jeudi 12 février 2009

Des chameaux et des idées reçues

« Une des plus belles choses, c’est le chameau.
Je ne me lasse pas de voir passer cet étrange animal
qui sautille comme un dindon et balance son col comme un cygne.
»
Flaubert, Lettre à Louis Bouilhet (Le Caire, 1er décembre 1849)

Un des rares clichés du chameau rieur de Tartarie emprunté au très surprenant
site des Incroyables aventures du comte Van der Bilout.

Vous connaissez tous le Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert (1821-1880) et avez sans doute en tête quelques unes de ses entrées, telles que :
  • LITTÉRATURE : Occupation des oisifs.
  • LIVRE : Quel qu'il soit, toujours trop long.
  • POÉSIE (la) : Est tout à fait inutile : passée de mode.
  • POÈTE : Synonyme noble de nigaud ; rêveur
  • ROMANS : Pervertissent les masses. Sont moins immoraux en feuilletons qu'en volumes. Seuls les romans historiques peuvent être tolérés parce qu'ils enseignent l'histoire. Il y a des romans écrits avec la pointe d'un scalpel, d'autres qui reposent sur la pointe d'une aiguille.
  • PROFESSEUR : Toujours savant.
  • SAVANTS : Les blaguer. Pour être savant, il ne faut que de la mémoire et du travail.
  • MÉMOIRE : Se plaindre de la sienne, et même se vanter de n'en pas avoir. Mais rugir si on vous dit que vous n'avez pas de jugement.
  • PYRAMIDE : Ouvrage inutile.
  • PHÉNIX : Beau nom pour une compagnie d'assurances contre l'incendie.
  • CHAMEAU : A deux bosses et le dromadaire une seule. Ou bien le chameau a une bosse et le dromadaire deux (on s’y embrouille).
Si vous voulez relire ce revigorant ouvrage en ligne, rien de plus facile grâce à ce site personnel (choisi parmi d'autres) lequel vous propose « Un petit voyage dans une "encyclopédie de la bêtise humaine" ? » ou sur Wikisource, ou encore, comme ici, sous la forme d'un livre pdf ; vous pouvez également opter pour une bonne vieille édition papier -- il y a en a pour toutes les bourses.

在想些甚麼

Mais, ne vous laissez pas abuser, car celui qui illustra si brillamment la formule de Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort (1740-1794) : « Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçues, est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre » (Maximes), a suscité depuis 1913 bien des vocations et des imitations de valeur inégale, tels (pour m'en tenir aux plus récentes) le Dictionnaire politique des idées reçues de Gustave Fôblert [alias Pierre Belfond](Editions Gutenberg, 2008), le Dictionnaire des idées reçues en matière économique (Presses universitaires de Lyon, 1979) dans lequel Daniel Chabanol, son auteur, livre une de ces idées reçues qui a la peau dure encore trente après sa formulation : « Les Universités doivent s'adapter aux besoins de l'économie ». On pourra aussi faire un détour par Alain Schifres et son Nouveau dictionnaire des idées reçues, des propos convenus et des tics de langage (1999) dont le résumé fourni par son éditeur (Lattès) offre matière à réflexion : « La bêtise est une énergie renouvelable et, un plaisir sans fin, la paresse du langage, le confort du poncif, le moelleux du convenu. » Tout récemment,Marie-Laurence Dubray a édité un Grand livre des idées reçues - Pour démêler le vrai du faux de quelque 950 pages (Le cavalier bleu, 2008) ; plus léger est le Petit dictionnaire des idées mal reçues de Ghislain de Diesbach (Via Romana, 2007) dont la présentation claironne qu'il « ravive la flamme de l'esprit critique et du bon goût, celui de l'esprit français » ! sans avoir peur d'user pour l'occasion d'un poncif qui semble de plus en plus creux. Toujours en ligne, et, semble-t-il récemment réactualisé, le Petit dictionnaire des idées reçues dans l'ESR, sur le site du Collectif Papera (Collectif pour l'abolition de la précarité dans l'enseignement supérieur, la recherche et ailleurs) fournira à ceux qui en manqueraient de belles formules propres à stimuler des réactions. Voici deux de ses nombreuses entrées, dont une en hommage au Maître ès idées reçues :
  • ENSEIGNANT-CHERCHEUR : fusionner avec. Avantages : ne sont pas évalués et resteront fonctionnaires quel que soit le système mis en place. Désavantages : nécessité de faire deux métiers à plein temps, sans qu’aucun d’eux ne soit reconnu.
  • FLAUBERT (Gustave) : plagiaire. Surtout ne pas relire Bouvard et Pécuchet en ce moment.
Mais laissons de côté ces dérivatifs dont l'effet le plus déplorable est sans aucun doute de nous détourner de l'Asie lointaine qui nous ravit tant par l'étendue de ses richesses, à laquelle nous avons tous dédié, amoureux que nous sommes de l'immensité et de l'épaisseur de ses cultures, notre vie ; l'Asie mystérieuse et sensuelle à laquelle nous consacrons chaque moment que nous laisse l'écrasante mission de la formation morale et intellectuelle des malheureux qui ont eu l'imprudence de s'égarer à l'université.


Laissons les donc pour découvrir une aimable initiative conduite par Régis Poulet qui signe un Dictionnaire des idées reçues sur l’Asie et l’Orient :
« Il ne se passe pas une semaine, dans les médias ou dans la culture, sans qu’il ne soit question de l’Orient ou de l’Asie. La politique, les arts, la littérature y trouvent un combustible éprouvé, et les conversations s’emparent de façon plus ou moins désinvolte de sujets très délicats. Cela n’empêche pourtant pas de nombreuses personnes, souvent parmi les moins informées, de donner doctement leur avis voire de pérorer comme des cuistres. Et chacun de transmettre avec plus ou moins de bon sens ces idées reçues ou préconçues qui ont souvent un rapport partiel avec la vérité — ce qui rend leur élimination plus délicate encore. »
L'ouvrage, nous explique encore l'auteur, « n’est pas destiné au spécialiste, encore qu’il puisse à notre avis s’y divertir, mais à quiconque est intéressé par le sujet et souhaite vérifier s’il est à son insu la proie de préjugés. Avec cet « honnête lecteur » nous voulons, de plaisante façon espérons-nous, mettre en évidence les clichés colportés sur l’Orient, l’Oriental(e), l’Asie, l’Asiatique, clichés qui nuisent autant à une claire compréhension des enjeux relatifs aux rapports de l’Europe et de l’Asie qu’ils nuisent à la réputation de ses peuples et de ses cultures. Ainsi, sans envisager une chasse à la bêtise souhaitons-nous néanmoins dénoncer des caricatures plus ou moins mal intentionnées à l’égard de peuples et de cultures que, pour notre part, nous apprécions beaucoup et aimerions dégager de cette gangue d’incompréhension. »

