lundi 21 décembre 2009

Gao'70

Pour célébrer les soixante-dix ans de Gao Xingjian, né le 4 janvier 1940 à Ganzhou (R.P. de Chine), la SOAS (School of Oriental and African Studies) de l'Université de Londres va tenir un symposium les 4 et 5 janvier prochains : « Realms of the Spirit in Gao Xingjian's Literature and Art. A Symposium and Film Showcase of a Nobel Laureate ».

Ce sera l'occasion pour tous les participants de visionner les films réalisés par le Prix Nobel de Littérature 2000 : seront ainsi projetés successivement « Après le Déluge » et « Silhouette / Shadow », ainsi qu'une œuvre nouvelle intitulée « Ballade nocturne ».

En plus des séances de signature et les échanges sans aucun doute rendus possibles à l'occasion de pauses « Coffee and Tea », interviendront plusieurs amis de l'artiste et des spécialistes de son œuvre dont Tienchi Martin Liao, représentante de la Laogai Research Foundation (LRF) en Europe et présidente du ICPC (Independent Chinese PEN Center), Mary Mazzilli, spécialiste du cinéma chinois et taïwanais à la SOAS, le poète chinois Yang Lian 杨炼, Chen Maiping 陈迈平 et l'écrivain Ma Jian 马建 - qu'il n'est plus guère besoin de présenter -, ainsi que Noël Dutrait sur lequel nous comptons pour avoir des échos de première main sur cet événement aussi festif que savant.

D'ici-là, nous vous recommandons de consulter la page que le Centre of Chinese Studies a mis en ligne sur le site internet de la SOAS. Happy birthday, M. Gao !

mardi 8 décembre 2009

Sous les dorures du Roi Soleil

Illustration tirée de China Monumentis (A. Kircher, 1667, p. 233).

Les 4 et 5 décembre 2009, j'ai eu l'opportunité d'assister au colloque organisé, à la Bibliothèque de Versailles, par la Société d’études des Pratiques et Théories en Traduction (SEPTET - Université de Strasbourg) et l’équipe Histoire des Traductions en Langue Française (HTLF - Université de Paris IV-Sorbonne) sur le thème « Les relations internationales à travers les traductions françaises au siècle de Louis XIV ».

Les interventions, toutes aussi intéressantes les unes que les autres, ont exploré un vaste espace allant de l'Espagne à la Chine, offrant un tableau de l'évolution de la traduction des langues étrangères en France, en particulier, à l’époque de Louis XIV, époque à laquelle la langue de traduction est passée du latin au français, autant pour les textes en provenance d’Europe, que ceux venant de pays lointains comme la Chine. Trois communications abordaient justement la Chine

(Cliché Huang Chunli - De gauche à droite :
Isabelle Landry-Deron - Nathalie Monnet - Véronique Alexandre Journeau)

  • En s’appuyant sur de nombreuses illustrations de précieux manuscrits, Nathalie Monnet (Bibliothèque nationale de France) a montré comment les missionnaires, mais pas uniquement eux, étudiaient et traduisaient les textes chinois depuis Paris, sous le règne de Louis XIV. En effet, l'intérêt pour la Chine s'est développé plus tardivement en France que dans d'autres pays d'Europe. C'est en fait Louis XIV qui a donné l'impulsion déterminante de ce mouvement en finançant l'envoie en Chine de Jésuites français qui avaient, entre autres missions, celle de lui expédier des livres chinois. Le roi apporta également son appui financier à la publication à Paris d'une importante traduction des œuvres du corpus confucéen. C'est notamment sous son règne que fut engagé un Chinois - Huang Jialüe 黃嘉略 ou Arcade Huang (voir Danielle Elisseeff, Moi, arcade, interprète chinois du roi-soleil. Arthaud, 191 p.] -, comme catalogueur des 68 livres en langue chinoise de la Bibliothèque Royale. Quelques traductions plurilingues (mandchou, mandarin et français) des XVIIe et XVIIIe siècle, ainsi que quelques ébauches de traductions de textes, ou encore quelques outils (dictionnaire, grammaire, manuel de prononciation, traductions décortiquées montrant le passage d'une langue à l'autre, guidés de conversation) destinés à créer les conditions de l'étude et de la traduction du chinois à Paris ont été rapidement présentés. Ces premiers essais témoignent de la volonté de créer une sinologie laïque destinée à faire contrepoids à la domination écrasante des Jésuites, qui plaçaient la littérature chinoise au service des intérêts de leur congrégation. Nous avons pu constater que les difficultés pour apprendre et traduire la langue chinoise ont peu évolué depuis cette époque. Les anciens avaient autant de mal que nos contemporains pour l'apprentissage du chinois et la traduction.
  • Véronique Alexandre Journeau (Réseau Asie-Imasie, CNRS/FMSH) intervient sur les première traductions du chinois vers le français sous Louis XIV : le cas de l'inscription nestorienne de Si-Ngan-Fou. La découverte, en 1625, d'une stèle à Xi'an portant une double inscription en syriaque et en chinois célébrant la religion venue d'Occident a suscité nombre de traductions à l'époque et ultérieurement (notamment pour l'anglais) : « Du chinois vers le portugais, du portugais en italien, d'italien en latin et enfin du latin en français » comme indiqué dans La Chine d'Athanase Kircher (1602-1680). Cet ouvrage, paru en 1670 en français, présente le texte en langues originales et sa traduction. Au-dessus du texte français, la présence des termes chinois rend visible la concision de la langue chinoise ainsi que les inévitables biais d'interprétation résultant de la connaissance approximative à l'époque de la langue et de la civilisation chinoises. L'annexe de l'ouvrage est, en outre constituée d'un lexique chinois-français, peut-être le premier du genre, classé par termes génétiques et expressions dérivées, mais le chinois n'y est présent que sous la forme d'une transcription, romanisation de l'époque qui ne cessera d'évoluer par la suite. L'approche par la traductologie proposée dans cette communication porte sur la démarche du traducteur de l'époque avec mise en perspective de deux traductions ultérieures en français dont celle de Paul Pelliot (1878-1945) qui fit lui-même un commentaire critique des traductions antérieures à la sienne.
  • Isabelle Landry-Deron (CECMC, EHESS) a abordé le corpus de traduction du chinois en français dans la Description de la Chine de J.-B. Du Halde (1735). Ce document essentiel dans la connaissance de la Chine au XVIIIe siècle publié par la mission jésuite de Pékin a figuré pendant un siècle et demi dans la bibliothèque de l'honnête homme. Il comporte une vingtaine de traductions du chinois en français qui ont contribué à conférer à l'ouvrage son statut de référence incontournable jusqu'à la fin du XIXème siècle. La critique moderne récuse généralement ce qualificatif de traduction. Cela permet de mieux comprendre la perception de la Chine par les élites de l'époque. (Voir son livre La Preuve par la Chine. La « Description » de la Chine de J.-B. Du Halde (1735). Paris : Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2002, 428 p.)
(Huang Chunli)

vendredi 4 décembre 2009

La littérature chinoise contemporaine sur la Canebière

(Cliché tiré d'un entretien donné par Noël et Liliane Dutrait à Télé Campus Provence)

Ce samedi 5 Décembre 2009 à 15 h, à l'Espace culture de Marseille (42, La Canebière), Noël Dutrait donnera une conférence sur la littérature chinoise contemporaine. L'auteur du Petit précis à l'usage de l'amateur de littérature chinoise contemporaine [Editions Philippe Picquier, (2002) 2006, 162 pages] et de tant de traductions d'œuvres marquantes de la fin du XXe et du début du XXIe siècles, seul ou en tandem avec son épouse Liliane Dutrait, présentera les grands courants actuels de la création littéraire chinoise.
Depuis 30 ans, la littérature chinoise contemporaine a connu un essor extraordinaire. Étouffée pendant des années par le poids de la politique, elle se développe maintenant aussi bien en Chine continentale qu'à Taïwan, Hong-Kong, Singapour ou dans la "diaspora" hors de Chine. Les écrivains, poètes, dramaturges sont de plus nombreux et il n'est pas toujours facile d'avoir une vue d'ensemble de leur production. Il existe cependant actuellement de nombreuses traductions en français et dans d'autres langues, ce qui permet au public non sinisant de prendre connaissance de ces œuvres.
Cette manifestation organisée par Chinafi est annoncée comme il se doit sur le sympathique blog de l'association. Venez nombreux.

jeudi 3 décembre 2009

En attendant LE guide

[Au NAMOC. Cliché : Anny Lazarus]

Après une excellente soutenance, lundi 30 novembre, au terme de laquelle Solange Cruveillé s’est vue décerner la plus haute mention pour son travail sur « Le renard dans les textes chinois de l'époque pré-impériale à la dynastie Qing : de la légende à la fiction, de la démonisation à l'humanisation », nous avons eu droit mardi 1 décembre à une non moins passionnante présentation intitulée « Art contemporain chinois, trois décennies : 1979-2009 ». Elle a été offerte, à un public attentif mais que l’on peut trouver pas encore assez fourni et réactif, par Anny Lazarus qui prépare sous la direction de Noël Dutrait une thèse sur le thème de « La critique d'art en Chine après 1979 ».

