vendredi 14 décembre 2007

Enfers et édition

En illustration : détail d'une photo d'une des tours de la BNF. Source cnsphoto.
Voir l'article de Chinanews.com attaché à ce cliché, ici.

Comme l'écrit si bien Michel Delon, « la Bibliothèque nationale s'exhibe », « se retrousse » entre le 4 décembre 2007 et le 2 mars 2008 ; elle expose son « Enfer » [Voir ici]. Cet événement culturel abondamment commenté dans les médias et accompagné d'un catalogue de 470 pages (Ed. de la BNF), a conduit le Magazine Littéraire à consacrer un dossier à cette part souvent occultée de la littérature française et mondiale : « Les enfers du sexe de Sade à Houellebecq » [n° 470, décembre 2007, pp. 28-64]. L'essentiel du dossier se penche sur le rapport que la France a entretenu avec ses débordements littéraires et artistiques avec une foule de références bibliographiques [voir le complément en ligne, ici] et d'illustrations dont des trésors d’édition rarement exposés. Pages 58 à 63 - « Le monde selon X » -, il est question de la manière dont le sexe s'écrit sous différentes longitudes des Etats-Unis à la Chine, en passant par l'Inde et le Japon, mais aussi les Caraïbes, l'Afrique, l'Espagne et les pays arabes.
Dans sa présentation de « L'érotisme sans tabou » du Japon, Claude Michel Cluny évoque Kawabata Yasunari 川端康成 (1899-1972), Tanizaki Jun'ichirô 谷崎潤一郎 (1886-1965), Nosaka Akiyuki 野坂昭如 (1930-), Mishima Yukio 三島由紀夫 (1925-1970), Shintaro Ishihara 石原慎太郎 (1932-), Abe Kôbô 安部公房 [ (1924-1993) et les nouvelles tendances de la création littéraires contemporaines qu'on peut découvrir grâce à différentes anthologies, mais signale aussi l'influence très grande prise ces dernières années par le manga et le cinéma. Pour poursuivre cette découverte et l'élargir, je vous conseille de vous rendre sur Shunkin.net, excellent site entièrement consacré à la littérature japonaise et à son actualité.

Directeur de la collection « Domaine indien » aux éditions du Cherche Midi, Jean-Claude Perrier traite, pour sa part, de cette nouvelle littérature indienne qui « a mis longtemps à s'affranchir de l'héritage castrateur de la prude Angleterre victorienne », « renouant ainsi avec la tradition hindoue, celles des amours tumultueuses et polymorphes de ses dieux » qu'on trouve notamment dans le Kama-sutra. Son billet – « Des écrivains décomplexés » - consacre quatre auteurs, savoir Tarun Tejpal, Upamanyu Chatterjee (1959-), Abha Dawesar (voir ici), tous trois présents au Salon du livre de Paris de cette année, et Raj Rao qui « a offert à l'Inde son premier roman homosexuel » (Boyfriend. Le Cherche Midi, 2005).

« Une obsession contemporaine » est le titre que Noël Dutrait a donné au volet chinois de ce survol oriental et dans lequel il rappelle le rôle pionnier joué par Jia Pingwa 賈平凹 (1952-) dans l'évocation, ou plutôt son scandaleux contournement, de la sexualité dans sa Capitale déchue (1997, trad. de Feidu 廢都, 1993). Avant lui, un seul nom : celui de Liu Xinwu 劉心武 (1942-) pour une nouvelle de 1982, « premier texte, osant évoquer l'amour légitime entre hommes et femmes » après la Révolution culturelle ; après Jia, rien ne va plus comme avant : des auteurs de qualité - Wang Xiaobo 王小波 (1952-1997), Mo Yan 莫言 (1956-), Yan Lianke 閻連科 (1958-), Gao Xingjian 高行健 - font une place importante au sexe, et des jeunes femmes délurées - Mian Mian 棉棉 (1970-), Wei Hui 衛慧 (1973-), Mu Zimei 木子美(1978-) - en font le seul argument de leurs autofictions.