L'Asie, conclut-il, « n’est souvent qu’un prétexte pour l’Occident à parler de lui-même en dressant devant lui un adversaire (l’Orient) contre lequel s’appuyer au bord du vide qu’il ressent. Presque toute nouvelle perception de l’Asie en vint assez vite à se conformer au schéma binaire d’attraction et de répulsion. Ainsi l’Orient est-il une projection imaginaire dont l’Occident s’est servi au cours de l’Histoire pour donner le change à ses angoisses ou pour entretenir un espoir idéalisé, celui d’une identité réelle : la sienne. »

On ne pouvait mieux dire, car, en effet, ce relevé qui pourrait être complété – il le sera sûrement – est fort « plaisant ». Vous pouvez le vérifier sans tarder en vous rendant sur Lulu.com qui le propose en téléchargement gratuit et chez qui vous pouvez également en commander une édition papier. L'éditeur – Les Editions du Zaporogue, dirigées par Sébastien Doubinsky et dont le catalogue mérite d'être convenablement exploré -, a choisi ce biais pour défendre des auteurs « qui ne trouvent pas leur place chez les éditeurs commerciaux ». Il n'y a pas à hésiter une seconde.

比真的更好啊。

Voici, en guise de mise en bouche, un choix très personnel fait dans la liste des 289 (?) termes, notions et sujets qui occupent les pages 11 à 71 du dictionnaire entre « Aïkido [ça commence mal, on a déjà mal avant d’avoir rien fait. Plein le dos des Japonais !] » et « Zouave [fantassin en chéchia et culotte devenu masseur au pont de l’Alma] » :
  • Baguettes (pour manger) : vanter la supériorité de la fourchette. — Bien s’entraîner avant d’aller au restaurant pour épater les convives.
  • Bonsaï : arbre en pot qui a été torturé. Si ce n’était pas japonais on jurerait que c’est chinois…
  • Calligraphie : perte de temps à l’heure de l’imprimante (voir Encre).
  • Chine : attention, elle s’est éveillée ! — Le Grand Méchant Lu, c’est fini : place à la Poule aux œufs d’or.
  • Cité interdite : zone à laquelle les pompiers, la police ou le moindre pékin n’ont pas accès. — Où est le mystère si l’on peut y pénétrer ?
  • Concubine : vilain mot pour un beau rêve.
  • Démocratie : concept occidental qui ne s’acclimate pas en Asie ni en Orient.
  • Empereur (de Chine) : centre du monde. Le dernier empereur avait un nom de vin : Pouilly ; facile de s’en souvenir ! (du Japon) : habillé à l’européenne — Il est de bon ton d’émettre des doutes concernant son attitude pendant la Seconde guerre mondiale.
  • Épouse : au Japon, toujours soumise ; en Chine, a les pieds bandés ; en Inde, les veuves se font des cendres ; en pays musulman, est bâchée.
  • Hong Kong : écharde post-moderne enfoncée dans la Chine post-féodale. — Une des rares occasions d’utiliser le mot « rétrocession ».
  • Lao-tseu : avec Bouddha et Confucius, c’est un des trois rois mages de l’Asie. — Sa sagesse est insondable.
  • Mandarins : loyaux et consciencieux. — Fonctionnaires, pourtant !
  • Ping pong : seul domaine où les Chinois répondent du tac au tac.
  • Sage : est chinois alors que le saint est indien. — Possède une longue barbe clairsemée et s’exprime par énigmes (lorsqu’il est aveugle, cela ajoute bien sûr à la clarté de ses pensées).
  • Tai-chi-chuan : c’est du yoga chinois ? Du kung-fu mou ?
  • Tao : signifie « la voie » ; a été enseigné par « le vieux » ; n’est pas « Dieu ». — Ces trois lettres font leur effet si l’on a de l’aplomb.
  • Tiananmen (place) : circulation difficile pour les chars d’assaut les jours de manifestation. — Tache aveugle des gouvernements d’Occident.
  • Yin-et-yang : les Laurel et Hardy de la philosophie chinoise : inséparables, sans qu’on sache qui est qui. — Forment un joli logo sur divers objets à la mode.
  • Péril jaune : hordes de barbares aux yeux bridés prêtes à déferler sur le monde civilisé pour piller, violer, brûler. — Cargaisons de produits « made in Asia » prêtes à envahir le marché occidental pour dévorer (les parts de marché), humilier (l’orgueil national) et anéantir (toute concurrence).
  • Supplices : toujours chinois. Ils y sont d’un raffinement inégalable. (voir Casse-tête) [Casse-tête chinois : pléonasme — Ils n’ont pas la même logique que nous.]
J'ai gardé « Péril jaune » et « Supplices » pour la fin, car quand il n'établit pas la liste des idées reçues sur l'Asie, Régis Poulet est un enseignant-chercheur particulièrement actif qu'on peut, et ceci depuis depuis 2003, lire dans La Revue des ressources pour laquelle il dirige les rubriques « Asiatiques » et « Idées ». Il est également l'auteur de L’Orient : généalogie d’une illusion (Presses Universitaires du Septentrion, 2002).

法國是一個比較浪漫的國家。

Mais ne refermez pas son Dictionnaire des idées reçues sur l’Asie et l’Orient avant d'avoir lu les pages 73 à 86 qui proposent, avec « Un peu de sérieux », un décodage savant indispensable à une saine approche du sujet ; ces commentaires salutaires sont suivis d'une « Orientation bibliographique » (pp. 87-90) dont la seule faute de goût me semble être de renvoyer ceux qui voudraient lire Le Mystérieux docteur Fu Manchu aux éditions Hachette alors que les Editions Zulma ont déjà publié deux volumes de la saga de Sax Rohmer dans la délectable traduction d'Anne-Sylvie Homassel. (P.K.)

mercredi 11 février 2009

Les habits neufs de LEO2T

Vous le savez déjà (voir notre billet du 4 octobre 2008),
la Jeune Equipe « Littérature chinoise et traduction »
créée en 2004, s’est ouverte, depuis septembre 2008,
aux autres littératures d’Asie et a pris à ce moment-là un nouveau nom
« Littératures d’Extrême-Orient, textes et traduction ».
Ce blog l’indiquait déjà fièrement, et il ne restait plus que notre site
qui n'avait pas pris en compte cette modulation patronymique.

C'est maintenant chose faite. Le nouveau bandeau est dorénavant en place. Construit à partir d'une peinture de Xu Wei 徐渭 (1521-1593), il est le fruit d'une collaboration des membres de l'équipe qui ont trouvé en Vincent Dutrait, artiste graphique délicat et talentueux, une assistance technique aussi diligente qu'efficace, ce dont nous le remercions bien chaleureusement.

