mercredi 13 juin 2007

Falling in Love


Malgré
son titre un rien désuet,

Falling in Love
mérite d'être signalé
pour au moins trois bonnes raisons : c'est un excellent
ouvrage, il s'agit d'une succulente traduction du chinois et notre
équipe vient de l'acquérir, ce qui veut dire qu'il est consultable dans
notre bureau (B067) et que les amateurs de contes chinois anciens
pourront bientôt l'emprunter pour s'en délecter.


On le doit à Patrick Hanan (1927-) qui est un des grands spécialistes américains du roman chinois ancien en langue vulgaire et un de ceux qui, avec André Lévy en France, ont le mieux rendu compte du genre court - le huaben 話本 et ses dérivés - à travers des ouvrages d'érudition tels que The Chinese Vernacular Story (Harvard U.P., 1981) et The Chinese Short Story, Studies in dating, Authorship and Composition (Harvard U.P., 1973). Patrick Hanan est aussi un des plus ardents défenseurs de Li Yu 李漁 (1611-1680) et de son œuvre. Il a non seulement donné une magistrale et très plaisante monographie sur cet auteur [The Invention of Li Yu, Harvard U.P., 1988], mais également traduit le meilleur de ses xiaoshuo. En plus d'extraits substantiels des Wushengxi 無聲戲 [Silent Operas. The University of Hong Kong, « Renditions Paperbaks », 1990] et des Shi'er lou 十二樓 [A Tower for the Summer Heat. New York : Ballantine Books, 1992], il a livré la meilleure traduction actuelle du Rouputuan 肉蒲團 [The Carnal Prayer Mat. New York : Ballantine Books, 1990 & Honolulu : University of Hawai’i Press, 1996].
(Voir ici)

Ces dernières années Patrick Hanan, qui a été récemment honoré par ses amis et disciples [Judith T. Zeitlin & Lydia H. Liu (eds.), Writing and Materiality in China: Essays in Honor of Patrick Hanan. Harvard U.P., 2003], avait délaissé le XVIIème siècle pour se pencher toujours avec le même bonheur et la même rigueur sur des romans « fin-de-siècle », en traduction d'abord [voir The Sea of Regret : Two Turn-of-the-Century Chinese Romantic Novels (1995) et Chen Diexian (1879-1940), The Money Demon (1999) tous deux publiés à Honolulu aux University of Hawai'i Press], puis à travers une monographie remarquée intitulée Chinese Fiction of the Nineteenth and early Twentieth Centuries (Columbia U.P., 2004).

Le voici de retour sur ses terres de prédilection avec une petite anthologie de traductions de son cru : Falling in Love. Stories from Ming China. Honolulu, University of Hawai'i Press, 2006. xviii + 257 p. Elle réunit sept histoires d'amour tirées de deux collections majeures de la fin des Ming, savoir deux recueils compilés vers 1627 par Feng Menglong 馮夢龍 (1574-1646). Il s'agit du Xingshi hengyan 醒世恆言 (Paroles éternelles pour éveiller le monde, S III) et du Shi dian tou 石點頭 (La pierre qui hoche la tête, D)

Si le premier recueil qui compte 40 récits a déjà fourni la matière de nombreuses traductions anciennes et récentes, il est, tout comme le second, de 14 récits seulement, inédit en traduction intégrale. Il figure sans doute au programme de Yang Shuhui qui a déjà traduit les deux premiers volumes de la fameuse série que Feng Menglong publia entre 1620 et 1628, et qui est connue sous le nom de San yan 三言 (Les trois paroles) [Ces deux ouvrages sont sortis aux University of Washington Press : (2000) et Stories Old and New: A Ming Dynasty CollectionStories to Caution the World: A Ming Dynasty Collection (2005)]. Shi dian tou attendra sans doute encore un peu.

Pour ce qui est des sept récits choisis par Patrick Hanan, ils ne sont pas inconnus des spécialistes. Ils ont notamment fait l'objet d'une recension dans l'Inventaire analytique et critique du conte chinois en langue vulgaire. [André Lévy & al., Collège de France / IHEC : voir le tome 2 (1979) pour S III et le tome 4 (1991) pour D]. Certains d'entre eux ont même été traduits souvent, et avec plus ou moins de bonheur, depuis la fin du XIXème siècle en japonais, bien entendu, en anglais et en français (notamment par Soulié de Morant dans ses Contes Galants de la Chine (Paris, 1921) ou ses Trois contes chinois du XVIIème siècle (Paris, 1926).

Voici donc le détail du contenu de la nouvelle contribution de Patrick Hanan à la connaissance d'un genre qui a produit sur à peine plus d'un siècle une bonne cinquantaine de recueils de taille et de qualité diverses, livrant à l'amoureux des lettres chinoises pas moins d'un demi millier de contes subsistants.