La salle qui nous accueillait nous a permis de visionner dans d’assez bonnes conditions un choix d’œuvres illustrant admirablement le propos de notre guide. Anny Lazarus m’a transmis les liens qui permettront d’approfondir ce premier contact avec une matière dense et surprenante, Puisque nous aurons l’occasion prochainement, ici-même, de parler d’une publication à laquelle Anny Lazarus met la dernière main et qui constituera le guide idéal de l’art contemporain chinois, je me contente de vous les livrer tel quel. Or donc « A vos souris ! » Partez sans crainte à la découverte de cette sélection qui ne constitue qu’une « toute petite partie de l’iceberg » [Cliquez sur chaque item en langue occidentale pour ouvrir la page associée. NB. Les commentaires sont d’Anny Lazarus qui a également fourni les clichés qui illustrent ce billet]. (P.K.)

[Le TodayArtMuseum (Beijing) Cliché : Anny Lazarus]

♦ Critique et archives : Asia Art Archive (Hong Kong) (en chinois : traditionnel / simplifié) • Centre de recherche de Gao Minglu (Pékin) • Archives Wen Pulin : Chinese Avant-garde Art Archive • Site des critiques d'art : Zhongguo yishu pipingjia gang 中国艺术批评家网 • Répertoire des revues 美术期刊信息 ♦ Structures officielles : Wenlian Meixie • Musée national de Pékin - NAMOC (en chinois) • Songzhuang (site officiel) • 798-Pékin (site officiel) ♦ Sites d'informations (proposent beaucoup de liens) : Artintern.net, site d’information artistique créé par Wu Hung qui avait déjà fondé le site Tom.com. Installé à Caochangdi : 艺术国际 • Zhongguo meishu xueyuan biaoshi wenhua yanjiusuo 中国美术学院展示文化研究中心 • Dongfang shijue 东方视觉 : très documenté, avec une navigation agréable, recense toute l’actualité artistique, propose des dossiers d’archives très nombreux (expositions répertoriées par année), ainsi qu’un grand nombre de textes critiques, son moteur de recherche est efficace • Arthub, site créé par BizArt, basé à Shanghai ♦ Collections et fondations : Li Xianting Film FondationDSLCentre UCCA (Centre Ullens) • Three Shadows Photography Center (Pékin/ Caochangdi) ♦ Quelques galeries (parmi les meilleures : NB.- Possibilité de s'abonner aux différentes newletters pour se tenir informé) : ShanghArt (Shanghai & Pékin) • C5Art (Pékin-Sanlitun) • Vitamin Creativ Space (Canton & Pékin) • Galerie Continua (Pékin-798) • Galerie Faurschou (Pékin-798) • Galerie Paris-Beijing Photo (Pékin-798) • Long March Project (Pékin-798) • Galerie Chen Linghui (Beijing/Beigao - Taiwan) • Urs Meile (Lucerne Pékin/Caochangdi) ♦ Musées : Jinri meishuguan 今日美术馆 - Today Art MuseumMusée National du Film ChinoisSites d'artistes : Xu Bing Cai GuoqiangCao Fei ♦ (Anny Lazarus)

mercredi 25 novembre 2009

Studieux début de semaine

Le début de la semaine qui commence le lundi 30 novembre va être riche en événements savants de haute qualité grâce à deux membres associés de notre équipe de recherche (LEO2T), puisque lundi, justement, va se dérouler à partir de 14 h salle des Professeurs (Université de Provence, Centre des lettres, Aix-en-Provence), la soutenance de thèse pour l'obtention du grade de docteur dans la formation doctorale Langues, Lettres et Arts, discipline Langue et littérature chinoises de Solange Cruveillé. Le titre de ce travail d’un demi-millier de pages denses et érudites est

Le renard dans les textes chinois de l'époque pré-impériale à la dynastie Qing : de la légende à la fiction, de la démonisation à l'humanisation.
Résumé : La charge symbolique et culturelle du renard dans la langue et la littérature chinoises est si forte que les chercheurs chinois parlent désormais de véritable « Culture vulpine ». Si quelques travaux ont été récemment réalisés sur ce thème en Occident, ils se sont jusqu'alors limités aussi bien chronologiquement que thématiquement, n'offrant pas la possibilité d'apprécier avec justesse et impartialité l'importance du sujet. La présente thèse se propose de remonter aux origines des croyances sur le renard en Chine et d'analyser leur évolution au fil des siècles, à travers des textes produits entre l'époque pré-impériale et la fin de la dynastie des Qing. Ce long travail d'exégèse a permis de dégager les principales caractéristiques de l'animal renard mises en avant dans les œuvres anciennes, mais aussi les différentes facettes du renard dans les contes surnaturels du premier millénaire de notre ère puis dans les fictions vernaculaires des dernières dynasties impériales. À travers l'étude, la traduction, l'interprétation et la critique de récits anciens et classiques attenant à des genres aussi divers que la divination, la philosophie, l'Histoire ou l'érotisme, deux constatations majeures ont pu être faites : l'animal est passé du domaine de la légende à celui de la fiction, mais surtout il a été démonisé avant d'être humanisé. Tout l'enjeu de cette étude est de comprendre comment ces évolutions se sont opérées, de déterminer qui véhicule les principales croyances à l'égard du renard mais aussi de voir quelles sont les significations revêtues par les récits vulpins de forme classique. Les réponses à ces questions et à bien d'autres constituent la matière principale de cette monographie du renard dans la culture chinoise.
Le jury sera composé du directeur de thèse, Noël Dutrait et de Patrick Doan, Zhang Yinde, Nicolas Zufferey et Pierre Kaser.


Li Zhanyang 李占洋 , « Rent » 《"租"—收租院》
Collection Yard, History Observed, Joseph Beuys, Mao Zedong.
Résine époxy, 195 x 217 x 160 cm, 2007. Courtesy galerie Urs Meile, Lucerne- Pékin.

Le lendemain de cette fête du renard, soit le mardi 1 décembre 2009 à partir de 15 h, salle polyvalente du 1er étage du bâtiment de la scolarité, ce sera Anny Lazarus, doctorante dans notre formation, qui présentera les travaux qu’elle conduit sous la direction de Noël Dutrait pour sa thèse. Son exposé portera sur l’

« Art contemporain chinois, trois décennies : 1979-2009 »

traitant des « conditions d'une émergence » et de « l'actualité de l'art et ses débats », pour s’achever par une sélection d'œuvres récentes.

Anny Lazarus a présenté récemment pour l’obtention d’un Master, un mémoire intitulé « La critique d'art en Chine après 1979. Entre dépendance idéologique et recherche de liberté : le cadre de son émergence, les conditions de sa pratique. » ; la thèse qu’elle prépare porte le titre d’« Art contemporain en Chine : les outils conceptuels des critiques d'art chinois. Modèles théoriques et vision de l'histoire, légitimation et validation en œuvre dans le (re)-fondement de la discipline depuis 1979 ».
Résumé : L'état des lieux de la situation des critiques d'art en Chine continentale depuis 1979 révèle que ceux-ci présentent la critique d'art comme une nouvelle discipline qui s'est construite à partir des traductions d'ouvrages occidentaux publiés au milieu des années 1980, négligeant le riche héritage des traités picturaux classiques. De plus, pendant plus d'un siècle et demi, chez les intellectuels progressistes, modernité a résonné avec le savoir occidental. La culture classique, en particulier la langue et l'écriture, était considérée comme un fardeau féodal. Sous le régime maoïste, les intellectuels ont été les cibles d'une campagne visant à réduire à néant toute forme de pensée, avec comme point culminant la Révolution culturelle. La mission assignée à l'art était alors de servir la révolution. En 1979, le parti adopte une nouvelle politique accompagnée de la "libération de la pensée" et les critiques d'art se sont de suite engagés auprès des artistes non officiels en luttant contre la censure. Ma thèse cherchera à éclaircir comment ces intellectuels ont forgé leurs outils conceptuels pour aborder des œuvres novatrices, comment fonctionne aujourd'hui la relation très ancienne en Chine entre esthétique et politique, relation réactivée en 2003, avec la décision du Parti communiste de renforcer le nationalisme en "réhabilitant" le confucianisme. Un autre axe de ma recherche concernera certains auteurs français comme Foucault, Deleuze, Derrida ou Bourdieu, particulièrement estimés chez les jeunes artistes chinois, en tentant d'évaluer leur influence. Dans un premier temps, je travaillerai sur des textes en chinois de critiques d'art (Gao Minglu, Wang Lin, Li Xianting, Zhu Qi...). En faisant une synthèse de mes traductions je tenterai de présenter les démarches théoriques de ces auteurs et de comprendre comment ils légitiment leurs concepts en particulier vis-à-vis de l'histoire. Mon projet consiste aussi à comprendre dans la situation très particulière de la Chine à la fin du XXe siècle, l'influence des critiques dans le champ de l'art, ainsi que la fondation ou re-fondation de la discipline et son inscription dans l'enseignement supérieur en Chine après 1979.
Gageons que vous serez nombreux à venir écouter l’une et l’autre. (P.K.)