Le site devrait continuer à évoluer indépendamment du blog : outre la barre de gauche où s'inscrivent les actualités de l'équipe et les titres des cinq derniers billets du blog, vous pouvez faire connaissance avec la quasi totalité des membres de LEO2T.


jeudi 29 janvier 2009

Le retour de Shen Fu

Après Les Lettres familiales de Zheng Banqiao, j’avais en tête de rédiger un nouveau billet de ma nouvelle série « Indisponible » et de me plaindre de la disparition des rayonnages des librairies d'un autre de ces témoignages de la délicatesse des lettrés chinois de la dynastie Qing (1644-1911), savoir la traduction historique du Fusheng liuji 浮生六記 de Shen Fu 沈復 (1763-1825 ?) par Pierre Ryckmans. Or l’ouvrage, Six récits au fil inconstant des jours, dont l’absence se faisait cruellement sentir vient justement d’être réédité, et je suis donc heureux de vous annoncer le retour de Shen Fu.

Ce retour est assuré par les éditions Jean-Claude Lattès. Il apporte quelques modifications notables par rapport aux tirages anciens. Outre un nouveau format qui le situe dans une communauté esthétique avec le précédent ouvrage de Simon Leys paru chez cet éditeur - Le bonheur des petits poissons dont j'avais parlé - , c'est le nom de Pierre Ryckmans qui a été effacé au profit de son célèbre pseudonyme. On a, de plus, droit à une posface inédite rédigée à Canberra en septembre 2008. En voici un rapide résumé qui intègre les détails que son auteur n'a pas pris pas la peine de rappeler, préférant s'en tenir à l'évocation, quelque quarante ans après sa première publication, des raisons de son attachement pour cet ouvrage.


Après un rapide renvoi à un essai [« L'expérience de la traduction littéraire », L’Ange et le cachalot. Seuil, 1998, repris dans la collection « Points-essais », 2002, pp. 137-158] dans lequel il écrivait que « l’idéal du traducteur est de se transformer en l’Homme Invisible », il revient sur
  1. les circonstances dans lesquelles a vu le jour cette traduction, savoir un voyage en bateau entre Hong-Kong et Anvers avec son épouse à qui il doit d'avoir découvert cette œuvre,
  2. les déboires qu’a connu sa publication une fois le travail accompli : elle fut d’abord acceptée par Etiemble (1909-2002) pour figurer dans sa collection « Connaissance de l’Orient », mais comme la maison d'édition Gallimard avait déjà signé un contrat pour le même texte, la traduction fut finalement éditée à Bruxelles par les Editions F. Larcier en 1966. Elle portait une préface d’Yves Hervouet (1921-1999) qu’on ne retrouve déjà plus dans la réédition chez Christian Bourgois, collection « 10/18 » (n° 2715) en 1982, nouveau tirage qui fut bien accueilli par la presse mais dont le stock disparu « dans l’incendie d’un entrepôt ».

Quand la traduction de Jacques Reclus, qui vit le jour en 1967 sous le double titre de Récits d’une vie fugitive. Mémoires d’un lettré pauvre (Gallimard, « Connaissance de l’Orient ») avec une préface de Paul Demiéville (1894-1979), n’a jamais vraiment quitté les rayons des libraires, avec même un passage en « Folio » en 1977 (n° 968) et une réédition dans la collection petit format de « Connaissance de l’Orient » en 1986 (repris en 1990, 2001 et 2005), celle de Pierre Ryckmans, parue presque deux ans plus tôt, n’était plus accessible que chez les meilleurs bouquinistes et dans les bibliothèques.

Si vous disposez de pas moins de 18 €, vous pouvez donc acquérir ce bel ensemble de 265 pages qui reprend l’exergue empruntée aux conversations de Gœthe avec Eckerman (31 janvier 1827), l’avant-propos du traducteur, cette fois signé Simon Leys, ainsi que l’avertissement qui signale notamment que le titre emprunte à un texte de Li Bai 李白 (701-762) [Chun ye yan Tiaoliyuan xu《春夜宴桃李園序》: « L'univers n'est que l'auberge des créatures, et le temps, l'hôte provisoire de l'éternité : au fil inconstant des jours, notre vie n'est qu'un songe, et nos joies sont fugaces … » 夫天地者。萬物之逆旅也。光陰者。百代之過客也。而浮生若夢。為歡幾何。], la traduction, bien entendu [pp. 17-235], les 67 notes d’origine, plus la postface résumée plus haut, seule réelle nouveauté de cette édition qui permettra de faire connaître les quatre des six récits subsistants de ce remarquable témoignage de la destinée d’un Chinois du XVIIIe s. Le livre y gagne également une quatrième de couverture :
Shen Fu (1763-?) était un lettré obscur qui dut faire figure de raté aux yeux de ses contemporains. Mais ses Six Récits, dès leur publication posthume, connurent un succès extraordianire, en Chine tout d'abord, puis à l'étranger (où il fut traduit en plusieurs langues). Le propos apparemment modeste de Shen Fu – simplement raconter quelques expériences d'une vie sans grande histoire – a produit une œuvre d'une exceptionnelle originalité. Traditionnellement, l'autobiographie est un genre que la littérature chinoise n'a guère cultivé ; or celle-ci est non seulement vivante et candide, mais surtout elle s'attache à décrire un sujet que, tout récemment encore, la langue chinoise n'avait même pas de mot pour désigner : la vie privée – en l'occurrence, celle d'un couple amoureux (car les Six Récits sont tout éclairés par la lumineuse présence de Yun, la femme du narrateur) qui cherchait désespérément à construire et protéger son intimité à l'encontre des implacables conventions du monde. Pour Simon Leys, son traducteur, Shen Fu « déteint un secret dont nous avons besoin aujourd'hui comme jamais – le don de poésie, lequel n'est pas le privilège de quelques prophètes élus, mais l'humble apanage de tous ceux qui savent découvrir, au fil inconstant des jours, le long courage de vivre, et la saveur de l'instant.»
Or donc, pour résumer, nous disposons, à nouveau, de deux versions pour le même texte. Les plus exigeants pourront dès lors se livrer en toute quiétude au jeu des comparaisons entre les traductions. Une partie des commentaires attachés à un billet de Pierre Assouline sur son blog La République des livres porte encore mention d'une comparaison de ce type concernant le passage suivant :
« Un jour d’automne que nous festoyons au Pavillon de l’Osmanthe, le goût des aliments était complètement effacé par le parfum de cette fleur. Seul le gingembre mariné conservait l’acuité de sa saveur. « Le gingembre et la cannelle gagnent en force avec l’âge », et il n’est pas exagéré de comparer ces épices à de vieux ministres d’Etat endurcis sous le harnais. » [Jacques Reclus, trad., Gallimard, « Connaissance de l’Orient », p. 125]
« J’assistai un jour à un banquet donné dans la Tour des Lauriers en Fleurs ; le fumet des plats y était complètement oblitéré par le parfum des fleurs, seule la saveur du gingembre mariné ne s’en trouvait pas altérée. On pourrait d’ailleurs comparer cette propriété du gingembre et du genévrier à renforcer leur goût en vieillissant, à la vertu de certains ministres, dont la fidélité augmente encore avec l’âge. »[Simon Leys, trad., J.-C. Lattès, p. 172]
Détail d'une peinture de Chen Hongshou 陳洪綬 (1598-1652)

