Chose promise (ici), différée (ici), finalement accordée, ici et maintenant, quoique - vous allez le découvrir - de manière partielle. Voici donc enfin le premier volet de cette modeste présentation des ouvrages tirés de l'enfer chinois disponibles en traduction française. Et pour commencer, sans plus tarder, le chef-d'œuvre incontestable du genre, Jin Ping Mei 金瓶梅.
Première des deux illustrations du chapitre VIII :
« Dans l'attente de son amant, Lotus d'Or consulte le sort »
(Fleur en Fiole d'Or, 1985, p. 149)
« Dans l'attente de son amant, Lotus d'Or consulte le sort »
(Fleur en Fiole d'Or, 1985, p. 149)
Dans un essai dont l'attribution à Zhang Zhupo 張竹坡 (1670-1698), auteur d'un fameux commentaire du roman fleuve, a été remise en question, on peut lire : « Le premier des livres extraordinaires n'est pas licencieux » Diyi qishu fei yinshu lun 第一奇書非淫書論. Pourtant, Jin Ping Mei achevé à l'extrême fin du XVIe siècle s'est très rapidement retrouvé à l'index d'où il n'est pas encore réellement sorti.
Nongzhuke 弄珠客, le Joueur-de-Perles, était quant à lui était plus direct quand il annonçait dans sa préface de 1617 : « Le Jin Ping Mei est un livre obscène » 金瓶梅穢書也, mais, ajoutait-il aussitôt, son auteur avait l'intention de « mettre le monde en garde et non de le pousser au mal ». Quand bien même le considère-t-on dans les savantes études qu'on a commencé à lui consacrer en abondance dans les années 80 en RPC comme « une encyclopédie des us et coutumes de la Chine ancienne », « un livre de moral » ou « une atteinte aux bonnes mœurs dénonçant les carences du système impérial », les éditions chinoises modernes courantes restent encore très pudiques et les éditions complètes fort rares. Le lecteur français est donc mieux placé que le chinois puisque, à égalité avec l'allemand, le russe et l'anglais, il peut le lire dans son intégralité et ceci depuis plus de vingt ans, dans la traduction déjà historique qu'André Lévy livra en 1985 à la « Bibliothèque de la Pléiade » sous le titre de Fleur en Fiole d'Or [Paris : Gallimard, 2 tomes : CXLIX + 1272 + LIX + 1483 pages. « Préface », Etiemble (Tome 1, pp. IX-XXXVI) ; « Introduction », A. Lévy (ib., pp. XXXVII-CXLIX)].
Dans son introduction, le traducteur, qui n'en était pas à son coup d'essai, loin de là, écrivait :
« Après tout Fleur en Fiole d'Or n'est pas de ces ouvrages que l'on appelait « érotiques » et que l'on qualifie aujourd'hui, curieusement, de « pornographiques ». La description des activités sexuelles y est espacée, souvent omise et rarement répétitive. Elle n'est presque jamais gratuite, faisant partie intégrante de la caractérisation des personnages. C'est par la description détaillée et non codée du comportement sexuel que le roman diffère de la production courante du genre et parvient à des audaces qui ne sont considérées comme publiables que depuis une ou deux décennies dans les pays du « libéralisme avancé » - dont il faut excepter le Japon où certains passages du Jin Ping Mei sont aujourd'hui encore laissés en chinois et relégués en notes. » (p. LXIII).
