Non !, la série sur les romans chinois anciens à l’index disponibles en traduction française n’a pas rendu l’âme le 31 juillet 2008. En voici, après une trop longue pause, un nouveau volet. Je vous rappelle que son but est de présenter de la manière la plus factuelle possible des traductions récentes, afin de vous laisser le loisir de les découvrir (ou non) et de les évaluer avec un regard averti.
Ce billet - le septième de cette série dont le mot référence [le tag pour parler la bloguolangue ], est « Eros chinois » -, grille au moins une étape, savoir l’évocation de plusieurs traductions signées Huang San & Co aux Editions Philippe Picquier (voir « Enfer chinois (03a) ») --- celle-ci viendra, en son temps, sous le numéro d’ordre « Enfer chinois (03-c) ». Pour l’heure, je vais m'en tenir à une sobre présentation de trois titres que j'ai eu le plaisir de réaliser sous la direction de Jacques Cotin pour la collection d'érotiques qu’il a créée en 1996 chez le même éditeur et qui a pour nom « Le Pavillon des corps curieux » [« PCC »].
Directeur littéraire à la « Bibliothèque de La Pléiade » (Gallimard) de 1987 à 1996 - il y a notamment accueilli Les Spectacles curieux d’aujourd’hui et d’autrefois (Jingu qiguan [今古奇觀]) traduits par Rainier Lanselle en 1996 -, Jacques Cotin a notamment épaulé André Lévy, non seulement pour Fleur en Fiole d’Or (1985) et Pérégrination vers l’Ouest (1991), mais aussi plus récemment pour les Chroniques de l’étrange (Picquier, 2005) de Pu Songling 蒲松齡 (1640-1715). En plus d’être un orfèvre de l’édition, Jacques Cotin est aussi un expert ès curiosa et un fin connaisseur des littératures des marges, maniant fantaisie et rigueur dans une cordialité et une élégance irrésistibles. Son Dictionnaire des postures amoureuses (Arles : Picquier-Poche, « PCC », 2001, 434 p.) relève de ces deux facettes de sa personnalité et permet une approche originale d'un corpus que certains préfèrent éviter ou condamner sans appel.
Mais revenons à son « Pavillon » qui a ouvert ses portes non seulement à l’érotique littéraire chinois, mais également à celui de nos XVIIe et XVIIIe siècles (avec deux excellents ouvrages présentés par Patrick Wald-Lasowski). Plusieurs dépendances de choix ont naturellement été réservées à la littérature du Japon ancien, et une place non négligeable faite à un de ses auteurs majeurs, Ihara Saikaku 井原西鶴 (1642-1693). Notons aussi cette belle anthologie parue en 2002, Manuels de l’oreiller. Erotiques du Japon (809 pages), qui montre l’attention portée par Jacques Cotin aux ouvrages de sa collection et l’exigence, tant scientifique, qu’éditoriale dont il les entoure.
Comme tous les volumes de la collection, celui-ci est illustré avec des gravures d’époque tirées des meilleures éditions anciennes de ces livres que l'on cache d'ordinaire ou, pour reprendre le titre d'un livre qui aborde le versant français de cette production, Ces livres qu’on ne lit que d’une main [N.B. : L'ouvrage de Jean-Marie Goulemot, porte pour sous-titre Lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe siècle (Alinea, 1991 ; Minerve, 1994)].
Mais ces éditions soignées offrent encore plus à l'esprit qu’aux yeux puisque chaque traduction (ou résurrection de texte oublié) est accompagnée d’un riche appareil critique, avec sa préface ou son introduction, ses avertissements, sa ou ses bibliographies, et, ce qui constitue la marque de fabrique de la collection, un répertoire parfois très copieux qui allège les notes de bas de page, qui ne font pourtant pas défaut. Dans l'avant-propos de Manuels de l’oreiller (p. 12), l'architecte en chef, amoureux forcené du bel ouvrage, explique :
« Les œuvres publiées dans ce volume font souvent allusion à des faits de société qui appartiennent en propre à la civilisation du Japon et dont les manières de vivre ont été perdues depuis longtemps. Ces mots ou ces expressions - qui demandent d’être éclairés pour procurer au texte toute son intelligibilité - font l’objet d’une rubrique dans un Répertoire qui figure à la fin du volume. Ils sont signalés par un astérisque. »Mais abrégeons en prodiguant un conseil : quand vous aurez lu ce billet jusqu’au bout, allez vite ausculter le catalogue en ligne de la collection et laissez-vous surprendre [N.B. : il semblerait que, si certains titres ont été réimprimés en version de poche, d’autres ont bel et bien disparu dans les oubliettes de l’éditeur].
