans. Récemment, ressortait sous son fameux nom de plume un autre ouvrage majeur du sinologue exilé à
Canberra :
Les propos sur la peinture du moine Citrouille amère (Plon, 2007) ; on serait ravi que son ouvrage sur
La vie et l'œuvre de Su Renshan, rebelle, peintre et fou (UER Asie Orientale, université Paris VII, 1970) ne soit plus une rareté uniquement réservée au bibliophile chanceux et fortuné et revoit le jour dans une édition économique.
Je n'ai fait état jusqu'à présent que des travaux de
Simon Leys/Pierre Ryckmans en rapport avec la Chine et je vais m'y tenir. Loin de moi, l'idée de minimiser l'œuvre « extra-sinologique » de Simon Leys - chacun trouvera source d'émerveillements parmi une demi-douzaine de titres tous aussi recommandables les uns que les autres -, d'autant que le livre que les circonstances - c'est aujourd'hui le
premier avril ! -, m'amènent à vous présenter, mélange toutes ses passions et ses goûts :
Le bonheur des petits poissons. Lettres des Antipodes (Paris . J.-C. Lattès, « Essais et documents », 2008, 214 pages).
Pour beaucoup ce livre aura un goût de déjà-vu car il reprend des chroniques parues dans des revues littéraires ; elles proviennent pour la plupart du
Magazine Littéraire où elles furent publiées en
2005 et en
2006. Mais, comme l'écrit Simon Leys, «
le plus grand plaisir de lire est dans la relecture » (page 119).
Pour prendre la mesure de la valeur de ce livre et de la séduction qu'il peut exercer, on se reportera aux différentes critiques qui ont salué sa parution à partir d'une
page créée à cet effet par les
Editions Jean-Claude Lattès. Toutes prisent une collection de notes subtiles, de jugements pertinents finement présentés sur des livres, des auteurs, des idées, des humeurs, des souvenirs, des observations sur notre monde et le cours des choses, «
des textes purement littéraires et des recueils à lire comme des promenades où voisinent sans logique apparente réflexions sur l’art et chroniques de notre temps, sur ses excentricités, ses paradoxes, ses idées fausses », comme l’écrit l’éditeur. C'est aussi une mine de citations sur lesquelles Simon Leys rebondit avec l'agilité d'une singe facétieux, une sorte de complément illustré à un de ses précédents ouvrages,
Les idées des autres. Idiosyncratiquement compilées par Simon Leys pour l'amusement des lecteurs oisifs (Plon, 2005). Cela commence avec
Einstein : «
Les bonnes idées sont rares et elles ne surviennent qu'à long intervalle » (p. 9) pour finir avec
William Blake : «
L'Eternité est amoureuse des œuvres du temps » (p. 211).
En quittant la joyeuse compagnie des poissons, je n'ai eu que deux regrets ; le premier concernant la forme, le second le contenu :
- En effet, j’ai naturellement regretté l'absence d'identification des chroniques (date et revue), mais surtout d'index des noms et des œuvres cités. Cet index aurait permis de prendre la mesure de l'érudition mise en jeu dans ces quelque 200 pages « où la science et la clairvoyance se mêlent merveilleusement à l’indignation et à la satire » (Jean-François Revel). Il aurait facilité au néophyte sa découverte des génies chinois qu'il croise au hasard des traits d'esprits de l'auteur. Certes, certains sont universellement connus comme Confucius (pp. 68, 116, 142) ; Li Po [Li Bai 李白 (p. 85)], Zhuang Zi [Zhuangzi 莊子 (pp. 14, 24, 43) ] voire Lu Xun (pp. 108, 117) et d'autres, comme Lie Zi [Liezi 列子 (p. 187)], Han Yu 韓愈 (768-824) (p. 129) ou Tao Yuanming 陶淵明 (365-427) (p. 165), reçoivent les indications suffisantes pour venir à son secours. Mais il arrive que les noms pleuvent sans aucune assistance, et il n'est pas assuré que le lecteur aura la patience, ou même l'idée de se plonger, par exemple, dans le Dictionnaire de la civilisation chinoise (Albin Michel, 1998) pour retrouver, le cas échéant, les savantes notices qu’offrit le sinologue à la monumentale Encyclopaedia Universalis. C'est surtout le cas pour les peintres que Simon Leys convoque à travers ses 28 Lettres des Antipodes. Pour eux, sans doute moins connus que les auteurs - écrivains et penseurs - cités tous, plus ou moins, et plus ou moins bien, traduits dans notre langue, on pourra consulter un site spécialisé sur l'art pictural chinois, Guohua.com, et d'autres sources comme l'encyclopédie en ligne chinoise Baidu, sources qui présentent l'avantage de fournir en un clic ou deux des clichés d'œuvres représentatives [Entre parenthèses la page où le peintre est cité ; entre crochets, le renvoi vers les notices de Pierre Ryckmans dans le Dictionnaire de la civilisation chinoise, 1998] : Guo Xi 郭熙 (vers 1020 - vers 1100) (p. 98) [DCC, p. 324-326], Xu Wei 徐渭 (1521-1593) (p. 122) [DCC, p. 780-783], Gong Xian 龔賢(1618-1689) (p. 122) [DCC, p. 308-312], Huang Binhong 黃賓虹 (1865-1955) (p. 164) et Chen Hongshou 陈洪绶 (1598 - 1652) (p. 122).
Tao Yuanming par Chen Hongshou
- Regret numéro deux : il est double. Il tient à la brièveté du recueil et qu’il y soit, en fait, peu question de la littérature chinoise, car quand Simon Leys en parle c’est toujours avec la justesse et le doigté du virtuose qui sait retenir son geste pour ne pas affadir son effet. Il le fait, qui plus est, en la traitant à égalité avec les autres littératures qui comptent, et ses auteurs sont convoqués avec la même conviction que les grands génies de nos contrées, ce qui a pour effet salutaire d'inviter le lecteur à élargir ses horizons culturels. Il lui faut aussi se mettre à l'écoute de débats intellectuels évoqués avec une stimulante assurance. C'est notamment le cas de la controverse qui oppose deux visions de la Chine et deux manières de l'aborder. Se plaçant d'emblée du côté du « grand savant Joseph Needham (1900-1995) », maître d'œuvre du monumental Science and Civilisation in China, il soutient Jean-François Billeter contre François Jullien dans une chronique intitulée « Connaître et méconnaître la Chine » (pp. 59-63 ou Le Magazine littéraire, n° 455, juillet-août 2006) qui est pour moi la meilleure d'un recueil qu'il faut lire et faire lire.
Je suis toujours sans nouvelle du numéro que la revue
Textyles avait programmé pour
2007, numéro justement consacré à
Simon Leys (
N° 32).
Pour finir, voici deux des citations retenues par le compilateur des Idées des autres (Plon, 2005). La première est de Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799), à la rubrique « Livre » (p. 65) : « Un livre est un miroir ; quand c’est un macaque qui s’y mire, il ne réfléchit pas le visage d’un apôtre. » ; l’autre de Montesquieu (1689-1755) à la rubrique « Lecture » : « J’ai pris la résolution de ne lire que de bons livres ; celui qui lit les mauvais est semblable à un homme qui passe sa vie en mauvaise compagnie. » Et vous ? (P.K.)