lundi 23 novembre 2009

Et de quatre

Nous signalons pour le mois de novembre la parution du volume 4 de la série Tigre et Dragon de l'auteur Wang Dulu 王度盧, traduit par les soins d'Amélie Manon, sous le titre Xiulian, l'épingle d'or. Ce tome ravira les amateurs du genre (wuxia xiaoshuo 武俠小說, ou romans de chevalerie chinois), et mène à leur terme les nombreuses intrigues commencées dans le volume 3 (Li Mubai, l'épée précieuse). C'est en effet avec bonheur qu'on retrouve notre jeune héros, dans « un Pékin d’intrigues et de complots », toujours tiraillé entre l'amour et le devoir, entre l'ambition personnelle et le triste destin réservé aux héros solitaires des Fleuves et des Lacs. Ce tome marque aussi la fin d'une aventure, la suite de la série (soit 6 volumes supplémentaires) n'étant pas programmée en traduction. Souhaitons néanmoins un avenir sinon prometteur, du moins meilleur, aux romans de gongfu 功夫 chinois offerts en traduction au public francophone, avec en premier lieu les oeuvres de Jin Yong 金庸, maître incontesté du genre. (Solange Cruveillé)

jeudi 19 novembre 2009

Traduire l’humour : le colloque

Dessin de Wang Yuan 王原 (Da honglian 大红脸)

Nous avions, voici quelques mois - c'était le 5 mai dernier -, lancé un appel à contributions pour le quatrième numéro de notre revue en ligne Impressions d'Extrême-Orient qui va, cette fois c'est imminent, faire son entrée sur le portail Revues.org. Nous n'avons reçu que bien peu de réponses, mais, il est vrai que l'appel court jusqu'au 30 septembre de cette année. Nous accueillons donc toujours toutes les propositions de textes humoristiques inédits dans notre langue, libres de droits ou bien bénéficiant d'un accord de publication clairement établi par son auteur. Ces propositions seront ensuite évaluées par notre comité de rédaction et les traducteurs informés, le moment venu, des obligations liées à la mise en ligne de leurs travaux (Pour plus de détails, prière de consulter les recommandations aux auteurs sur le site d'IDEO).

Il n'en reste pas moins qu'il nous est apparu que le sujet pourrait également servir de thème pour une journée d'étude. Cette journée sur le thème « Traduire l'humour » permettra à qui le désire d'aborder tous les problèmes qui peuvent surgir dès lors que l'on tente de faire passer d'une des langues de notre zone géographique de prédilection, savoir le hindi, le chinois, le thaï, le coréen, le vietnamien et le japonais, dans une autre (et particulièrement la nôtre), des traits d'humour d'une autre culture. Nous ne mettons aucune limite et restriction aux angles d'approche qui pourraient être retenus, ni même à la nature des textes soumis à examen. Néanmoins, nos expériences récentes nous invitent à demander aux intervenants d’envisager une intervention la plus brève possible (20 minutes) afin de laisser le plus de place à la discussion et aux échanges avec le public et les autres intervenants.

Bien évidemment, les interventions pourront s'attacher, le cas échéant, à élucider les difficultés rencontrer dans la réalisation des traductions proposées pour IDEO 4 et à intégrer dans leur version écrite des traductions. L’ensemble des communications données lors du colloques viendra compléter ce numéro spécial consacré à l’humour d’Extrême-Orient.

Les propositions de communications peuvent nous être envoyées directement sous forme d'un court résumé d'une vingtaine de lignes accompagné d'un bref curriculum vitae avant le 15 septembre 2010. Les dates retenues pour cette manifestation qui se déroulera à Aix-en-Provence, sont le 26 et le 27 novembre 2010 [nouvelles dates]. Cette manifestation sera précédée d'une après-midi de travail le 23 avril 2010.

Contacts : Noel.Dutrait@univ-provence.fr, Pierre.Kaser@univ-provence.fr

* Petit exercice pour les sinisants : traduire dans un commentaire la bulle et les feuillets sur lesquels on peut lire : « 难忘的一天/上礼拜四,» et « 难忘的一天/去年元旦 ». Niveau de difficulté 1/10.

mercredi 18 novembre 2009

L'Asie au 7ème Meeting

La M.E.E.T. (Maison des écrivains étrangers et des traducteurs) tient son septième MEETING, Rencontres littéraires internationales au LIFE (Lieu International des Formes Emergentes) de Saint‐Nazaire, les 19 ‐ 22 novembre 2009.

Elle y accueillera une vingtaine d'écrivains français et étrangers. L'Asie y sera représentée par Tawada Yôko 多和田葉子 , née en 1960 à Tokyo mais qui, installée depuis 1982 à Hambourg, écrit aussi en allemand et dont on peut lire des traductions françaises aux éditions Verdier, et Duong Thu Huong dont il a été souvent question sur ce blog et que les Aixois connaissent bien. Elle et Phuong Dang Tran, sa traductrice, recevront pour Au zénith (Editions Sabine Wespieser), le Prix Laure‐Bataillon 2oo9.

Ce prix qui récompense la meilleure œuvre traduite en français dans l’année en hommage à Laure Bataillon, lauréate en 1988, est doté de 15 000 €, il est attribué conjointement à l'écrivain étranger et à son traducteur en langue française. Le dossier de presse de la manifestation consultable en ligne grâce au blogmaster du dynamique et indispensable blog Prix-littéraires, rappelle que les lauréats pour l'année 2000 furent Mo Yan et ses traducteurs Noël et Liliane Dutrait pour Le pays de l'alcool (Le Seuil).

Le prix Laure‐Bataillon classique, décerné depuis 2003, au traducteur d'une œuvre littéraire d’un auteur décédé, revient quant à lui cette année à Jean‐Raymond Fanlo pour la traduction des œuvres de Cervantès (Don Quichotte & Nouvelles exemplaires. LGF/Livre de Poche, Collection « La Pochothèque », 2008, 1250 pages). J'en profite pour vous signaler que la conférence donnée le mardi 17 mars 2009, par Jean-Raymond Fanlo, professeur de littérature de la Renaissance à l’université de Provence, « Retraduire Cervantès : mieux s’informer, mieux restituer, pour mieux rire », est disponible sur le site de Télé Campus Provence de notre universitéTélé Campus Provence, 54 mn).

Ce prix, dont l'attribution à une œuvre et à une traduction également exceptionnelles nous réjouit, justifie l'illustration de ce billet qui est la couverture d'une adaptation drolatique du Don Quichotte par l'écrivain chinois Geng Xiaode 耿小的 (1907-1994) auteur d'une bonne trentaine d'ouvrages dont des essais sur l'humour et la satire (1940), et cette désopilante adaptation mettant en scène d’hilarants redresseurs de torts, Huaji xiake 滑稽侠客 rééditée en 1986 à Tianjin par les éditions Baihua wenxue (coll. « Xiandai tongsu xiaoshuo yanjiu ziliao » 现代通俗小说研究资料 [Matériaux de recherche sur le roman populaire moderne]) dont on reparlera à la prochaine occasion qui pourrait n'être pas si éloignée que cela : notre équipe ne va-t-elle pas prochainement explorer le registre humoristique notamment à l'occasion d'un colloque qui se tiendra les 23 et 24 avril 2009 ? (P.K.)

jeudi 12 novembre 2009

Sinologie, es-tu là ?

Vous le savez, car je vous en ai déjà parlé - mais il m'a semblé utile d'y revenir -, vont se tenir le vendredi 13 et le samedi 14 novembre 2009, les Assises des Etudes chinoises dont le thème est « La sinologie introuvable ? ». Notre équipe y sera représentée par son directeur Noël Dutrait qui interviendra vendredi à 16h00 dans le cadre de la session présidée par Isabelle Rabut (Inalco) consacrée aux « littératures ». Le titre de son intervention sera sauf changement de dernière minute « Littérature d’Extrême-Orient, texte et traduction : édition, réception, critique, analyse » ; elle lui permettra d'offrir à son auditoire une vision panoramique des activités de notre équipe depuis sa création et de dresser un tableau des recherches sur lesquelles elle concentre son attention.

Si vous désirez en savoir plus sur son intervention et celles des 26 autres intervenants, je vous invite à vous rendre sur la page ad hoc du site de l’Association française d’études chinoises (AFEC) qui organise ces assises : vous pourrez notamment en télécharger le programme détaillé, ainsi qu'un livret de 21 pages reproduisant non seulement l'argument de cette manifestation historique mais aussi les résumés des communications (pp. 13-23) qui permettront, nous n'en doutons pas, de dessiner les contours de la sinologie française de ce début du XXIe siècle.