Cette synthèse sur la situation chinoise peut être complétée par la lecture du Petit précis à l'usage de l'amateur de littérature chinoise contemporaine que Noël Dutrait a révisé et augmentée l'année dernière [Philippe Picquier, (2002) 2006] et un coup d'oeil aux actes de notre colloque passé « Traduire l'amour, la passion, le sexe dans les littératures d'Asie » (Aix-en-Provence, 15-16/12/06) [ici] qui fournit des aperçus sur des espaces et des époques que le Magazine littéraire et ses collaborateurs ont dû laisser dans l'ombre faute d'espace ou de curiosité.

NB : Certaines des communications données en décembre dernier n'ont pas encore été mises en ligne ; le tableau n'est donc pas encore complet --- gloire en soit rendue aux adeptes de la procrastination au long cours ! M'inspirant de leur art du savoir surseoir, je remets à plus tard la publication de la suite naturelle de ce billet qui est une modeste présentation de ce qu’on peut lire en français de la littérature érotique de la Chine ancienne. A Diable sait quand, donc ! (P.K.)

mercredi 12 décembre 2007

Devinette (009)

Deuxième illustration du chapitre 43 du Sanguo yanyi 三國演義
dans l’édition intitulée Li Liweng piyue Sanguozhi 李笠翁批閱三國志 (1680)

[Li Yu quanji 李漁全集, Hangzhou : Zhejiang guji, 1991, vol. 10-11]

Cette devinette est dédiée avant tout à tous ceux qui sont privés de l'occasion de donner toute la mesure de leurs compétences et qui en sont contrariés.

La situation actuelle faite aux étudiants de l'Université de Provence, par exemple, et à leurs maîtres par la même occasion, renvoie immédiatement à une formule que l'on trouve chez le Sima Guang 司馬光 (1019-1086) du Zizhi tongjian 資治通鑑 (Miroir complet sur l'illustration du gouvernement), fresque historique retraçant la période de l'histoire de Chine qui court entre 405 av. J.-C. et l'an 959, dont Zhu Xi 朱熹 (1130-1200) donna un abrégé fameux - le Tongjian gangmu 通鑑綱目, qui servit de base au Français Joseph-Anne-Marie de Moyriac de Mailla (1669-1748) pour établir son Histoire générale de la Chine ou Annales de cet Empire traduites du Tong-Kien-Kang-mou en treize volumes publiés entre 1777 et 1785. Cette formule, la voici : yīng xióng wú yòng wǔ zhī dì 英雄無用武之地. Malgré sa nature et sa longueur, elle figure dans tous les dictionnaires de chengyu 成語 et accepte la traduction littérale suivante : « le héros n'a pas de champ de bataille pour faire la démonstration de ses talents militaires ». (Le pluriel est également possible)

Sima Guang l'a puisée dans le Sanguozhi 三國志 (Chronique des Trois Royaumes) de Chen Shou 陳壽 (233-297) où elle figure sous une forme légèrement différente [yīng xióng wú sǔo yòng wǔ 英雄無所用武, « Zhuge Liang zhuan » 諸葛亮傳 {4: 911-937}, Beijing : Zhonghua shuju, p. 915]. On la retrouve tout naturellement au chapitre 43 du roman, le Sanguo yanyi 三國演義 (Beijing : Renmin wenxue, 1985, p. 374), où ce passage de la biographie de Zhuge Liang 諸葛亮 (181-234) est repris assez fidèlement.

On la rencontre encore dans bien d'autres romans anciens pour exprimer l'incapacité de faire montre de ses dons, comme le Général Li Meng 李蒙 dans le huitième conte du Gujin xiaoshuo 古今小說 (1620) qui sera placé en onzième position du Jingu qiguan 今古奇觀 d'où il a été traduit [R. Lanselle, Spectacles curieux d'aujourd'hui et d'autrefois, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p 409 : « Le général Li Meng, bien que vaillant et crâne, ne pût, hélas ! en ces circonstances, donner toute la mesure de ses talents guerriers », 李都督雖然驍勇。奈英雄無用武之地。, passage que le Marquis d'Hervey-Saint-Denys (1822-1892) rend piteusement dans « Véritable amitié » (Six nouvelles nouvelles chinoises. Paris : Bleu de Chine, 1999) par « Li Meng était brave ; mais il comprit que la bravoure ne lui servirait plus de rien » (p. 101) !]. Mais, on le voit, grâce notamment à Li Yu 李漁 (1611-1680), on peut employer cette citation dans un contexte plus léger. Au chapitre six du Rouputuan 肉蒲團 (Chair, tapis de prière, 1658), il la place dans une réplique de Weiyangsheng 未央生 à son mentor qui l'interroge sur la taille de son « arme », les mots suivants : 如今祇為沒有婦人。使英雄無用武之地。[Taibei : Daying baike, « Siwuxie huibao », vol. 15, p. 237] que Patrick Hanan, auteur de la meilleur traduction disponible de ce chef-d'œuvre du roman érotique chinois, rend finement par : « I have no woman at present, so I'am a warrior without a battlefield. » (The Carnal Prayer Mat. New York : Ballantine, 1990, p. 96). Dans le même esprit, Li Yu y a de nouveau recours dans le « Shijin lou »十巹樓, huitième récit des Shi'er lou 十二樓 (1658)] dont il est question ici.