L'avis émis par Paul Demiéville en date du 8 juillet 1967 ne manque pas d'intérêt :
En français, nous sommes servis à souhait. Deux sinologues également compétents travaillaient depuis plusieurs années, l'un en Extrême-Orient, l'autre en Europe, à établi des traductions aussi soignées que possible, sans se connaître ni savoir qu''ils poursuivaient la même taâche. Ils ont abouti presque en même temps. L'excellente version de Pierre Ryckmans vient de paraître en Belgique (… novembre 1966). Celle que j'ai le plaisir de présenter ici est due à Jacques reclus, un descendant des grands frères Reclus qui se sont illustrés au début de ce siècle par tant de travaux divers (le géographe, Elisée, a publié avec son frère Onésime, en 1902, un gros volume sur L'Empire du Milieu). M. Reclus a passé la plus grande partie de sa vie en Chine ; il y a épousé une lettrée distinguée qui enseigne aujourd'hui le chinois à notre Ecole des langues orientales. Sa traduction est d'une fidélité scrupuleuse ; j'ai pu m'en assurer en la comparant de près avec le texte chinois, que j'ai trouvé j'ai trouvé ainsi une heureuse occasion de relire. Aucune difficulté n'est esquivée, et il n'en manque pas ; la recherche a été poussée à fond lorsqu'il fallait. De plus, le style reproduit avec un rare bonheur celui de l'original, qui est délicieux. Pour un ouvrage dont les charmes discrets ne se révèlent pas tous à première lecture, ce n'est pas trop que deux interprétations, naturellement un peu différentes. Le lecteur attentif trouvera profit à les lire l'une après l'autre, comme deux variations sur un thème riche en harmoniques. [« Préface », Gallimard, p. 19]
Les sinisants n'auront, quant à eux, aucune difficulté à se procurer une édition plus ou moins commentée, voire traduite en chinois moderne, proposant le texte seul ou avec d'autres textes appartenant au même sous-genre du xiaopin wen 小品文 dont le Fusheng liuji de Shen Fu serait le chef-d'œuvre. C'est ainsi qu'y faisait référence André Lévy dans son compte-rendu de la traduction du Yingmei’an yiyu 影梅庵憶語 de Mao Xiang 冒襄 (1611-1693) par Martine Valette-Hémery [Etudes Chinoises, vol. XI, n° 1 (Printemps 1992), p. 183-89] ; ces Souvenirs de l’ermitage des pruniers-ombreux (Picquier, (1992) 1997) étant vus comme « l’œuvre fondatrice d’un genre nouveau » de cette catégorie d'essai futile. Et s'il ne parvient pas à dénicher une édition de référence, il peut toujours se rabattre sur une édition en ligne comme celle, très correcte, fournie par le site Open Literature 開放文學.

Dès lors, quiconque pourra se livrer comme le fit à l'époque Werner Banck pour Oriens [Vol. 23 (1974), pp. 628-629] au jeu quelque peu stérile de la recherche des « possibles erreurs ». On pourra aussi préférer s'abandonner à une plongée sans réserve dans un univers accueillant et surprenant ou encore s'attacher comme Flora Blanchon le fit lors d'une conférence [« Shen Fu, un lettré bohème de la fin du 18e siècle »] reproduite en ligne sur le site du CRLV (Centre de recherche sur la littérature de voyage) à un des nombreux aspects de ce texte qui ne laissera personne indifférent.

Dans sa notice sur Shen Fu pour le Dictionnaire de littérature chinoise [André Lévy (ed.), PUF, « Quadrige », (1994) 2000, p. 266] dans laquelle il traduit le titre par Six Récits d'une vie éphémère, Jacques Dars a su trouver les mots pour résumer l'effet que l'on peut attendre de la lecture de cette œuvre :
« C'est, bien sûr, le portrait, extrêmement fouillé, du narrateur et de sa chère épouse qui nous fascinent, et nous en retenons d'emblée l'exquis art de vivre et de goûter ce « temps, hôte provisoire de l'éternité ». Cette qualité d'humanité donne au livre une résonance universelle ; l'émerveillement de Shen Fu nous émerveille, et par dessus les siècles, sa voix admirablement posée, et qui comme nulle autre nous émeut de ses confidences, restent aussi proche et fraternelle. »
Vous avez compris que si Six récits au fil inconstant des jours de Shen Fu n'est plus indisponible, il est indispensable. On pourrait du reste entendre bientôt parler à nouveau de Shen Fu et de ses écrits, car le cinquième des Six Récits aurait été retrouvé ! (P.K.)

mercredi 28 janvier 2009

La disparition d'un géant

Les amateurs de « romans d'arts martiaux », wuxia xiaoshuo 武俠小說, seront tous très tristes d'apprendre la disparition d'un de ceux qui ont le mieux défendu et illustré ce genre littéraire au succès planétaire : Liang Yusheng 梁羽生.

Il y a peu Solange Cruveillé qui a traduit Wang Dulu 王度盧 (1909-1977) nous parlait de Jin Yong 金庸 (1924-). A ces deux auteurs majeurs, on prendra la peine d'ajouter Gu Long 古龍 (Xiong Yaohua 熊耀華, 1937-1985), dont on peut, comme les deux précédents, lire des bribes en français. A ces trois géants qui n'ont pas tous été servis avec le même bonheur, il convient d'ajouter Liang Yusheng 梁羽生. Mais force est de constater qu'aucune œuvre de lui n'est encore disponible dans notre langue. C'est pourtant un auteur qui a compté dans l'évolution du roman de cape et d'épée chinois et qui, disent certains, aurait même influencé Jin Yong.

Chen Wentong 陳文統 de son vrai nom, Liang Yusheng s'est éteint, à Sydney, le 22 janvier à l'âge de 85 ans. Né au Guangxi, le 22 mars 1924, Liang Yusheng avait, aiment à souligner les nombreuses évocations de sa vie qui ont fleuri sur le net chinois, reçu dans son enfance une excellente formation classique dont il tira profit dans sa création romanesque. Celle-ci prit son envol au milieu des années cinquante. Installé à Hong-Kong en 1949, Liang alimenta pendant trente ans la presse de ses fresques raffinées et palpitantes. Au terme d'une carrière à laquelle il mit un terme en 1984 quand il partit s'installer en Australie, il avait composé pas moins de 35 cycles narratifs édités en plus de cent cinquante volumes.