Ne reste plus qu'à vous dire que le lieu de réunion de cette savante et prestigieuse académie est l'Université Paris Diderot - Amphithéâtre Buffon 15, rue Hélène Brion 75013 Paris (Métro : ligne 14 et RER C)

lundi 9 novembre 2009

Li Yu en Arles

Lors de la troisième et dernière journée des 26e Assises de la traduction littéraire en Arles dont le thème était « Traduire Eros » (6-8 novembre 2009), une quinzaine de participantes et ... deux participants avaient choisi mon atelier plutôt que celui de l’anglais, de l’espagnol, de l’hébreu, de l’italien et du latin. C’est, j’en suis conscient, plus le chinois que ma personne qui a valu à cet atelier matinal (9h-10h30) de retenir une assistance aussi remarquablement fournie -- du reste, au regard des questions posées, c’est plus la langue que la littérature qu’elle a produit, qui fascine et interroge.

Le texte mis sous les projecteurs de cette réunion de virtuoses du passage d’une langue à l’autre et de cette confrérie éphémère de curieux de la transmutation en français de ce qui s’est écrit en chinois, était le court passage [voir ci-dessous] du Rouputuan 肉蒲團 (Chair, tapis de prière) de Li Yu 李漁 (1611-1680) que je signalais à la fin d'un précédent billet ; un texte volontairement court, mais encore trop long pour être envisagé dans sa totalité dans ce cadre d’interrogation plurielle, surtout par des non-sinisants. Le peu de temps disponible restant une fois passé les prolégomènes indispensables à l’installation progressive des stagiaires n’a finalement permis que d’aborder un nombre réduit des problèmes que pose au traducteur cette prose vernaculaire du XVIIe siècle finement tissée par un maître de la narration qui n’oublie pas la théâtralité des situations imaginées, problèmes pas tous liés, il est vrai, au cas particulier qu’offre le caractère clairement érotique de l'œuvre en question : j’y reviendrai ici-même en détail dans une version allongée de ce qui constituera un jour un compte-rendu pour paraître en 2010 dans le volume des Actes des vingt-sixième assises de la traduction littéraires (Arles, 2009), chez Actes-Sud. Mais pour en dire deux mots, il fut question de l’inévitable problème que posent les noms propres que l’on peut, ou pas, envisager de traduire, les termes propres à une œuvre érotique dans la description du commerce des sexes (avec ici un benqian 本錢 (capital) qui a disparu des deux traductions existantes), le traitement à réserver à une allusion littéraire (ici, une formule de Maître Kong et de ses Entretiens [Lunyu 論語, XI.15] plaisamment détournée de son contexte d'origine, dont on ne trouve pas plus trace chez Klossowski et que chez Corniot), la traduction littérale ou pas des images (comme celle du bateau échoué qu’une vague printanière soulève et transporte pour l’arrivée salutaire des fluides ouvrant à l’amant des espaces qui lui étaient encore impénétrables un moment plus tôt), le rendu des dialogues sous une forme très directe impliquant qu'on « se mette à la place des personnages » tout comme le préconise l'auteur : il fut naturellement question, mais sans doute pas assez, de la tournure très « théâtrale » de la l'écriture romanesque de Li Yu pour cette « comédie silencieuse » aussi sensuelle que pédagogique. A chaque fois nous avons ouvert des pistes, sans - et je le regrette, mais était-ce possible en si peu de temps ? - apporter de solution.... Mais n’a-t-on pas déjà fait un grand pas dans la bonne direction en identifiant les différentes difficultés que pose au traducteur ce texte ?

Une double constatation s’est néanmoins imposée (à moi au moins) à l’issue de ce rapide survol : 1. Rouputuan est un texte qui mérite la plus grande attention et un chef-d’œuvre qui attend toujours une équitable traduction dans notre langue ; 2. Li Yu est un auteur qu'il faut (et là je m'enhardis à paraphraser Victor Hugo*) « traduire réellement, le traduire avec confiance, le traduire en s’abandonnant à lui, le traduire avec la simplicité honnête et fière de l’enthousiasme, ne rien éluder, ne rien omettre, ne rien amortir, ne rien cacher, ne pas lui mettre de voile là où il est nu, ne pas lui mentir dessous, le traduire sans recourir à la périphrase, cette restriction mentale, le traduire sans complaisance puriste pour la France ou puritaine pour la Chine, dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, le traduire comme on témoigne, ne point le trahir, l’introduire à Paris de plain-pied, ne pas prendre de précautions insolentes pour ce génie, proposer à la moyenne des intelligences, qui à la prétention de s’appeler goût, l’acceptation de ce géant, le voilà ! En voulez-vous ? Ne pas crier gare, ne pas être honteux du grand homme, l’avouer, l’afficher, le proclamer, le promulguer, être sa chair et ses os, prendre son empreinte, mouler sa forme, penser sa pensée, parler sa parole, répercuter Li Yu du chinois en français, quelle entreprise ! »


Pour ceux qui n’auraient jamais croisé ce passage inspiré que le grand Victor avait donné en préface à une traduction réalisée par son fils François-Victor en mai 1864, et qui voudrait le rétablir dans sa formulation initiale, il faut remplacer Li Yu par « Shakespeare », Chine par « Angleterre », chinois par « anglais ».

Je ne sais si Li Yu est « à la hauteur » de celui dont Hugo écrivait qu’il est « un des poètes qui se défendent le plus contre le traducteur », mais la fugace fréquentation de traducteurs en Arles aura au moins eu, sur moi, l'effet bénéfique de réactiver mon envie de me frotter avec sa si stimulante production romanesque. Qui sait ce qu'il adviendra de ce nouvel engouement pour la traduction en veilleuse depuis 2005 ? (P.K.)

* J’ai trouvé ce passage pages 41-42 du n° 31 de la revue semestrielle éditée par ATLAS TransLittérature (été 2006) qui s’ouvre sur un entretien de la série « Traducteurs au travail » avec André Lévy (pp. 3-11). J’en profite pour remercier Nathalie Campodonico pour me l'avoir offert et surtout pour la chaleur de son accueil en Arles et Hélène Henry-Safier d'avoir insisté pour que j'accepte de participer à cette session d'Atlas qui a rempli, je n'en doute pas, une part non négligeable des attentes qu'elle avait suscitées.

lundi 2 novembre 2009

La poésie à l'honneur


Avec Ha Jin 哈金 (alias Jin Xuefei 金雪飞, né en 1956), Duo Duo 多多 était l'un des neuf auteurs à avoir été nommés pour l'édition 2010 du Prix International de Littérature Neustadt. Ce prix doté de 50 000 $ délivré tous les deux ans par l'Université de l'Etat d'Oklahoma et la revue World Literature Today se distingue en accordant la même attention aux poètes, qu'aux romanciers et aux dramaturges.

C'est donc le poète chinois Duo Duo, Li Shizheng 栗世征 de son vrai nom, né à Beijing en 1951 qui vient d'être désigné grand vainqueur de cette compétition qui couronna entre autres le Colombien Gabriel Garcia Marquez en 1972, le français Francis Ponge en 1974, le Mexicain Octavio Paz en 1982 et plus récemment l'Indien Raja Rao (1988).

On connaît mieux en France le perdant, avec quatre titre aux Editions du Seuil, que le gagnant qui a été traduit en anglais par Gregory Lee ; voici, donc, la courte biographie donnée par le site du prix :
Duo Duo (Li Shizheng) was born in Beijing in 1951. As a boy during the Cultural Revolution, Duo Duo studied at a school in the Baiyangding countryside, where he began to write poetry. He and some of his childhood classmates are considered part of the “Misty” school of contemporary Chinese poetry. His collections include Looking Out from Death: From the Cultural Revolution to Tiananmen Square (1989) and The Boy Who Catches Wasps (2002). Initially, Duo Duo’s poems were short and referenced many Western poets. In the 1980s his poems grew longer and more philosophical in nature. The morning after witnessing the 1989 Tiananmen Square Massacre, Duo Duo flew to London, where he was scheduled to give a poetry reading at the British Museum. It was well over a decade before he returned to China, instead residing in the United Kingdom, Canada, and the Netherlands. His distance from China incited the second shift in his poetry: he began to write of exile and wandering. Upon his 2004 return to China, the literary community received him with honor. Presently, Duo Duo resides on Hainan Island and teaches at Hainan University.
Cette distinction est pour nous l'occasion de signaler à ceux qui ne la connaissent pas encore la revue World Literature Today et son site internet qui permet de prendre la mesure du travail réalisé depuis 1927 dans la diffusion de la littérature mondiale aux USA, et aussi, de vous avertir de la mise en ligne de la deuxième livraison de Cerise Press qui entame sur la toile uniquement le même travail de promotion des littératures du monde entier. Ce deuxième issue nous offre un éclairage inédit sur deux poètes : Song Lin 宋琳 & Nguyen Do. (P.K.)

Complément du 5 novembre : De Duo Duo, on peut lire une trentaine de poèmes traduits dans notre langue par Chantal Chen-Andro : Poèmes de Saint-Nazaire
桑那在尔的诗 (Meet, 2008, 92 p.). L'un d'entre eux est en ligne sur le site de l'éditeur qui a également publié des poèmes de Ying Chen traduits par elle-même en français : Impressions d'été.