Mais venons-en à l’examen sommaire de trois des titres à avoir intégré le « Pavillon des corps curieux » entre 1998 et 2005. Il s’agit de trois romans chinois anciens en langue vulgaire, tout trois totalement inédits en traduction.
Les ayant déjà abondamment évoqués en ligne ainsi que dans une volumineuse encyclopédie spécialement consacrée à ce registre de la littérature mondiale publiée sous le titre d’Enclycopedia of Erotic Literature chez Routledge (New York - London, 2006), je me contenterai de faire des renvois vers les pages internet ad hoc dont certaines fournissent les versions françaises de ces notices, finement mises en anglais par Victor Thibout. L’ensemble des 27 articles consacrés à la littérature chinoise dans ces deux beaux et gros volumes a déjà lui aussi fait l’objet d’une rapide présentation à laquelle je vous renvoie. Je dirai, tout aussi brièvement, ce qui m'a, à l’époque où j’ai réalisé ces traductions, conduit à retenir ces textes parmi tant d'autres. On sait que je n’avais que l’embarras du choix [Voir à ce sujet ma présentation de la collection « Siwuxie huibao » 思無邪匯寶 sur laquelle je me suis naturellement appuyé].
Avant tout, je vous prie de noter (ce qui devrait ravir les amateurs de curiosités éditoriales), l’hésitation de l’éditeur sur la nature de l’ouvrage qu’il proposait alors (en 1998) à ses lecteurs : quand la page de titre indique (selon la volonté du traducteur) « Roman pornographique du début des Qing », la couverture opte pour un plus pudique « Roman érotique traduit du chinois ». Le passage en format de poche en 2002 (« Picquier Poche », n° 173) entérina ce non-choix.
Il n’en reste pas moins que l’intrigue de ce roman ne laisse pas indifférent. J’en veux pour preuve l’échange entre un critique de l’Enclycopedia of Erotic Literature et ses concepteurs dans les colonnes du Times Literary Supplement [TLS] au début de l’année dernière. Voici un rapide rappel des faits : le très respecté et influant Professeur émérite de la SOAS (Londres), M. Robert Graham Irwin (1946-) signe le 6 février 2008, une critique qu'il titre : « Erotic qualifications. An admirably serious but decidedly untrashy encyclopedia of erotic literature makes sex seem less fun than one might suppose » ; 14 jours plus tard, Gaëtan Brulotte (Department of French, University of South Florida) et John Phillips (London Metropolitan University), les éditeurs, lui répondent dans une courte lettre intitulée « Fun out of sex » ( TLS Letters du 20/02/08) :
« We are grateful to Robert Irwin for acknowledging the high quality of the entries, the intelligent choice of thematic subjects and the overall seriousness of the scholarship in The Encyclopedia of Erotic Literature. However, we find some of his other observations at the very least surprising. Mr Irwin contends that we have taken the fun out of sex. Ironic, then, that he should react so earnestly to the little fellow who leaps out of candles for the pleasure of lonely Chinese women (Dengcao Heshang Zhuan’s The Candlewick Monk), and to the many other amusing novelties to be found in this literature. »Il est vrai que l’historien, spécialiste de littérature arabe ancienne, s’était justement laissé aller à confesser son engouement pour l’intrigue ce roman :
« The Chinese Dengcao Heshang Zhuan (“The Candlewick Monk”), a long novel about a little fellow who leaps out of candles and expands to fill the desires of the women he falls on, has one of the strangest plots I have ever come across. »Je n’ose imaginer l’effet qu’aurait produit sur lui la lecture du texte intégral. S’il avait eu connaissance de la version française, il en aurait sans doute apprécié la belle édition conduite par Jacques Cotin qui, aux rares illustrations anciennes, avait préféré un jeu de sceaux érotiques de source non identifiée que je lui avais signalé.
Il est vrai que cette farce érotico-fantastique particulièrement débridée, permettait toutes les audaces, comme de la faire précéder d’une introduction dialoguée entre un Aloïs Tatu imbu de sa science et un naïf futur lecteur bien disposé à supporter son humour potache, facétie diversement appréciée et à laquelle je n’oserais plus me livrer ; enfin, presque plus ...