L'un d'entre eux - Qi jian xia tian shan 七劍下天山 - (après bien d'autres) a servi de source au réalisateur Tsui Hark 徐克, pour son Seven Swords (Chat gim, 2005).

Souhaitons qu'un jour prochain un éditeur français offre à cet immense écrivain un accueil à la hauteur de son talent. (P.K.)

mardi 27 janvier 2009

Place au Buffle !

Native du Rat, la préparation de la cérémonie de passation de pouvoir, ce dimanche 25 janvier à 18h heure locale, m'a pris beaucoup de temps, aussi suis-je en retard pour accueillir dignement son successeur sur ce blog. Place donc au Buffle, lequel aura tant à faire pendant son règne !

En vietnamien, cette année est celle de Kỷ Sửu. Sửu veut dire « Buffle », selon une tradition bien ancienne venant du Nord, alors que le terme vietnamien est trâu : pour indiquer simplement « Je suis du signe du Buffle » dans une conversation courante, on dit « Tôi tuổi trâu » (littéralement : je – âge – buffle). Pour se souhaiter la bonne année, on dit :

Chúc Mừng Năm Mới !
(souhaiter – se réjouir, féliciter – année – nouveau)

Le Buffle est réputé être un ami loyal et dévoué de l'homme, travailleur et patient. Il est indispensable aux travaux dans les rizières inondées. Les enfants, même citadins, apprennent à l'apprivoiser dans les chansons telle que Trâu ơi ta bảo trâu này (Buffle, écoute-moi). L'imagerie populaire y fait souvent référence comme dans l'illustration ci-dessus. Des peintres comme Nguyễn Tùng Ngọc puisent leur inspiration du paysage serein de la campagne où l'on voit très souvent un buffle avec un regard gentil et intelligent :

Le Buffle est très présent dans la littérature populaire, en particulier dans les ca dao, poèmes populaires sous forme des vers de six pieds et de huit pieds qu'on fredonne. Par exemple :
Trâu ơi ta bảo trâu này Trâu ra ngoài ruộng trâu cày với ta Cấy cày vốn nghiệp nông gia Ta đây trâu đấy ai mà quản công Bao giờ ngọn lúa còn bông Thì còn ngọn cỏ ngoài đồng trâu ăn

Buffle, écoute-moi
Viens labourer le champ avec moi
Labourer et repiquer le riz, c'est notre métier
Je suis ici, tu es là, nous ne ménageons pas notre peine
Tant que le riz pousse
Il y a toujours de l'herbe pour toi.

Rủ nhau đi cấy đi cày Bây giờ khó nhọc có ngày phong lưu Trên đồng cạn dưới đồng sâu Chồng cày vợ cấy con trâu đi bừa

Allons repiquer, allons labourer
Le travail est dur aujourd'hui, mais viendra le jour de la prospérité
Dans le champ sec, dans la rizière profonde
Le mari laboure, la femme repique, le buffle herse
De nombreux proverbes associent cet animal aux situations diverses de la vie humaine ou aux comportements humains, comme aux relations sociales. En voici quelques-uns :
Lấy vợ, làm nhà, tậu trâu
[Les étapes importantes de la vie]
Prendre une épouse, construire sa maison, acheter son buffle.

Con trâu là đầu cơ nghiệp
Le buffle est l'essentiel de la fortune

Ruộng sâu, trâu nái, không bằng con gái đầu lòng
Une rizière profonde, une bufflesse, tout cela ne vaut pas une fille aînée.

Trâu buộc ghét trâu ăn
Le buffle attaché déteste celui qui peut aller manger.

Mua trâu xem vó, lấy vợ xem nòi
Quand on achète un buffle, on regarde ses pieds, quand on prend une femme, on vérifie sa lignée.

Trâu chậm uống nước dơ, Trâu ngơ ăn cỏ héo
Le buffle retardataire boit de l'eau trouble, le buffle niais mange de l'herbe flétrie.

Trâu bò húc nhau, ruồi muỗi chết
Quand les buffles et les bœufs se battent, les mouches et les moustiques trépassent.
L'écrivain Sơn Nam a écrit une nouvelle sur les buffles chez les paysans du Sud Vietnam, Mùa len trâu (La saison de la transhumance), nouvelle qui a été adaptée à l'écran en 2004 par le réalisateur Nguyễn Võ Nghiêm Minh. La version française a été diffusée sous le titre Le gardien des buffles :
A la saison des pluies, la transhumance permet aux buffles de survivre dans les terres plus hautes, alors que dans la plaine l'eau « pourrit tout ». Dans les années 1940, Kim, un jeune garçon de quinze ans, amène les deux buffles, le seul bien de sa famille, se réfugier loin de l'eau. Ce premier voyage est aussi un voyage initiatique qui lui apprend la dureté, mais aussi la beauté de la vie.

Dương Thu Hương

Voici pour conclure deux mots sur la rentrée littéraire vietnamienne en France. Elle est marquée par la sortie de deux romans « vietnamiens » déjà salués par la critique.
  • Le premier est de la romancière Dương Thu Hương bien connue des lecteurs français. Installée en France depuis 2007, elle a, en effet, reçu le Grand Prix des lectrices du magazine ELLE en mai 2007. Son nouveau roman Au Zénith qui est sorti chez Sabine Wespieser, mais que je n'ai pas encore lu, est nous dit-on « une fresque somptueuse et passionnante » qui revient sur l'année 1973 au Vietnam et plus précisément sur Ho Chi Minh, le père de la nation vietnamienne ». Des rencontres-signatures sont organisées à Paris et en province autour de cet événement. Je me contenterai pour l'heure d'ajouter que le roman a été traduit par Phuong Dang Tran, par ailleurs traducteur du très bel Itinéraire d'enfance, un des premiers romans connus de Dương Thu Hương publié 1985 au Vietnam et sorti en mai 2007 en France également chez Sabine Wespieser.
  • Le deuxième roman marquant de cette rentrée est de Linda Lê (née en 1963 au Vietnam, elle est arrivée en France en 1977). Elle vient de publier Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau chez Christian Bourgois. « Ces pages, roman d'une lectrice, sont », nous dit-elle, « des hommages aux maquisards qui ont fait œuvre délictueuse, s'assignant le but de renverser les normes, de lancer des brûlots au flanc de l'académisme, d'exorciser les peurs et de proposer au lecteur un voyage où il se débarrassera de sa pusillanimité, de ses préjugés, et se laissera emporter par une bourrasque vers des territoires inconnus ».
Souhaitons que l'année du Buffle apportera, à l'une et à l'autre, beaucoup de créativité et de succès ! Quant aux écrivains restés au Vietnam, l'année devra être aussi placée sous le signe du travail et de la persévérance. Lors du récent colloque sur « La littérature (vietnamienne) et l'intégration mondiale » (Văn học và xu thế hội nhập) organisé par l'Association des Ecrivains du Vietnam le 18 décembre 2008, l'accent a été mis sur la nécessité vitale pour la littérature vietnamienne, d'être, tout en gardant son « caractère national », plus en relation avec les autres littératures, en particulier de se faire mieux connaître à l'étranger. Mais cela sera l'objet du prochain billet.