Il sera sans doute plus difficile de mettre la main sur le recueil d‘une centaine de poèmes libres et inspirés que Li Jinjia 李金佳 vient de publier à Ha'erbin (Heilongjiang renmin, 2009, 134 p.). Pour l'heure, seul a été traduit le titre Heizhang 黑障 : Obstacles noires
Dernière minute : En fait, les deux plus longs poèmes du recueil ont été traduits et publiés dans le numéro 105 de la revue dirigée par Michel Deguy, Po&sie (Belin, 2003).

dimanche 1 novembre 2009

L'Asie des Ecritures croisées (04)

Choses vues et entendues à la Fête du Livre d’Aix-en-Provence
« L’Asie des écritures croisées, un vrai roman »

Puisque les médias, à l’exception de la presse régionale, ont totalement boudé cette extraordinaire manifestation (je sais bien qu’en temps que co-organisateur, ce n’est pas à moi d’en faire le compte rendu… mais tant pis, si vous n’êtes pas d’accord avec mes propos ou si vous désirez les compléter, notre blog vous est grand ouvert…), je ne peux m’empêcher de vous livrer quelques impressions glanées au fil de ces rencontres avec des écrivains de Corée, Chine, Taiwan, Thaïlande, Vietnam et Japon.

Pendant la séance d’ouverture, chaque écrivain a laissé deviner quel était son caractère. Li Ang, par exemple, avec la fougue qu’on lui connaît, affirmait d’emblée que, comme Umberto Eco qui « voyage avec un saumon », elle voyageait avec un oreiller, en raison de douleurs dans le dos causées par une malencontreuse chute dans la mer Rouge lors d’un voyage en Arabie saoudite. Elle avait voulu voir le lieu précis où Moïse a séparé les eaux, et elle-même, à son corps défendant, a réussi le même exploit. Cette anecdote ne l’a nullement empêchée d’indiquer qu’après avoir écrit des romans dénonçant la condition féminine dans la société taïwanaise (le fameux La Femme du boucher), puis des romans montrant comment les femmes sont capables de vendre leur corps pour parvenir à grimper à l’échelle sociale (roman dont certaines pages la font rougir maintenant), elle s’intéressait surtout à la gastronomie du monde entier, et tout particulièrement à celle de la France. Yoko Tawada, elle, a souligné que la notion de roman asiatique lui rappelait trop la grande Asie de sinistre mémoire et qu’elle ne voyait pas forcément une cohérence dans cette invitation d’écrivains asiatiques, même si elle-même, qui habite en Allemagne, et qui écrit en allemand et en japonais, se déclarait très contente d’être là. Minaé Mizumura soulignait combien elle se sentait proche de la France dont elle comprend et parle la langue. Thuân, francophone elle aussi, expliquait que dans son roman Chinatown, écrit en vietnamien et traduit par Doan Cam Thi, le personnage principal était une Vietnamienne qui avait appris l’anglais à Moscou et s’installait à Paris où, pour gagner sa vie, elle enseignait cette langue à des élèves pour la plupart d’origine musulmane ! Qui dit mieux en matière de mélange et de mondialisation ? Chaque écrivain a ensuite exprimé sa joie d’être là pour parler de la chose qui lui tient le plus à cœur, la création littéraire.

Lors des master classes qui se sont tenues avec les étudiants de l’IUT Métiers du livre et ceux du Département d’études asiatiques de l’université de Provence, les écrivains ont parlé de leur vocation, de leur activité d’écrivain dans leur pays et de leur conception de la littérature. Kim Young-ha a expliqué que ses parents avaient toujours voulu qu’il devienne comptable. Lui-même voulait devenir écrivain et chaque fois qu’il écrit, il éprouve un grand plaisir à avoir l’impression de transgresser un interdit. Xu Xing a fait alors remarquer que Kafka aussi était destiné à devenir comptable… Pour Li Ang, la situation a été très différente. Elle a toujours été l’enfant gâtée de sa famille et a été soutenue par celle-ci, ce qui lui a permis de ne jamais avoir de problème pour vivre et de se livrer sans soucis matériels à son écriture. Même si elle a été très violemment critiquée, elle dit n’avoir jamais eu à faire de compromis et n’avoir jamais eu à s’autocensurer.

Chart Korbjitti a évoqué les heures sombres de la Thaïlande et ses massacres. Son envie d’écrire la vérité l’a amené à se demander comment il pourrait subvenir à ses besoins sans entraver son désir d’écrire. Il a commencé par fabriquer des sacs qu’il vendait sur les marchés, mais très vite, comme son commerce marchait trop bien, il lui a fallu cesser cette activité pour garder du temps, car il aurait dû employer des ouvriers et s’absorber totalement dans cette occupation ! Il a affirmé n’avoir besoin que de très peu pour vivre, habitant à la campagne, loin des tracas de la ville…

Bao Ninh a précisé le processus qui l’avait conduit à écrire Le Chagrin de la guerre. Selon la propagande communiste, la victoire du Viêtnam sur les États-Unis en 1975 était présentée comme un événement brillant provoquant la joie de tous. Tel un peuple de robots, les Vietnamiens fêtaient la victoire en oubliant les souffrances des combats. Du côté américain, on expliquait que la victoire vietnamienne était due au fait que les Vietnamiens étaient justement des robots et avaient pu résister à la guerre quelle qu’en fût la violence. Pour Bao Ninh, les Vietnamiens étaient avant tout des hommes, et lui qui fut soldat dans l’armée vietnamienne faisait un constat beaucoup plus douloureux. La guerre avait été atroce et les souffrances ne pourraient jamais être oubliées. Un peu plus « lettré » que ses camarades, il s’était senti le devoir de dire que la guerre, quels qu’en soient les motifs, était une monstruosité, et qu’elle ne devait plus jamais se reproduire. Il a aussi affirmé que son roman n’avait rien d’extraordinaire en lui-même, mais que s’il avait eu du succès, c’était seulement parce qu’il présentait les Vietnamiens comme des hommes et des femmes ordinaires et non comme des robots.

Au cours des entretiens, a aussi été abordée la question de la modernité. Kim Young-ha a rappelé que cette modernité a été imposée par les Occidentaux dans plusieurs pays d’Asie par la force. Ensuite, la littérature occidentale a dominé le monde et l’Asie en particulier. La forme romanesque dans sa version moderne n’a par exemple qu’un siècle d’histoire en Thaïlande ou au Viêtnam, où elle a supplanté la poésie ou le récit en vers. Dans la situation actuelle, un écrivain a fait remarquer que dans la plupart des pays d’Asie, un lycéen ne peut entrer à l’université que s’il connaît un certain nombre d’œuvres occidentales, alors que l’inverse n’est pas vrai.

À propos de la censure, chaque écrivain a évoqué la situation dans son pays. Au Japon, où seuls sont tabous la famille impériale et l’Empereur (pourtant plus démocrate que certains membres de l’extrême droite selon Minaé Mizumura…), la censure n’existe pratiquement pas. En revanche, Minaé Mizumura a indiqué combien persistaient des différences très fortes entre classes sociales… dont son roman Taro un vrai roman se fait amplement l’écho. En Thaïlande, selon Chart Korbjitti, certains sujets doivent être évités. Au cinéma, par exemple, jusqu’à une époque récente, on ne devait pas mettre en scène des « mauvais » policiers.

Lee Seung-u, quant à lui, s’est réjoui du fait qu’aujourd’hui les écrivains de Corée du Sud aient plus de latitude pour aborder des problèmes intimes, alors que, pendant les dernières décennies, les écrivains ne pouvaient pas ne pas se préoccuper des problèmes du pays et prendre position en faveur de telle ou telle position politique. C’est sans doute pour cela que son roman La Vie rêvée des plantes possède une telle force poétique.

Enfin, cette Fête du Livre a été marquée par le rôle considérable qu’ont joué les traducteurs-interprètes. Cinq langues (souvent appelées en France « langues rares » !) étaient utilisées et chaque fois qu’un écrivain prenait la parole, il fallait que les interprètes traduisent à chacun dans sa langue ce qui venait de se dire. Grâce à un ingénieux dispositif, le système a très bien fonctionné et le sens de chaque intervention a pu être rendu presque en temps réel en français puis dans les quatre autres langues. Et chaque fois, le public semblait charmé par la musique de chacune des langues…

Pour clore ces « choses vues et entendues », je ne résiste pas à l’envie de vous livrer la « version intégrale » d’une intervention de Chart Korbjitti – traduite par Marcel Barang et Louise Pichard-Bertaux :

« Je suis venu ici pour vous informer. Je ne suis pas venu comme représentant des écrivains thaïs mais à titre personnel. Je suis venu pour vous dire que mon pays a une langue, une culture et une tradition artistique. Et une littérature, tout comme dans chacun de vos pays. La différence, c’est que mon pays est petit et en voie de développement. Ou en d’autres termes un pays du tiers-monde.

Et quand on parle des pays du tiers-monde, les pays développés nous considèrent avec condescendance, qu’il s’agisse du mode de vie, des valeurs culturelles ou artistiques et considèrent les gens du tiers-monde comme des rustres, ce qui vaut aussi pour la littérature que nous lisons.