Fleur en Fiole d'Or est maintenant accessible en édition de poche dans la collection « Folio » (Gallimard, 2004, 2 vols., 2758 p.). Personne n'a donc plus d'excuse valable pour ne pas lire ce chef-d'œuvre qui, dixit Xinxinzi 欣欣子, le Gai Luron [A. Lévy] ou le Joyeux Drille [J. Dars], porte à la fois une description des mœurs du temps et nous adresse un message. L'œuvre de Xiaoxiaosheng 笑笑生, le Maître de l'Eclat de rire - l'auteur toujours inconnu - est, assure-t-il, le remède idéal contre « le plus extrême des sept affects de l'homme », la mélancolie. Nongzhuke ajoute que c'est aussi un puissant révélateur de l'âme du lecteur car « Qui lit le Jin Ping Mei et sent naître en son cœur pitié et compassion est un bodhisattva ; qui y sent naître peur et crainte est un gentilhomme ; qui y sent naître plaisir et joie n'est qu'un faquin ; et qui enfin y sent naître désir et envie d'imitation n'est qu'une bête brute ! » (J. Dars, trad.) 讀金瓶梅而生憐憫心者。菩薩也。生畏懼心者。君子也。生歡喜心者。小人也。生效法心者。乃禽獸耳。
Il est impossible de résumer en quelques mots cette saga en cent chapitres portée par un style vigoureux « puis[é] chez son devancier [Shuihuzhuan 水滸傳], mais [qui] s'élève dans ce roman noir à la hauteur d'une vertigineuse richesse. Comment une telle œuvre aurait-elle pu être produite, sinon par un écrivain de génie ? » (Lévy, p. XLVIII). Grossièrement énoncé, la trame principale se concentre autour de l'ascension puis la chute de Ximen Qing 西門慶, un « apothicaire amateur de femmes, tyranneau rusé et redouté » (A. Lévy), sur une période d'à peine plus de quatre ans (1114 à 1118) à la fin de la dynastie des Song 宋 du Nord (960-1127). S’étant acheté une charge qu’il peine à remplir, il réunit autour de lui six concubines dont Pan Jinlian 潘金蓮 (Lotus d’Or) laquelle ne le rejoint qu’après avoir dûment empoisonné son mari et Li Ping’er 李瓶兒 (Fiole) qui lui donnera un fils. Grand consommateur d’aphrodisiaques, penchant qui le perdra (chapitre 79), il prend, de force s’il le faut, son plaisir avec plus d’une dizaine d’autres femmes, jeunes et moins jeunes, parmi lesquelles Pang Chunmei 龐春梅 (Fleur-de-Prunier), la très jolie servante de Lotus-d’Or. Mais ceci n’est que la toile de fond sur laquelle se développe une peinture au vitriol de la société d’une époque minée par la corruption du milieu mandarinal et qui fait croiser plus de 250 personnages principaux et secondaires. Une « chronologie succincte » de pas moins de 35 pages (T. 1, pp. CXXI-CXXXIII & T. 2, pp. XXXV-LIX) établie par le traducteur reconstitue tous les fils narratifs qui s'entrecroisent dans cette magistrale composition.
Pour cette traduction qui a définitivement relégué toutes les précédentes tentatives partielles aux oubliettes (Georges Soulié de Morant, Lotus d'Or, 1912 ; Porret d'après Kuhn, 1949-1952 - pour plus de détails voir T. 1, pp. XXXVII-XL), André Lévy avait réalisé un travail philologique de premier plan dont son introduction, pourtant fort riche, ne donnait qu'une petite idée. Cette recherche préliminaire l'avait naturellement conduit à choisir de traduire le Jin Ping Mei cihua 金瓶梅詞話, la version « chantefablée » du roman, considérée comme la plus proche de la version originale qui fait défaut (voir T. 1, p. LXX). Page XL, il explique l'état d'esprit qui fut le sien pendant le long corps à corps avec ce texte, selon lui « le plus « pimenté » que puisse offrir la littérature chinoise » (voir à ce sujet les pages XL-XLII) :
« Entre le Charybde de la lettre qui tue et le Scylla de la transposition qui noie, ne convenait-il pas de donner la priorité au maintien du plaisir de la lecture ? Telles sont les raisons des quelques coupures que nous avons opérées à partir du chapitre XL, de toute façon moins étendues que celle de l'édition révisée du XVIIe siècle, chaque fois précisées en note. Par contre, le cadre conventionnel de la narration orale, ponctuée d'évocations et de commentaires en vers, a été intégralement préservé. La densité du chinois n'autorise généralement pas dans la traduction une fidélité qui respecterait chaque mot du poème originel : nous ne l'avons pas tenté. Il nous a paru plus important de respecter le flot naturel de la narration tout en conservant le caractère original d'une texture romanesque aux contrepoints lyriques jusque-là négligés par la plupart des traducteurs. »
Bref, l'œuvre est livrée dans un français précis et nerveux dans la quasi-totalité de son édition la plus ancienne avec ses préfaces, postface et poèmes liminaires, « sans corriger ici ou là d'apparentes incohérences ou maladresses ».