Pour le moment, Bon printemps du Buffle (Xuân Kỷ Sửu) à tous !

Nguyen Phuong Ngoc

dimanche 25 janvier 2009

Du rat au bœuf

Pour finir l'année du rat en beauté et commencer celle du bœuf avec le sourire aux lèvres, je vous invite à découvrir, ou à relire, une blague chinoise tirée du Xiaofu 笑府 (j. 8) de Feng Menglong 馮夢龍 (1574-1645) naguère – c'était en 1968 – traduite par André Lévy pour un article pionnier repris dans ses Etudes sur le conte et le roman chinois [E.F.E.O., 1971, pp. 67-95] sous le titre de « Notes bibliographiques pour une histoire des « histoires pour rire » en Chine » (p. 75). La voici :
L'anniversaire du mandarin approche. Apprenant qu'il est né l'année de la souris, l'un de ses subordonnés fait une collecte d'or et lui offre en cadeau un modèle en métal précieux de cet animal. Le mandarin le prend avec joie, et ajoute : « Savez-vous que l'anniversaire de ma femme est pour bientôt ? Elle est née l'année de la vache ... ». 一官府生辰。 吏曹聞其屬鼠。 醵局黃金鑄一鼠為壽。官喜曰。汝知奶奶生辰亦在日下乎。奶奶是屬牛的。

Mais qui dit nouvel an chinois, fête du printemps, Chunjie 春節, dit aussi festivités, bons repas, pétards et flonflons, aussi vais-je en profiter pour vous signaler qu'un concert gratuit de musique chinoise organisé par le Service Culturel du Crous d'Aix-Marseille se tiendra le jeudi 29 janvier à 20 h, à la cafétéria universitaire des Gazelles à Aix-en-Provence. On pourra y entendre Mlles Hou Guannan au pipa 琵琶 et Zhou Jinglin au guzheng 古箏. Tous les renseignements concernant cette manifestation musicale, et bien d'autres, sont accessibles sur le blog des services de la vie étudiante du Crous.

A chacun son morceau

Mais n'attendez pas le 29 pour écouter de la musique chinoise, et explorez, selon votre humeur et vos goûts, le catalogue en ligne du site Deezer qui propose aussi de la musique chinoise. Et pourquoi ne pas commencer par ce beau morceau méditatif [cliquer ici] ? A moins que vous ne préfériez les suaves sonorités de la regrettée Deng Lijun 鄧麗君 alias Teresa Teng (29 janvier 1953 – 8 mai 1995) dans quelques uns de ses plus grands succès, dont celui-ci ; ou encore la touchante fraicheur d'une musique quasiment de circonstance, comme celle-là. Mais, je n'en doute pas, les deux dernières propositions emporteront tous vos suffrages : 1 & 2.

B
onne année du bœuf !

萬事如意

Réponse à la devinette (018)

« Je songeai à traduire le Roman du bord de l'eau, ....
Pourtant, j'en vins à la conclusion que de tels textes étaient,
aussi, difficilement traduisibles. »

La dix-huitième devinette n'a guère suscité d'intérêt, aussi ma réponse sera brève. Elle le sera d'autant plus que l'ouvrage dont était extrait le passage fera l'objet d'un billet dans la série « Indisponible » inaugurée il y a peu.

Françoise P., qui fut la seule à concourir, va donc pouvoir enfin vérifier si son identification était correcte. L'auteur des lignes qu'on a pu lire est Danielle Elisseeff. L'ouvrage dans lequel elle faisait revivre avec délicatesse et maestria Huang Jialüe 黄嘉略, alias Arcade Huang (1679-1716) est semble-t-il épuisé. Il a pour titre Moi, Arcade, interprète chinois du Roi-Soleil (Paris : Arthaud, 1985, 192 p.).

En posant ma devinette, j'avais procédé à une petite coupe sur les pages 164 à 167 ([...] dans le dernier paragraphe), coupe que je vais combler maintenant :
« … dont nous avions tiré deux textes que M. Fréret s'était naguère donné la peine d'apprendre. »
La référence à l'auteur des Réflexions sur les principes généraux de l'art d'écrire et en particulier sur les fondements de l'écriture chinoise (1718) aurait sans doute grandement facilité l'identification du personne mis en scène, mais également de l'auteur, car Danielle Elisseeff a également consacré, voici quelque trente ans, une monographie à ce personnage marquant des études chinoises : Nicolas Fréret (1688-1749). Réflexions d'un humaniste du XVIIIe siècle sur la Chine. (Collège de France/Institut des Hautes Etudes Chinoises, 1978, 251 pages, coll. « Mémoires de l'IHEC »).

Je reviendrai sur l'intérêt qu'il y aurait à pouvoir disposer à nouveau de ces deux ouvrages, mais ne peux vous quitter sans vous signaler que le dernier opus de Danielle Elisseeff est bien disponible et tout aussi réussi. Il a été publié en 2008 par l'Ecole du Louvre et la Réunion des Musées nationaux, dans la collection des « Manuels de l'Ecole du Louvre », sous le titre : La Chine du Néolithique à la fin des Cinq Dynasties (960 de notre ère). Art et Archéologie. 381 pages richement illustrées à lire de toute urgence. (P.K.)

mardi 6 janvier 2009

Devinette (018)

Deux pages d'une belle édition du Qianjiashi 千家詩
qu'on peut, en partie, feuilleter à partir d'ici.