Mais quel que soit le contexte - amoureux, militaire ou universitaire - il est question de contrariété d'où le choix du texte retenu pour cette devinette qui ne devrait pas retarder ceux qui en ont d'ordinaire l'usage de reprendre, dès que possible, le chemin des amphis et des salles de cours :
Pour tous ceux qui, sachant de quoi ils parlent, appellent contrariété une CONTRARIETE, il ne saurait en exister de pire que de passer la plus grande partie de la journée à Lyon, Lyon, la ville la plus opulente, la plus prospère de France, la plus riche en vestiges de l'Antiquité ---- et de ne pouvoir la visiter. En être empêché pour une quelconque raison, c'est déjà forcément une contrariété ; mais en être empêché par une contrariété --- c'est sans nul doute ce qu'en bonne philosophie l'on nomme

CONTRARIETE
sur
CONTRARIETE.

Je venais de lamper mes deux écuelles de café au lait (soit dit par parenthèse, ce mélange est un excellent remède contre la consomption, mais lait et café doivent être bouillis ensemble ----- sinon vous n'avez que du café et du lait) ----- et, comme il n'était que huit heures du matin, et que le bateau ne partait pas avant midi, j'avais le temps de visiter assez de Lyon pour lasser la patience de tout ce que j'ai d'amis de par le monde à le raconter. Je m'en vais faire un tour à la cathédrale, fis-je en consultant ma liste de choses à voir, et verrai donc en premier le prodigieux mécanisme de la grande horloge que nous devons à Lippius de Bâle -----
Or, de toutes les choses au monde, la mécanique est bien celle à quoi je m'entends le moins ----- je n'ai pour cela ni don, ni goût, ni tendresse particulière ----- et mon cerveau est si absolument hermétique à tout ce qui touche à la branche, que, je le déclare solennellement, je n'ai jamais réussi à comprendre le mécanisme d'une cage d'écureuil ou d'une vulgaire roue de rémouleur ----- bien que j'ai passé nombre d'heures de ma vie à contempler la première avec une attention zélée ---- et que j'aie fait le piquet auprès de la seconde avec plus de patience que n'en a jamais eu à le faire aucun chrétien -----
J'irai donc voir les surprenants mouvements de cette fameuse horloge, fis-je, c'est la toute première chose que je ferai, puis j'irai visiter la grande bibliothèque des Jésuites, où je tâcherai de consulter, si c'est possible, les trente volumes de l'Histoire de Chine, écrite (non en tartare mais) en chinois, et en caractères chinois par dessus le marché.
Or, vu que je connais pour ainsi dire aussi mal le chinois que le mécanisme de l'horloge de Lippius, on se demande bien quel prodige ces deux articles ont ainsi joué des coudes pour prendre les deux premières places dans ma liste de choses à voir ----- je laisse donc aux amateurs de curiosités le soin de résoudre ce problème, un problème comme seule sait nous en poser la Nature. Cela m'a en effet, je l'avoue, tout l'air d'une des extravagances tout à fait intentionnelles de cette capricieuse Dame, et ceux qui la courtisent ont autant d'intérêt que moi à deviner ce qui se cache derrière ses fantaisies.
Vous avez compris : il faut identifier l'auteur de ce texte. Bonne chance ! (P.K.)