Sollicité pendant l’été 1996 par Jacques Cotin, j’avais passé en revue l’ensemble des volumes encore inédits de la collection éditée par Chan Hing-ho, et n’avais pas mis longtemps à isoler le Dengcao heshang zhuan. Pas rebuté par son style sans fard, j’avais tout de suite apprécié cette métaphore du godemichet littéraire qu’on peut deviner derrière les aventures de ce coquin de moine à géométrie variable. Le roman est, me semble-t-il encore maintenant, le prototype même du roman érotique chinois ; et puis, il porte, au cinquième chapitre (p. 70), la revendication sans ambages d'un droit au plaisir pour les femmes :
« C’est que, voyez-vous, nous quatre avons bien sûr chacune un mari, mais aucune d'entre nous n'accepte de subir sa domination. Du reste, pour parler franchement, quelle femme de nos jours ne rêve pas de se faire quelques beaux gars ? La seule chose qui les retienne, c'est la crainte d'être aperçues par ceux qui les entourent. Quand celles qui n'ont ni de quoi se vêtir ni de quoi faire ripaille n'ont que leurs yeux pour pleurer, incapables qu'elles sont de concrétiser l'envie qui les attise, les autres, les nanties, n'ont pas d'autre idée en tête : se faire mettre. »Mais au delà de son érotisme humoristique qui peut satisfaire et ravir un lecteur simplement curieux de l’eros chinois, le roman me semble, encore aujourd’hui, mériter toute l’attention du sinologue ; l’urgence de la publication m’avait fait, je m’en suis aperçu depuis, négliger quelques pistes que je me propose d’explorer un de ces jours prochains afin de compléter les éléments déjà signalés dans la notice : on reparlera donc, ici, ou ailleurs de ce très réjouissant Moine Mèche de Lampe. Encore une promesse !
Comparé à ce feu d’artifice à la bonne humeur communicative, Le Pavillon des jades paraîtra beaucoup plus terme -- il ne méritait pourtant pas d’être retiré du catalogue ! Certes moins original - mais peut-on l’être plus que le précédant dans ce registre ? -, il n’en est pas moins attachant dans sa rusticité et dans les rapports qu’il tisse avec d’autres œuvres romanesques dont le Rouputuan 肉蒲團 (Chair, tapis de prière) de Li Yu 李漁 (1611-1680) dont il sera pochainement question.
Pour vous faire regretter sa disparition, je vous propose une version légèrement allongée de la quatrième de couverture (dont je suis le rédacteur : loin de moi l'idée de me comporter comme certains éditeurs indélicats en pillant sans crier gare ---- voir ici et là) :
« Tout à la fois miroir déformant de la réalité, palimpseste à la sensualité torride, comédie faussement naturaliste et féerie érotisante, ce petit roman qui pourrait dater du début des Qing (1644-1911) offre par un jeu de références plus ou moins cachées à parcourir un vaste éventail des contrées familières à l’amateur de roman chinois en langue vulgaire. Son auteur, toujours inconnu, y réussit le tour de force de convoquer toute une palette de situations cocasses et de personnages hauts en couleur. Son rythme soutenu, sa sexualité aussi sportive que dégagée de toute mystique et sa morale libérale nettement favorable aux femmes même volages, aux renardes immortelles et surtout aux marchands, révèlent un aspect original et attachant du roman coquin. Les lettrés qu’on y croise - mais en sont-ils vraiment ? -, instruments efficaces et dociles du plaisir féminin y perdent leur superbe, condamnés autant pour leur incapacité à tenir parole que pour leurs actes pendables dont le viol assassin d’une soubrette, épisode décrit par le menu comme pour mieux appuyer la dénonciation d’une pratique courante dans la Chine confucéenne. Plaisamment dérageant, Le Pavillon des Jades nous fait accepter comme allant de soi ce renversement des valeurs qui à lui seul justifiait qu’il soit rendu à la vie par la première traduction jamais réalisée. »
Pour en savoir plus sur ce roman dont la traduction est toujours attribuée à Aloïs Tatu, tandis que j’assume le reste, je vous propose de lire le brouillon français de la notice pour Routledge et ma très sage introduction, suivie de son avertissement. L’absence d’illustrations anciennes nous avez amené à nous rabattre sur un jeu d’illustrations de Huang Yikai 黃一楷 (1580-1622) pour un Su E pian 素娥篇.
Quoi qu’il en soit, ce choix est de beaucoup plus satisfaisant que celui arrêté pour le livre suivant dont la couverture, elle aussi, ne m'a jamais satisfait. Peu importe, l’ouvrage me manque pas d’intérêt.