La littérature, à mon avis, est tout aussi importante que les vêtements que nous portons. Chaque pays a sa façon de se vêtir en fonction du climat et de l’environnement de façon à ce que chacun soit à l’aise et bien dans sa peau. Ce qui est au-delà de ça et dont on ne peut pas se passer, c’est la beauté ; en d’autres termes, c’est l’art.

Et chaque fois que vous regardez les vêtements que nous portons, vous vous dites que ces vêtements sont démodés, de coupe grossière et sont tout sauf branchés.

De la même façon, quand vous considérez notre littérature, vous vous dites que notre style est démodé, qu’il n’a rien d’excitant, et que nos thèmes sont répétitifs : la pauvreté du petit peuple, la corruption des politiciens, la prostitution et l’exploitation des enfants.

Je suis venu ici pour vous dire que même si mon pays n’est pas aussi développé que les vôtres, nous portons des habits confortables et qui nous conviennent tout autant que ceux que vous portez chez vous. Et n’allez surtout pas croire que ce n’est pas le cas !

Et si un jour vous en avez marre de porter les vêtements qui sont les vôtres, ou de suivre les modes qui sont les vôtres et qui changent en permanence, j’espère que vous essaierez les nôtres, et que dans vos penderies on trouvera un choix de vêtements parmi les quels les nôtres figureront.

De la même façon, j’espère que sur vos étagères et dans vos bibliothèques, il y aura un choix d’ouvrages littéraires parmi lesquels les nôtres figureront aussi.

Je suis venu ici pour faire mon devoir qui est de vous informer. Si ça se trouve, cette information ne servira à rien, je n’ai pas de grands espoirs à ce sujet.

Mon devoir est simplement de vous informer.

Je tiens à remercier tous ceux qui m’ont convié à venir ici pour délivrer ce message. »

La force d’une telle intervention dès la soirée d’ouverture de cette Fête du Livre aurait pu justifier à elle seule la tenue de ces rencontres !

Noël Dutrait

vendredi 30 octobre 2009

L’Asie des Ecritures Croisées (03)


Une rencontre avec Xu Xing dans le cadre des Ecritures croisées 2009
Rencontre du 18 octobre, présentée par Sébastian Veg.

La rencontre du dimanche matin a réuni dans la bibliothèque de la Cité du Livre un petit groupe - une trentaine de personnes - très attentif aux propos du romancier chinois Xu Xing
徐星. Ceux-ci portaient essentiellement sur trois thèmes : son enfance durant la Révolution Culturelle, ses débuts en littérature, et la politique culturelle actuelle de la Chine. Les notes prises pour la traduction m’ont permis de retranscrire a posteriori l’essentiel de l’intervention, que je résume ici – je n’ai pas jugé utile de reprendre les questions, les réponses me paraissant suffisantes :
  • Sur l’enfance : « Je suis né en 1956, à Pékin. La Révolution Culturelle a débuté en 1966, et en 1967 mes parents ont été déportés, mon père au Hebei, où il a été interné, et ma mère dans les montagnes du Gansu. C’est comme cela que j’ai commencé, à l’âge de 11 ans, à vivre seul. Ma mère, avant de partir, avait convenu avec un restaurateur de notre quartier, qu’elle lui enverrait chaque mois une partie de sa paye pour qu’il me nourrisse. Lorsque je repense à ces années, j’ai le souvenir d’une grande souffrance, d’une grande solitude. J’étais trop petit. Mais avec l’âge, cette expérience est devenue une richesse.(…) J’ai entamé mon premier voyage à onze ou douze ans, pour aller voir ma mère. Cela a été une véritable épreuve, je me souviens de la misère, de la faim. Mais ce voyage a été une expérience déterminante dans ma vie : je l’ai refait par la suite chaque année, et voyager est devenu dès lors une sorte de drogue. Ma scolarité, quant à elle, était plutôt chaotique. (…) J’ai connu mon premier amour en 1972 ou 73 : pour la première fois de ma vie, j’ai écrit une lettre à une fille, dans laquelle je vantais mes exploits sur les routes ; je concluais sur quelques doutes personnels quant à la Révolution Culturelle. La fille a été prise de panique. Elle a fait lire ma lettre à sa meilleure amie, et elles ont pris la décision de la remettre à leur professeur de politique, qui appartenait à la police. J’ai été emprisonné pendant quarante jours. J’avais 16 ans. (Ndt : c’est à cet épisode de sa vie que Xu Xing fait allusion lorsqu’il dit, dans une interview publiée en annexe de son roman Et tout ce qui reste est pour toi : « Je n’ai jamais été un bon élève, ni un enfant sage, et à seize ans je suis devenu un jeune à problème. » 我从小不是好学生,乖孩子,十六岁时成了不良少年。”) Cette expérience m’a apporté beaucoup de maturité, et m’a fait entrer dans l’âge adulte. Une trentaine d’années plus tard, j’ai fait un film intitulé « Ma Révolution Culturelle », dans lequel je relate cette histoire - ce film a été diffusé plusieurs fois en France, sur la Cinq. La fille à qui cette lettre était destinée a vu mon film, et elle est rentrée des Etats-Unis pour me voir. Elle m’a dit qu’elle avait beaucoup hésité avant de remettre cette lettre à son professeur (…). Elle m’a dit que ça avait été le plus grand regret de sa vie. »
  • Sur ses débuts en littérature : « Le manuscrit de mon premier roman, Variations sans thème, a commencé à circuler en 1981 parmi un petit groupe d’amis. L’une d’eux, Zhang Xinxin, m’a supplié de ne plus le montrer. Il est malgré tout passé de main en main dans trois établissements : le Conservatoire Supérieur de Musique, l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique et l’Ecole Supérieure de Cinéma. Puis, les choses ont basculé en 1985 : un jour, après avoir beaucoup bu, j’ai pris mon vélo, décidé à apporter mon manuscrit aux éditions Renmin wenxue (Littérature du Peuple), dont l’éditeur en chef était Wang Meng. Celui-ci l’a lu, et m’a tout de suite contacté. Nous nous sommes rencontrés, nous avons convenu d’un certain nombre de retouches, et mon texte a été publié. En 86, un critique littéraire a écrit ces lignes dans la revue Dangdai wenxue (Littérature contemporaine) : " Le fleuve Jaune et le Yangzi charrient depuis des millénaires le sang de nos héros. Un individu tel que Xu Xing, avec ses antihéros, a-t-il sa place dans la littérature chinoise contemporaine ? " J’ai été très honoré de cette critique ! »
  • Sur la politique culturelle actuelle : « Je vais vous raconter une anecdote : récemment, un jeune homme de 24 ans est venu me voir à Pékin. Il m’a demandé ce que j’entendais par " Bande des Quatre ", s’il ne s’agissait pas des quatre dernières stars en vue de la pop hongkongaise. Cette question m’a désespéré. C’est dramatique. (…) Si la Révolution Culturelle peut se résumer à une tentative, en dix ans, de faire de chaque citoyen un révolutionnaire, l’idéologie actuelle peut se résumer à une tentative de faire de chaque citoyen un consommateur amnésique. Elle y parvient très bien pour l’instant. (…) La ville de Pékin était autrefois une ville merveilleuse : c’était une ville horizontale, parsemée d’arbres, d’arrière-cours, pleine de ce que l’architecture chinoise traditionnelle pouvait offrir de plus beau, de plus raffiné. Pékin, aujourd’hui, ressemble à n’importe quelle grande ville moderne. Le problème est que les décideurs en matière d’urbanisme sont des gens incultes. C’est ainsi qu’ils permettent à des architectes étrangers de venir poser leurs ordures en plein cœur de la ville, chose qu’ils ne pourraient pas faire chez eux. (…) Connaissez-vous la mesure qui a été prise quelques semaines avant les célébrations du soixantième anniversaire de la République Populaire ? Les autorités ont interdit la vente de couteaux de cuisine à Pékin ! Le gouvernement actuel se targue de maintenir la stabilité dans le pays, mais il n’est plus très crédible. Ces gens-là n’ont qu’un objectif : se maintenir au pouvoir, coûte que coûte. "Après moi le déluge !", comme disait Louis XIV, à moins que ce ne soit Louis XV…»
Je n’ai pu m’empêcher, pour conclure cette rencontre décoiffante, de saluer le taoïste qui se cache en Xu Xing, en citant ce passage autobiographique : « Ce qui importe, ce n’est pas ce que les autres disent de toi, c’est ce que tu ressens toi-même. Tous mes amis qui, il y a quelques années, s’affairaient à leurs études, s’affairent aujourd’hui à gagner de l’argent. L’argent, je ne peux pas dire que je n’y pense pas : moi aussi j’aimerais être bien habillé, habiter une villa, conduire une grosse Mercedes, mais j’ai une faiblesse à ce niveau-là : le prix à payer pour parvenir à tout cela serait le sacrifice de ce qui, à mes yeux, importe le plus au monde, à savoir ce petit peu de liberté, d’oisiveté. Des amis me disent : tu connais l’anglais, l’allemand, pourquoi est-ce que tu n’en fais pas quelque chose ? Ca ne m’intéresse pas, "j’ai assez". Vous êtes tous comme ça, moi non. J’ai un peu tendance à nager à contre-courant. Je me trouve bien comme ça, je suis quelqu’un qui peut vivre à partir du moment où il a à manger, si j’ai envie de faire quelque chose, je le fais, si je n’en ai pas envie, je ne le fais pas, je sais me contenter de ce que j’ai. » (剩下的都属于你,徐星自述p. 271)

Riche est celui qui sait se contenter de ce qu’il possède,
disait Lao zi (
知足者富).

