lundi 27 mai 2013

Né un 4 juin


Liu Xinwu,
Je suis né un 4 juin. Mémoires littéraires.
Paris, Gallimard, coll. « Bleu de Chine », 2013, 1019 p.
Traduit du chinois, présenté et annoté par Roger Darrobers

On ne peut pas parler de ce gros livre de plus de 1000 pages qui vient de sortir aux Editions Gallimard sans dire, au préalable, quelques mots sur ceux à qui on le doit, et avant même de parler de son auteur et de son traducteur, saluons brièvement son éditrice, Geneviève Imbot-Bichet. 

Avant d’être, et ce depuis, 2010 une collection de la maison Gallimard, Bleu de Chine fut comme nous le rappelle une présentation en ligne, « une petite maison d’édition indépendante créée en 1994 par la sinologue et traductrice Geneviève Imbot-Bichet (études à Paris et Taïwan ; plusieurs longs séjours en Chine). Dédiée à la littérature chinoise et dotée de diverses séries », elle publia sous de belles couvertures, dont un grand nombre proposaient des calligraphies de Fabienne Verdier, quelque 120 titres parmi lesquels on trouvait, entres autres, des œuvres de Bajin (Pa Kin), Shen Congwen, Zhu Ziqing, Wang Meng, Wang Anyi, Zhang Ailing (Eileen Chang), et déjà de Liu Xinwu, mais aussi des ouvrages de sinologues comme Danielle Elisseeff, Marie Holzman et Roger Darrobers. C’est dire l’importance de cette aventure sans équivalent qui, fort heureusement, continue avec toujours une grande attention portée à la présentation et à l’édition de textes et d’auteurs représentatifs de la riche production littéraire de la Chine contemporaine. Une vingtaine de titres sont déjà disponibles ou en préparation dont  ceux de célébrités comme Su Tong, Ge Fei, Chen Congwen, Liu Zhenyun (avec notamment une traduction signée par la directrice de collection elle-même, sorte de reportage sur « l’épouvantable famine survenue dans le Henan en 1942 »), mais aussi d’auteurs moins connus ici, comme Cao Naiqian (traduit par Françoise Bottero et Fu Jie), ou Cui Zi’en. On trouve également  des auteurs, tel Han Han, qui offrent au monde littéraire chinois les couleurs de la nouveauté. « Bleu de Chine » a également publié, ne l'oublions pas, deux ouvrages du Prix Nobel de la Paix 2010, Liu Xiaobo. On le voit, les deux catalogues, l’ancien, toujours consultable en ligne, et le nouveau, accessible sur le site des Editions Gallimard, sont de qualité et incontournables. Chaque titre édité mériterait plus d'attention, mais je poursuis en me tournant vers le deuxième responsable du gros ouvrage mis en examen dans ce billet.

Il s’agit donc de Roger Darrobers, Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterrre La Défense, que les habitués de ce blog connaissent bien puisqu’il y a déjà été salué pour de précédents travaux (voir ici) : ceux sur Pékin - la capitale d’une part, et son théâtre d’autre part -, passion qui nous avait valu trois beaux volumes chez Bleu de Chine, et ceux sur le grand penseur de la dynastie Song, Zhu Xi 朱熹 (1130-1200) d’autre part, avec deux titres parus en 2008 (You Feng) et en 2012 (Belles-Lettres, collection « Bibliothèque chinoise »). Son troisième centre d'intérêt, sur lequel nous étions, à tort, resté silencieux jusqu'à présent, est l’œuvre de Liu Xinwu, intérêt qui s’est déjà manifesté à 5 reprises depuis 2002 ! (Voir le détail : ici) Les points communs en ces différentes productions, et de plus anciennes, sont outre la rigueur et l’attention mises par Roger Darrobers à offrir à ses lecteurs toutes les informations dont il a besoin pour bien prendre la mesure des textes qu’il leur propose, une qualité d’écriture qui sert toujours au mieux des sujets captivants. Dans le cas présent, en plus de nombreuses notes de bas de page,  un appareil critique de plus de 130 pages fournit, en plus d'index des personnes, des œuvres et des lieux cités, de très utiles repères chronologiques sur la Chine entre 1912 et novembre 2012.