  1. « Shenxian » [S III 14 – « La sépulture violée », tome 2, pp. 632-637] : « Written much earlier than the others, probably as early as the fourteenth century » (PH, p. xiii), le récit met en scène « deux jeunes gens [qui] tombent amoureux l'un de l'autre. Le père de la jeune fille s'oppose au mariage. De désespoir, elle meurt ; on l'enterre. Un voleur pille sa tombe et viole le cadavre, ce qui la « réveille ». Après deux mois de captivité chez le voleur, elle s'échappe et se rend chez son fiancé. Celui-ci la prend pour un fantôme. Terrifié, il lui jette un seau à la tête, la tuant pour de bon. Elle revient le voir trois fois en rêve. Le violateur de sépulture est retrouvé et puni. » [Robert Ruhlmann, IACCCLV]
  2. « The Oil Seller » [S III 3 – tome 2, pp. 580-586]. De loin le conte le plus connu et le plus traduit du Jingu qiguan 今古奇觀 dont Rainier Lanselle a donné une traduction intégrale intitulée Spectacles curieux d’aujourd’hui et d’autrefois (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, pp. 201-279). Il y apparaît sous le titre : « Le marchand d'huile conquiert seul la Reine des Fleurs ».
  3. « Marriage Destinies Rearranged » [S III 8 – « Le mariage interverti », tome 2, pp. 604-607]. 28ème récit du Jingu qiguan, il a été traduit par Rainier Lanselle sous le titre « Le préfet Qiao remanie à sa façon le registre des canards mandarins » (pp. 172-1225), il conduit un père, Liu Bingyi, à dissimuler « la gravité de la maladie de son fils pour que son mariage ait lieu ; il lui substitue sa fille. Méfiante, la mère de la fiancée envoie à sa place son fils déguisé qui séduit la fille de Liu. Grâce au préfet Qiao, les mariages ont lieu, mais avec des partenaires différents. » [Martine Valette-Hémery, IACCCLV]
  4. « The Rainbow Slippers » [S III 16 – « Les chaussons brodés », tome 2, pp. 644-649]. « Usant d'un subterfuge un garçon boucher s'introduit la nuit chez une jeune fille en se faisant passer pour son galant. Un soir, il tue par erreur les parents de la belle et laisse accuser son rival. La vérité est rétablie après enquête. » [Michel Cartier, IACCCLV]
  5. « Wu Yan » [S III 28 – « Le rendez-vous d'amour en bateau », tome 2, pp. 728-734]. Ici la passion amoureuse trouve son point de départ dans une « rencontre en bateau de deux familles de hauts fonctionnaires, dont les enfants uniques sont aussi beaux que talentueux et de sexe opposé ». [André Lévy, IACCCLV]
  6. « The Reckless Scholar » [D 5 – « L'enlèvement puni », tome 4, pp. 17-19]. Dans ce conte, « un jeune licencié séduit puis enlève la fille d'un mandarin. Trois ans plus tard, reçu au doctorat, il se présente en compagnie de sa « femme » devant son « beau-père » pour lui demander pardon. mais celui-ci refuse. Quelques années plus tard, un mal étrange vient châtier le séducteur pour ses actions passées ». [Wan Chuan-ye, IACCCLV]
  7. « The Lover's Tombs » [D 14 – « Les deux amis », tome 4, pp. 56-59]. Cette histoire d'amour homosexuel a longtemps été censurée en Chine. Ce n'est plus le cas maintenant. Elle ne livre pourtant aucun développement graveleux, mais dresse un tableau touchant de la fidélité amoureuse : « Deux jeunes étudiants tombent amoureux, succombent et se retirent dans la montagne pour couler des jours heureux jusqu'à ce que leurs fiancées viennent les rejoindre : ils meurent, elles se suicident. » [Jacques Dars, IACCCLV]
Les traductions fines et précises que Patrick Hanan donne de ces récits judicieusement sélectionnés sont complétées en appendice par la traduction des sources classiques de deux des sept contes. Il s'agit de « Zhang Jin » 張藎 (source de 4, pp. 249-252) et « The Provincial Graduate » « Mo Juren » 莫舉人 (source de 6, pp. 252-254) qui proviennent d'un recueil d'anecdotes publié par Feng Menglong sous le titre de Qing shi leilüe 情史類略 : saluons cette initiative intéressante pour tout lecteur qui a enfin l'opportunité de sentir la distance qui existe entre la narration en langue classique, plus allusive et courte, de la fiction en langue vulgaire qui sait faire évoluer les motifs narratifs et donne corps à une intrigue souvent ténue.

Patrick Hanan a, me semble-t-il, une nouvelle fois trouvé le bon équilibre entre le travail sinologique de qualité utile pour les spécialistes et la vulgarisation à destination des lecteurs curieux de la Chine et de son abondante littérature. C’est ainsi que ses notes parviennent à satisfaire les premiers qui ne peuvent se plaindre que de l'absence des caractères chinois, sans réduire le plaisir de la découverte des seconds. On n'a donc qu'un seul reproche à formuler à l'encontre de ce livre qui réserve de bons moments, celui d'être ... en anglais. (P.K.)

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