Deuxième illustration du chapitre VIII :
« Les moines, qui vont brûler la tablette funéraire du mari,
entendent des bruits obscènes » (ib., p. 166)
« Les moines, qui vont brûler la tablette funéraire du mari,
entendent des bruits obscènes » (ib., p. 166)
Que demander de plus, et qu'ajouter sinon que les deux préfaces ont depuis fait l'objet d'une nouvelle traduction. On la doit à Jacques Dars et on la trouve dans l'ouvrage collectif qu'il dirigea avec Chan Hing-ho, Comment lire un roman chinois. Anthologie de préfaces et commentaires aux anciennes œuvres de fiction (Arles, Editions Philippe Picquier, 2001, 218 p.). Cet ouvrage qui doit beaucoup à l'implication des deux signataires et au beau style du premier des deux, était envisagé comme « un précieux complément, adjuvant autant que stimulant, à la lecture des œuvres de la littérature chinoise », et notamment des textes qui avaient bénéficié d'une traduction française au moins partielle. On lira donc avec intérêt les pages 122 à 127 dont j'ai cité des bribes plus haut.
Je reviendrai une autre fois sur l'abondante littérature critique en langue anglaise sur ce fabuleux roman et la nouvelle traduction de David Roy (The Plum in the Golden Vase, Princeton University Press, 5 vols., 1993-). Mais il va de soi que le lecteur de Fleur en fiole d'Or ne pourra en rester là et voudra continuer sa découverte du roman chinois ancien. Il pourrait être tenté d'en savoir plus sur les sources de ce fabuleux roman-fleuve. Certes, il se plongera avec délices dans la traduction de Jacques Dars du Shuihuzhuan (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978) dont les chapitres 23 à 27 fournissent les personnages principaux et le cadre historique ; il ne peut négliger non plus les contes qu'André Lévy avait révélés dans les années soixante-dix avec, entre autres, le recueil L'Antre aux fantômes des collines de l'Ouest. Sept contes chinois anciens (XIIe-XIVe siècle) (Paris : Gallimard, « Connaissance de l'Orient », (1972) 1987) ; mais il risque d'être - qui l'en blâmerait ? - tenté de découvrir le roman dont il est question page LXIII de l'introduction de Fleur en Fiole d'Or :
Je reviendrai une autre fois sur l'abondante littérature critique en langue anglaise sur ce fabuleux roman et la nouvelle traduction de David Roy (The Plum in the Golden Vase, Princeton University Press, 5 vols., 1993-). Mais il va de soi que le lecteur de Fleur en fiole d'Or ne pourra en rester là et voudra continuer sa découverte du roman chinois ancien. Il pourrait être tenté d'en savoir plus sur les sources de ce fabuleux roman-fleuve. Certes, il se plongera avec délices dans la traduction de Jacques Dars du Shuihuzhuan (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978) dont les chapitres 23 à 27 fournissent les personnages principaux et le cadre historique ; il ne peut négliger non plus les contes qu'André Lévy avait révélés dans les années soixante-dix avec, entre autres, le recueil L'Antre aux fantômes des collines de l'Ouest. Sept contes chinois anciens (XIIe-XIVe siècle) (Paris : Gallimard, « Connaissance de l'Orient », (1972) 1987) ; mais il risque d'être - qui l'en blâmerait ? - tenté de découvrir le roman dont il est question page LXIII de l'introduction de Fleur en Fiole d'Or :
« Les passages érotiques répondent à deux registres de langage ; l'un, en chinois classique, n'est le plus souvent que démarquage d'un ouvrage plus ancien, dûment signalé dans la préface, le Ruyi jun zhuan [如意君傳] (Histoire du seigneur Selon-Mon-Désir), celle du favori qui assouvit les besoins sexuels de la vieille impératrice Wu Zetian [武則天] qui régna de 684 à 705, une apologie des satisfactions sexuelles dont on peut faire remonter la tradition à la littérature aristocratique des Tang [唐] (618-907). »
Mais avant de nous pencher sur cet ouvrage dont la première traduction française vit le jour en 1991 aux Editions Philippe Picquier en deuxième partie d'un livre diffusé sous le titre d'un autre roman érotique traduit pour la première fois, Vie d'une amoureuse (Paris, pp. 85-153, réédité en « Picquier Poche », n° 6, 1994), il me semble indispensable de faire une petite pause. Elle nous permettra de reprendre dans un prochain billet notre examen en présentant une collection dont la publication aura permis aux traducteurs attentifs de pouvoir s'appuyer sur des versions chinoises sérieusement établies. Le choix de l’édition, n’est-il pas, l’indispensable préliminaire à toute approche valable ? Ce qui vaut pour l’étude vaut aussi pour la traduction. Fleur en Fiole d’Or en a brillamment administré la preuve. (P.K)
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