Bibliographie :
《无主题变奏》(《人民文学》1985.7 ) ; 《城市的故事》(《中国文学》1986.4 ) ;《殉道者》、《无为在歧路》(《人民文学》 1986. 12 ) ; 《饥饿的老鼠》《帮忙》(《收获》1986. 1 ) ; 《爱情故事》(《中外文学》1989.2《上海文学》1989. 7) ; 《我是怎样发疯的》(《今天》1992. 1) ; 《失去了歌声的城市》(《今天》1992. 3) ; 《国王和马的故事》(剧本,《今天》1992. 4) ; 《一出戏是怎样完成的……(剧本,《今天》1992. 5) ; 《剩下的都属于你》(长江文艺出版社2004.8) ; Le crabe à lunettes (première traduction du recueil de nouvelles Variations sans thème), Julliard, 1992 ; Et tout ce qui reste est pour toi, trad. Sylvie Gentil, L’Olivier, 2003 ; Variations sans thème, trad. Sylvie Gentil, L’Olivier, 2004. Pour une intéressante interview de Xu Xing, voir ici.
Philippe Che

jeudi 29 octobre 2009

Enfer chinois (07-a)


Je vais avec ce billet de circonstance - on va bientôt voir laquelle -, à nouveau sauter quelques étapes de mon survol systématique des traductions françaises de littérature érotique chinoise des siècles passés et aborder les traductions apportées dans notre pays au chef-d’œuvre du roman érotique chinois, le Rouputuan 肉蒲團 (Chair, tapis de prière, 1657).

Je ne m’appesantirai pas sur les longs débats qui ont pendant longtemps entouré la question de l’attribution de cette œuvre à Li Yu 李漁 (1611-1680). J’ai eu l’occasion d’en traiter doctement ailleurs : d’abord par le menu dans une thèse soutenue voici quinze ans [L’Œuvre romanesque de Li Yu (1611-1680). Parcours d’un novateur, 1994], puis plus récemment en introduction à la traduction des commentaires de fin de chapitre donnés par Li Yu à son roman [Voir Jacques Dars, Chan Hing-ho (eds), Comment lire un roman chinois. Anthologie de préfaces et commentaires aux anciennes œuvres de fiction. Arles : Picquier, 2001, pp. 179-198], et encore dans ma notice de l’Encyclopedia of Erotic Literature (Routledge, 2006, pp. 809-813) dont il a été question à l’occasion du quatrième billet de cette série et même ailleurs. Je n’y reviendrai donc pas : ce roman est de Li Yu. Qui d’autre que lui aurait-il d’ailleurs pu l’écrire ?



Vous savez déjà que la collection des romans érotiques chinois éditée par Chan Hing-ho à Taiwan consacre un volume entier (« Siwuxie huibao » 思無邪匯寶, vol. n° 15, 1994, 502 +13 p.) à cette œuvre qui porta le titre alternatif de Juehou chan 覺後禪 (Méditation après l’éveil). Cette édition critique s’appuie sur les plus anciens imprimés, mais aussi sur le manuscrit japonais qui passe pour être la copie la plus proche de l’original et qui a permis de lever les dernières interrogations pesant sur la date de diffusion du livre en en donnant une, l’année 1657 ; cette date correspond bien avec ce que l’on sait par ailleurs du parcours de Li Yu et de son attachement, pendant un période somme toute assez courte, au genre du xiaoshuo 小說 en langue vulgaire. Là encore pour être rapide, je me contenterai de rappeler que Rouputuan arrive à la mi-temps de ce parcours et fut donc composé entre les Wushengxi 無聲戲 ou Comédies silencieuses dont les deux volumes durent voir le jour entre 1654 et 1656 et Shi’er lou 十二樓 ou Douze pavillons datant vraisemblablement de 1658. Des premiers recueils, seuls quelques contes ont été traduits dans notre langue : deux par Rainier Lanselle dans Le poisson de jade et l’épingle au phénix. Douze contes chinois du XVIIe siècle (Paris : Gallimard, 1987) dont on reparlera un jour ; cinq par moi, dans une autre vie, chez Picquier : A mari jaloux, femme fidèle (1990, repris en « Picquier-Poche », n° 95, 1998) --- pour tout savoir sur les dix-huit contes de cette série, on peut lire les notices du tome cinquième de l'Inventaire analytique et critique du conte chinois en langue vulgaire (A. Lévy & al., Paris : Collège de France/Institut des hautes études chinoises, « Mémoires de l’Institut des hautes études chinoises », vol. VIII-5, 2006). Restent donc onze récits dans l’attente de publication auxquels s’ajoutent les douze nouvelles qui composent le Shi’er lou (S) : après avoir fourni certaines des toutes premières traductions de littérature romanesque chinoise en anglais (1815), et en français (1819, 1827), cette collection encore inédite dans sa totalité, sauf en japonais et en russe, est une œuvre aboutie qui attend également une intégrale dans notre langue. Quelques inédits de cet ensemble ont toutefois rencontré auprès des étudiants qui fréquentent les cours du master Monde chinois de notre université un public attentif (cela fait partie du contrat !) et parfois même actif ; cette année, les rares à avoir choisi de s’attacher à la littérature ancienne dès leur deuxième année de licence pourront, eux aussi, en découvrir un remarquable échantillon (« Sheng wo lou » 生我樓, S 11), mais, je n’ai pas oublié que je m’étais un peu cavalièrement engagé publiquement à offrir l’ensemble de l’œuvre romanesque avant que n’arrive le moment de fêter le quatrième centenaire de la naissance de Li Yu fixée au 13 septembre 1611. A moins de deux ans de la date à partir de laquelle je perds la face, je me dis qu’il est grand temps de passer aux actes, mais ceci est une autre histoire.

Pour l’heure revenons au Rouputuan, vers lequel une demande pressante m’a conduit, un peu contre ma volonté, une nouvelle fois. Mais pouvais-je refuser de participer aux 26èmes Assises de la traduction littéraire en Arles pour tenir un atelier « eros-chinois » ? Sans doute oui, mais j'ai , je le concède, succombé à la promesse d'une gloire aussi vaine qu'éphémère : je vais donc donner gracieusement de ma personne et, le 8 novembre prochain à l’heure de la journée la moins appropriée qui soit pour ce genre de loisir - 9h ! -, me pencher pendant 90 minutes, avec une compagnie dont je ne connais ni le nombre ni la composition, sur un passage du chapitre 14 de cette pièce de choix de l’érotisme mondial.

Il faudra sans doute situer rapidement et l’œuvre et le contexte - le début de la dynastie des Qing 清 (1644-1911) -, mais sûrement aussi présenter son auteur et dire un mot ou plus de sa propension à innover, laquelle se manifeste brillamment dans le millier de caractères retenus. Pour vous qui pouvez cliquer, je vous recommande la lecture des polycopiés dont vous devriez retrouver la trace à partir des pages d’un site ancien sur lequel je ne peux plus agir, mais qui conserve des informations encore utiles. Un résumé pourrait aussi permettre de replacer cet extrait [*] dans une trame narrative finement tissée, particulièrement riche en épisodes torrides :
Un jeune lettré de l'ère Zhihe 致和 (1328) portant le pseudonyme de Weiyangsheng 未央生 a le désir d’épouser la plus belle femme du monde. Ne pouvant se satisfaire de la beauté pourtant éclatante de Yuxiang 玉香, sa première épouse, la prude fille de l'austère barbon confucéen Tieshan daoren 鐵扇道人, il repart en chasse. Il est bientôt assisté par Sai-Kunlun 賽昆崙, un maître brigand de génie qui le convainc très vite que la petitesse de son sexe est un frein à ses prétentions. Lorsqu'il s'est fait greffer un sexe de chien, ce qui fait de lui un amant incomparable, il séduit Yanfang 艷芳, une commerçante au tempérament fougueux. Celle-ci se retrouvant finalement enceinte, il conquiert en cachette Xiangyun 香雲, une autre beauté qu'il avait repérée bien avant son opération. La jeune personne lui présente trois parentes, comme elle, femmes de lettrés peu doués pour les joutes nocturnes partis concourir à la capitale. Pendant qu'il s'ébat sans retenue avec les quatre femmes, le mari de Yanfang, l'honnête marchand Quan Laoshi 權老實, poussé par un désir de vengeance, séduit Yuxiang [*] et l'engrosse avant de la vendre à un bordel de la capitale où elle devient rapidement la prostituée la plus recherchée de tout l'Empire. Attiré par sa réputation, Weiyangsheng, lequel se croit veuf car son beau-père n'a pas osé lui avouer la fugue de sa fille, s'y presse. Quand il arrive à pied d'oeuvre, les maris de ses conquêtes galantes ont déjà goûté les avantages de son épouse légitime qui, pour éviter une confrontation embarrassante avec son mari, se suicide. Prenant enfin conscience de son égarement, Weiyangsheng retourne auprès du moine Gufeng 孤峰 qui avait jadis (chap. 2) tenté de le détourner de son funeste destin. Résolu à ne plus suivre les chemins tortueux de la débauche, il se castre et entre en religion en compagnie des nouveaux convertis que sont Sai-Kunlun et Quan Laoshi.
Mais on pourrait aussi faire l’économie de toute érudition pour aborder en toute candeur un moment d’intimité entre une épouse délaissée par son mari, Yuxiang, et celui qui va, en devenant son amant lui faire goûter, avec délicatesse et un savoir-faire gagné au commerce de sa propre épouse, des plaisirs insoupçonnés. Je vous dirai un jour prochain la stratégie mise en place pour aborder cette scène aussi piquante et sensuelle que fort pédagogique, et les résultats que nous avons obtenus. Il est maintenant temps de dresser pour qui n’a pas la chance de lire Li Yu dans le texte, un rapide inventaire des traductions disponibles de ce « Livre qui se moque véritablement de tout » 真玩世之書也 (RPT, chap. 20, commentaire).