En effet, pour ces Galantes chroniques de renardes enjoleuses (Traduction : Aloïs Tatu, présentation et annotation : Pierre Kaser, 2005, 166 p.) au sous-titre programme - Féerie érotique et morale des Qing -, que je comparais dans l’introduction à un gâteau cent fois bon, l’auteur ne lésine sur aucun effet. Jugez en vous-même par le résumé de la première partie :
« Il propulse sans ménagement aucun son héros, Mingmei, un jeune homme faussement naïf et inexpérimenté, dans les pattes lubriques de deux fées renardes qui, de longue date – cinq siècles !-, renforcent leur pouvoir en pompant l’énergie sexuelle de leurs amants. Ayant pris l’apparence de deux irrésistibles beautés, l’une d’elle se livre aux fantaisies badines de Mingmei, pendant que l’autre observe les ébats amoureux de deux jeunes démons-renards ayant des relations sodomites. Plus tard, lorsque les quatre démons se retrouvent autour de Mingmei, celui-ci prend conscience de sa déchéance et assiste incrédule et terrifié à leur procès par la divinité en charge des créatures de l’Au-delà : quand les mâles sont occis sans détour, les femelles sont condamnées à deux siècles d’inactivité. Une fois débarrassé de ces néfastes fréquentations, Mingmei rencontre une nouvelle renarde. Fort heureusement pour lui, celle-ci, plus proche de l’immortalité, ainsi que son mentor, l’Immortel Hu, vont le rendre au monde des humains et se charger de le protéger lui et les siens. C’est que pendant son absence, ..... [lire la suite ici] »
Ce roman manifeste son originalité par l’importance qu’il accorde aux d’esprits renards qu’il présente dans toute leur diversité. Ces figures vulpines renvoient à d’autres lectures qui sont savamment présentées dans une érudite postface intitulée « Les renardes par l’une d’elles » (pp. 121-132) composée par Solange Cruveillé qui, outre qu’elle traduit fort bien Wang Dulu 王度盧 (1909-1977), se consacre, pour une thèse de doctorat, à ces personnages injustement décriés. L’autre curiosité est l’évocation, au premier chapitre, d’un théâtre érotique plus qu’improbable dans le contexte chinois du début de la dynastie mandchoue [voir page 29 ou à la fin de la notice].
Si je regrette, avec le recul, d'avoir presque à chaque fois manqué de temps - plusieurs poèmes de mirliton sont ainsi passés à la trappe -, j’ai déjà eu l’occasion de dire combien la nécessité de travailler dans l'urgence a, me semble-t-il, contribué à donner à ces traductions une tournure, un souffle, qu’elles n’auraient pas eu si je les avais envisagées dans le temps universitaire ; je ne me serais sans doute pas permis certaines audaces, telles que celle (très discutable) de donner aux personnages des noms de mon cru, ou de chercher à m'inspirer de mes lectures du moment. C'est ainsi que Le Moine doit beaucoup à l’Anti-Justine (1798) de Restif de la Bretonnne (1734-1806) et Le Pavillon à Andréa de Nerciat (1739-1800) (Mon noviciat ou les Joies de Lolotte, 1792 et Félicia ou mes fredaines, 1775). Quant aux Galantes chroniques, c’est curieusement le Roman Comique du bon Scarron (1610-1660) qui a soutenu mes efforts pour (j'ose le croire) éviter d'infliger à ces romans, somme toute remarquables, un style ingrat et plat.
Il n’empêche que m’étant naguère poser la question de la réception de ces trois traductions, j’avais été amené à dresser un bilan pour le moins mitigé dans le billet, un peu amer, qui annonçait la disparition d’Aloïs Tatu.
Plus récemment, un son de cloche différent, ô combien plus argumenté et amical, est venu tinter à mes oreilles. Il s'agit d'un billet sur le blog du Visage Vert qu’Anne-Sylvie Homassel a plaisamment intitulé « L’empire, c’est leste » et dont je la remercie à nouveau. Sa lecture m’a fait penser que je n’avais pas complètement fait fausse route et regretter la studieuse spontanéité de feu Aloïs Tatu. Qui sait si, un jour prochain, on ne va retrouver de lui un tapuscript propre à l'édition, un « tatuscrit » en attente de lecteurs ! Qu'en dites-vous ? (P.K.)
1 commentaire:
Nous réclamons à grand cri la résurrection d'Aloïs Tatu ! Aloïs, avec nous !
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