Mais venons en à l’auteur, Liu Xinwu 劉心武, qui est connu du public français par pas moins de 7 traductions signées pour cinq d’entre elles par Roger Darrobers, et une par Françoise Naour, l'autre par Marie Laureillard. On lira sur lui avec grand intérêt les lignes que Brigitte Duzan lui a consacrées, et dans lesquelles elle ne manque pas de rappeler que sa nouvelle « Le professeur principal » [« Ban zhuren » 班主任], publiée en novembre 1977, « en a fait à jamais, et presque exclusivement, le précurseur de la « littérature des cicatrices »» qui se risquait alors à dénoncer les violences de la Révolution Culturelle.

Les lecteurs des précédentes traductions de Roger Darrobers ont pu se familiariser non seulement avec l’œuvre mais aussi, avec l’homme, qu'on connaît par ailleurs pour être un commentateur avisé du Hongloumeng 紅樓夢 (Le Rêve dans le Pavillon rouge, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1981). Ce nouvel ouvrage pourrait bien fournir aux novices une excellente occasion de découvrir les deux, mais, je crois, et c’est pour moi le point fort de ce pavé, il permet de mieux comprendre le contexte si particulier dans lequel l’homme et l’œuvre ont évolué. 

On est immédiatement sensible à l’évocation des événements qui se sont produits Place Tian’anmen le 4 juin 1989, date du 47ème anniversaire de Liu Xinwu, né en 1942. Cette évocation, encore taboue en 2013, pourrait bien rendre délicate l’édition en RPC de ce texte dont la version originale, Shengyu liu yue si ri. Liu Xinwu huiyilu 生於六月四日. 劉心武回憶錄, ne sortira, à Hong Kong, qu’après sa traduction française. En effet, et c’est peut-être une première, le lecteur français est le premier à pouvoir lire un ouvrage chinois dans une traduction française qui plus est sert avec le même bonheur des morceaux de haute littéraire que d’autres moins directement accessibles.

Le projet d'écrire ses mémoires avait commencé à germer dans l'esprit de l'auteur en 2004, et il doit d'avoir abouti, six ans après, aux sollicitations tant de l'éditrice que du traducteur. Il n'empêche qu'un nombres importants des 62 chapitres envisagés dans le plan initial n'ont soit pas été écrits - c'est le cas pour 21 d'entre eux -, soit été laissés inachevés. Si l'on regrettera ces manques qui pourraient bien être comblés un jour, on a largement de quoi satisfaire sa curiosité, soit quelque 900 pages de confessions parfois poignantes, de souvenirs parfois triviaux, de jugements parfois rudes, d'évocation de joies et de rencontres, mais aussi de peines... Le contenu est à ce point riche qu'on peut en envisager la lecture dans la continuité en commençant par les souvenirs gardés de l'après-midi du 15 avril 1989, ou l'aborder au hasard des curiosités pour le millier de personnes évoquées : les pages 891 à 927 en présentent la liste qui fait apparaître des noms aussi connus que ceux des prix Nobel de littérature 2000, Gao Xingjian, et 2012, Mo Yan, que ceux de personnalités politiques et culturelles ayant marqué la période. Certains textes de cet ensemble à l'architecture très libre avaient été publiés dans des revues, ou d'autres collections ; ils retrouvent là une place évidente dans un ouvrage qui mérite de figurer dans la bibliothèque de tous amoureux de la Chine et de sa culture.

Cette remarquable composition est précédée d'un avant-propos (pp. 17-30), dans lequel Liu Xinwu exprime clairement son ambition :
 « La littérature explore le cœur de l'homme, elle explore l'âme, elle explore la nature humaine. Le texte de ces mémoires est comme infiltré par l'exploration douloureuse à laquelle je me suis livré au cours de ces quelques soixante ans, à propos de la nature humaine. La mienne, celle des autres, celle de l'humanité. C'est la raison pour laquelle je tiens ce texte pour une œuvre littéraire. » (p. 30)
On ne peut que donner raison à Liu Xinwu et, aussi, à son traducteur qui a réalisé là un travail auquel nous souhaitons le meilleur accueil.  (P. K.)

On pourra lire sur le site de l'Association Française d'Etudes Chinoises (AFEC), un entretien avec Liu Xinwu réalisé à Pékin en avril 2013 par Roger Darrobers : http://www.afec-etudeschinoises.com/Je-suis-ne-un-4-juin-Memoires