En plus de plusieurs traductions anciennes (1950, 1963) et qui sait peut-être d’autres modernes (que je ne connais pas), le roman a, de longue date, circulé au Japon dans sa langue originale sous la forme de copies manuscrites (l’une datant de 1715) et d’imprimés ; une traduction russe a été réalisée à partir du chinois par Dmitrij Nikolaevič Voskresenskij (Дмитрий Николаевич Воскресенский, Moscou, 2000), lequel a également traduit les Shi’er lou et une partie des Wushengxi ; mais c’est en allemand que le roman fut d’abord lu en Europe grâce à la traduction fort libre qu’en avait donnée, en 1959, Franz Kuhn (1884-1961). Ce rendu vivement critiqué servit assez rapidement de base à plusieurs adaptations, en néerlandais (1964), mais surtout en anglais, et ce dès 1963 grâce à Richard Martin. Je n’ai pas encore pu vérifier si les traductions portugaises (1982, 2002), italiennes (1973, 2000), espagnole (1990), hongroise (1989) sont ou non basées sur celle de Kuhn, ou sur son pendant anglais, ce qui ce conçoit facilement, ou, ce qui est encore possible pour celles sorties après 1990, sur la version directe que réalisa le grand spécialiste américain du roman chinois ancien et de l’œuvre de Li Yu, Patrick Hanan : sa version, publiée à New York chez Ballantine (1990) sous le titre The Carnal Prayer Mat (Rou Putuan) a été rééditée en 1996 sur les Presses de l’université d’Hawaï (Honolulu) et connait un succès amplement mérité. C’est la première version réalisée à partir d’un texte complet (grâce à la consultation du manuscrit japonais portant la date de 1657) avec les instructifs et succulents commentaires que Li Yu ajouta à presque tous ses chapitres. Quant à la version vietnamienne, je n’en connais que la couverture que j’ai installée sur une page internet qui présente les traductions des œuvres romanesques de Li Yu, voir ici -- cette page sera bientôt remplacée par une autre plus complète et plus riche en informations bibliographiques.



Pour le domaine français, nous disposons, comme pour l’anglais de deux versions : une ancienne (vieille de presque un demi-siècle) et une nouvelle d’à peine 18 ans ; les deux offrent des défauts similaires [j’y reviendrai après l’atelier] et, quoi qu’en disent leur maître d’œuvre respectif, s’appuient chacune sur des éditions, certes « anciennes », mais loin d’être au-dessus de toute réserve. Le progrès apporté par la seconde se bornerait presque à rendre les poèmes que la première avait éliminé pour n’avoir « aucune valeur poétique » et à abandonner le procédé qualifié par André Lévy [« La passion de traduire », in V. Alleton, M. Lackner (eds.), De l’un au multiple. Traduction du chinois vers les langues européennes. Paris : Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1999, pp. 164-165] de « degré zéro de la traduction », astuce ou « trouvaille » qui amenait à reproduire (en rouge dans certains tirages de luxe, comme au Cercle du livre précieux en 1963) presque à chaque fois qu’ils interviennent dans le texte, les deux couples de caractères désignant les organes sexuels : yangwu 陽物, pour l’appendice masculin, yinhu 陰戶, pour le réceptacle féminin, procédé qui sera repris par Huang San et son facétieux compère dans leur traduction du Chipozi zhuan 癡婆子傳 , voir « Enfer chinois (03) ».

La première traduction date de 1962 (Réédition 10/18, n° 2676, 1995). Pilotée par Etiemble (1909-2002), elle a été signée par Pierre Klossowski (1905-2001) qui l’avait réalisée à partir d’un mot-à-mot fourni par un sinologue anonyme, sur l’identité duquel beaucoup a été dit sans emporter l’adhésion complète ; du reste, le sujet importe peu.



La deuxième traduction date de 1991 ; elle a été commandée par Philippe Picquier, pour ses éditions, à Christine Corniot qui s’est efforcée de rendre justice à un texte dont elle ne semble pas avoir senti toutes les finesses et l'irrésistible humour. Travail de commande, réalisé sans support scientifique à partir d’une vision faussée de la composition pourtant longuement expliquée dans l’introduction, le produit final n’en a pas moins connu un vif succès puisque l’éditeur d’Arles en a proposé plusieurs éditions (1991, 1994, 1996) et continue de le diffuser en format de poche toujours sous le même titre accrocheur : De la chair à l’extase. Pour nous en tenir au simple titre, la première édition a vu plus juste avec son Jéou-P’ou-T’ouan ou La Chair comme tapis de prière (Paris : Jean-Jacques Pauvert, 1962, 1979).

La récente confrontation à laquelle je me suis livré sur un court passage du chapitre 14 m’a pour le moins renforcé dans l’idée que le moment était sans doute venu de proposer une nouvelle traduction de cette œuvre que le public français, pour une fois moins chanceux que l’anglo-saxon, ne connaît pas encore véritablement. Il est tout de même rassurant de noter que malgré la lourdeur des choix retenus, les lecteurs apprécient en général cette folie sensuelle et morale, ne s’arrêtant pas aux maladresses qui entachent si abondamment ces deux traductions. Peut-être en va-t-il ainsi des grandes œuvres qui résistent aux pires manipulations. Je me suis, je dois l’avouer, moi même longtemps laissé abusé par la première traduction.



L’autre constatation réalisée à partir du travail préliminaire pour l’atelier d’ATLAS dont je voulais vous faire également part est que le texte fourni sur un site que je vous recommandais chaleureusement il n’y a pas si longtemps est très souvent fautif car basé uniquement sur les éditions japonaises anciennes et non, regrettons-le, sur l’édition critique de Chan Hing-ho : nous voilà prévenus. Si l’atelier arrive à clarifier les données du problèmes et à montrer les trésors d’originalité qu’implique la traduction des fictions de Li Yu, je serais amplement satisfait.

Une dernière chose qui est loin d’être un détail : la traduction de Rouputuan en Chair, tapis de prière est de Jacques Dars [dont Les carnets secrets de Li Yu ressortent justement ces jours-ci dans un format réduit chez Picquier]. C'est lui qui la proposa lors du colloque sur la traduction (« Traduction terminable et interminable », De l’un au multiple, p. 153) pendant lequel André Lévy avait passé au crible un court passage du chapitre six, celui où il est affirmé que les aphrodisiaques n’agissent pas plus sur la taille d’un « capital » (benqian 本錢) pas assez long, que les fortifiants sur l'esprit un étudiant inculte : « L’un ajoute, l’autre retranche et par une étrange pudeur, l’un comme l’autre refuse d’appeler le ginseng par son nom ... comme d’utiliser le terme plaisant, significatif et approprié de « capital » du texte/source. Allez savoir pourquoi ! » (p. 165). (P.K.)

NB. Le passage soumis à la sagacité des stagiaires d’Arles sera donc tiré du chapitre 14, pp. 379-382 de l’édition du « Siwuxie huibao » [權老實說便說這一句。...., 夜夜少他不得。] auquel correspondent les pages 204 à 206 de la traduction Klossowski (1963) [« K’iuan l’Honnête dit cela, ... ils firent l’amour toutes les nuits. »] et 190 à 192 de la traduction Corniot (1991) [« Il avait beau parler ainsi,... ne fût-ce qu’une nuit. »]. Vous le voyez, je n’ai pas cherché la simplicité, ni même à éviter l’embarras que cause l’évocation en public des choses du sexe --- ce que je commence à regretter.