Pour cette première devinette de l'année, j'ai retenu un passage assez long d'un ouvrage lu pendant les vacances, ouvrage relativement récent qui, c'est mon avis, mériterait une réédition. Je n'en dis pas plus et vous laisse entrer dans l'esprit du personnage qui est, grâce à la qualité de l'écriture, miraculeusement ramené à la vie :
Je finis par me rendre à ses arguments, songeant, surtout, qu'une telle entreprise me servait d'abord à gagner ma vie et assurer l'avenir de ma fille. Je me mis donc en quête d'une œuvre qui flattât davantage les goûts primesautiers et volontiers lestes qui ont cours ici, malgré les protestations des hommes d'Eglise.
Cette recherche me causa bien du souci car mon bagage d'écolier chinois se composait surtout des ouvrages de morale et de philosophie : ceux que nos missionnaires s'attachaient, précisément, à tourner en français et en latin. Si je voulais arracher à M. Galland quelque miettes de son succès, je devais trouver non pas un ouvrage de littérature communément admiré, mais l'un de ces romans que les lettrés écrivent sous le manteau, pour leur divertissement et celui de leurs amis : les éducateurs, habituellement, n'aiment point à les placer entre les mains des adolescents ! Pour comble de malchance, sur ce point, j'avais bénéficié de la plus sévère éducation qui soit, loin d'une famille où les livres interdits peuvent se voler sans encombre aux adultes qui font semblant d'ignorer le larcin. J'étais donc parfaitement ignorant : les bons Pères qui m'avaient élevé se voyaient trop chargés de besogne pour aborder autre chose que le littérature classique. Quelles seraient donc mes ressources ? Je songeai aux richesse immenses de la littérature chinoise même dans ses aspects les plus convenables : je ne désespérais pas de marier la bienséance, mes connaissances et la réussite en ce pays.
Les récits historiques me parurent, dans un premier temps, receler de grands trésors : à d'interminables péripéties, rebondissant de chapitre en chapitre, ils ajoutaient ce parfum ambigu des choses dont on ne sait si elles furent véritablement vécues ou bien inventées. Pourtant, je changeai d'avis aussitôt ; moi-même, je n'avais jamais su me retrouver dans l'Iliade ou l'Odyssée par manque de familiarité avec les hommes et les lieux : tous me paraissaient avoir des noms imprononçables. J'imaginais mon lecteur parisien aussitôt submergé !
Je songeais ensuite aux pièces de théâtre dont la littérature chinoise est si riche depuis le XIVe siècle : genre dont les Français raffolent entre tous. Mais à la réflexion, je doutai que nos tragédies, mi-chantées, mi-parlées, laissent passer leurs grâces à travers une traduction et sans le recours de la scène. Je risquais aussi la censure des dames et de l'Eglise : que dire, ici, d'un drame tel le Dit du luth dont la conclusion heureuse est que le mari trouve le moyen de vivre le plus honnêtement du monde entre ses deux épouses ? Celles-ci, de plus, deviennent au dernier acte les meilleures amies que l'on puisse imaginer et s'entraident pour servir au mieux l'époux tout-puissant. De quoi me faire mettre à l'index !
C'est pourquoi je penchai bientôt pour nos romans à épisodes qui, brodant librement sur un thème historique, me parurent un fonds moins stérile. Je songeai à traduire le Roman du bord de l'eau, la geste des Trois Royaumes, le Récit du voyage vers l'Occident. Pourtant, j'en vins à la conclusion que de tels textes étaient, aussi, difficilement traduisibles. La trame en est faite de variations infinies et romanesques sur une histoire connue de tous et attestée par les annales dynastiques. L'habileté de l'auteur, ou des auteurs, consiste à transposer les faits pour leur donner une coloration philosophique, politique ou morale : le récit ainsi transformé devient, au fil des âges, plus authentiquement existant, dans la mémoire des peuples, que le réalité. Le plaisir que l'on prend à la Chine de cette littérature vient de ses arrangements, de ces interprétations d'un fonds bien connu. Mais les lecteurs d'ici ne sauraient en goûter la saveur pas plus que l'ampleur du style qui, par le biais de l'écriture idéogrammatique, parle autant aux yeux qu'à l'esprit.
En dernier ressort, j'imaginais de traduire les poèmes de l'anthologie que tous les écoliers chinois connaissent, le Qianjiashi, les Poésies de mille auteurs. Des générations de jeunes Chinois y ont appris et y apprennent encore les rudiments des meilleurs auteurs des Tang et des Song, fleurons de notre littérature médiévale. Mais il me parut difficile et presque au-dessus de mes forces de transcrire ces poèmes autrement que dans une prose française maladroite, où les mots chinois et leurs idéogrammes perdraient leur mystérieux pouvoir d'évocation et de correspondance.
Les recherches effectuées sur les layettes de la Bibliothèque du Roi ne firent qu'accroître mon découragement : pas un seul texte littéraire ne s'y trouvait, à l'exception d'un petit recueil de poésies anciennes [...]. Tout le reste n'était que philosophie, histoire, médecine, mathématique : en un mot, tout ce qui pouvait servir à l'avancement des sciences et des techniques, conformément à la tâche que le roi avait confié à ses mathématiciens. Je n'y pouvais, certes, découvrir la source des frivolités que je méditais !
J'attends vos réponses avec impatience et vous promets la solution pour la fin de l'année du rat. (P.K.)

dimanche 4 janvier 2009

En audio ou en vidéo

Il est encore temps si vous lisez ce billet avant les 19 coups d'horloge de ce 4 janvier 2009, de vous précipiter sur le poste de radio le plus proche ou bien d'actionner le lien suivant ici, pour écouter For intérieur sur France Culture qui va consacrer 59 minutes de son antenne à la sinologue Catherine Despeux.

S'il est déjà trop tard, vous pourrez vous rattraper en écoutant ce programme en podcast après avoir consulté la page internet de l'émission d'Olivier Germain-Thomas. Il y sera question des sujets de prédilection de cette sinologue, professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), qui est ainsi présentée :
Après avoir appris le chinois Catherine Despeux complète sa formation en ethnologie et en sciences humaines. Puis elle décide de partir quatre ans à Taiwan où elle suivra l'enseignement d'un Maître pour appronfondir l'art martial et la médecine chinoise. Elle fera paraître de nombreux articles et de nombreux ouvrages dont : Taiji Quan - Art Martial, Technique De Longue Vie (G. Trédaniel, 1981) et Prescriptions D'acuponcture Valant Mille Onces D'or - Traité D'acuponcture De Sun Simiao du VIIe siècle (G. Trédaniel, 1987), Taoïsme et corps humain (G. Trédaniel, 1994), Traité d'alchimie et de physiologie taoïste (Deux Océans, 1999) et enfin Soutra de l'éveil parfait (Fayard, 2005).
Ceci fait, pourquoi ne pas consacrer une autre heure à écouter l'exposé de Rémi Mathieu (CNRS) sur le Dao de jing 道德經 : « Lao zi, Daode jing : le livre de la voie et de la vertu », que propose Canal U (la vidéothèque numérique de l'enseignement supérieur). Ce sera une excellente introduction à la lecture de la nouvelle traduction qu'il a donnée de cette œuvre fascinante : Lao tseu, Le Daode jing, « Classique de la voie et de son efficience », Nouvelle traduction d'après les trois versions complètes : Wang Bi, Mawangdui, Guodian. Paris, Entrelacs, 2007. 280 pages.

Mais Rémi Mathieu n'est pas le seul de nos plus éminents sinologues à avoir l'honneur de figurer dans la base documentaire de Canal U qui ne néglige pas la Chine [voir ici].

On peut notamment y croiser Léon Vandermeersch avec un exposé intitulé « Droit et rites en Chine » donné en 2003, et Anne Cheng, pour deux exposés : « La pensée chinoise contemporaine : entre modernité et invention d'une tradition » (2003) et « Confucianisme, post-modernisme et valeurs asiatiques » (2000).

Complément 1 : L'urgence à publier le texte qui précède m'a fait oublier de vous signaler une autre source d'informations sinologiques de grande qualité, que l'on trouve cette fois sur le site de la Cité des Sciences. A partir de la page suivante (ici), on peut accéder à un ensemble de conférences données en janvier 2006 sur l'histoire des sciences. Outre Catherine Despeux qui y intervenait sur « Les fondements de la médecine chinoise traditionnelle », on peut entendre Karine Chemla sur « L'histoire des sciences en Chine », les « Mathématiques de la Chine ancienne », ainsi qu'Alain Peyraube sur « Humanités, sciences et société dans l'histoire de la Chine ».

Complément 2 : N'oublions pas non plus que les cours de Pierre-Etienne Will au Collège de France sont également accessibles en podcast ou directement en ligne à partir de la page suivante - ici. On peut prendre connaissance de la thématique traitée en consultant la page consacrée à la chaire d'Histoire de la Chine moderne ; le cours a pour intitulé « Ingénieurs, philanthropes et militaristes dans la Chine républicaine ». Les résumés des cours anciens (depuis 1999) sont également consultables. Souhaitons que l'on puisse rapidement disposer de la même manière des leçons d'Anne Cheng sur l'Histoire intellectuelle de la Chine. (P.K.)

Quelques notes en ce changement d’année…

Liu Xiaobo 刘晓波 en 2006.
Copies d'écran réalisées à partir d'un document audiovisuel

mis en ligne par le Pen American Center sur YouTube (31/12/08).

Ces derniers jours, on a pu lire dans les journaux la nouvelle de la publication en Chine de la « Charte 08 » signée par des milliers de citoyens chinois issus de milieux variés qui réclament une réforme politique de leur pays pour que celui-ci puisse faire face plus efficacement aux graves problèmes auxquels il est confronté. Cette Charte s’inspire de la Charte 77 de Tchécoslovaquie qui avait ouvert la voie à la fameuse « révolution de velours ». Nombreux sont les écrivains qui ont signé cette pétition et nombreux sont ceux qui, de ce fait, ont été inquiétés par la police.

C’est le cas de Liu Xiaobo 刘晓波, un intellectuel essayiste qui n’avait pas hésité à critiquer vers 1985 la nouvelle littérature chinoise dite « de retour aux racines » en raison de son orientation insuffisamment moderniste à son goût… Par la suite, il avait soutenu le mouvement de la place Tian’anmen en 1989 et avait écopé de quatre ans de prison… Des sinologues du monde entier ont envoyé une pétition au président Hu Jintao pour dénoncer les conditions dans lesquelles Liu Xiaobo a été arrêté, sans qu’aucun motif clair ne lui ait été notifié. Aux dernières nouvelles, la femme de Liu Xiaobo a pu le rencontrer et indiquer qu’il était en bonne santé, mais il reste en état d’arrestation…

Lorsque Gao Xingjian indique que la situation politique en Chine n’a pas changé (voir par exemple sa conférence prononcée à Barcelone récemment), il déclenche souvent des réactions dubitatives des Occidentaux, mais la réalité montre une nouvelle fois qu’il est loin d’avoir tort…

Cette courte pause d’hiver m’a permis aussi de découvrir une bande dessinée japonaise : Le Journal de mon père [Chichi no koyomi (父の暦), 1994] de Jirô Taniguchi [Taniguchi Jirô 谷口 ジロー (Casterman, 2007). J’ai trouvé cette œuvre excellente, tant elle arrive à nous montrer la psychologie de son héros dans ses relations avec son père et le reste de sa famille. La force de cette BD n’est pas moindre que celle d’un roman et permet de comprendre, loin des clichés occidentaux sur la civilisation japonaise, la nature des relations sociales dans ce Japon du début des années 1950.

Mais comme je ne suis pas un grand lecteur de BD en général et des BD japonaises en particulier, je ne fais peut-être là que découvrir des choses très banales aux yeux des amateurs qualifiés.



Lu aussi dans Libération du 31 décembre 08 et 1er janvier 09, une explication de Marie Darrieussecq au sujet de sa traduction récemment publiée chez P.O.L. des célèbres lettres d’Ovide Les Tristes et Les Pontiques, ici traduites Tristes Pontiques en hommage à Lévi-Strauss...

Les questions que notre équipe de recherche LEO2T se pose souvent au cours de ses journées d’études apparaissent nettement dans cet entretien. En effet, ces textes avaient déjà été retraduits récemment par Danièle Robert chez Actes Sud (2001, 700 pages), dans une « excellente édition bilingue, bien annotée » (Libération dixit). Marie Darrieusscq indique comment elle a procédé pour livrer cette nouvelle traduction « d’une beauté nue, proche d’un texte passé au décapage, sans ponctuation ni notes » (re dixit Libération). Marie Darrieusscq déclare : « J’ai voulu qu’un lecteur contemporain soit aussi peu arrêté par mon texte qu’un lecteur de l’époque par la langue d’Ovide. Parfois j’ai éliminé des passages trop redondants, parfois je n’ai pas osé ou su les réduire. (…) J’ai cherché à trouver le point d’équilibre entre la justesse du sens et le naturel de l’expression ».

On voit que les problèmes sont les mêmes, que l’on traduise du latin du début de l’ère chrétienne ou du chinois ancien ou contemporain…


Pour finir, notons que Gao Xingjian a fait parvenir à l’ERD Gao Xingjian la version définitive de son dernier film « Après le déluge », tourné en 2008 à l’occasion de l’exposition du même nom qu’il a présentée à Barcelone en novembre 2008 ainsi qu’une abondante documentation à ce sujet.

Un catalogue de son exposition vient d’être publié : Gao Xingjian, Después del diluvio, La Rioja, Museo Würth, 2008. On y trouve en quatre langues (espagnol, allemand, anglais et français) le texte « De l’esthétique de l’artiste » publié en chinois en 2008 dans le recueil Chuangzaolun. Un texte dans lequel Gao Xingjian prolonge sa réflexion sur l’art et l’artiste, commencée dans Pour une autre esthétique (Flammarion, 2001).

Noël Dutrait.