Le texte mis sous les projecteurs de cette réunion de virtuoses du passage d’une langue à l’autre et de cette confrérie éphémère de curieux de la transmutation en français de ce qui s’est écrit en chinois, était le court passage [voir ci-dessous] du Rouputuan 肉蒲團 (Chair, tapis de prière) de Li Yu 李漁 (1611-1680) que je signalais à la fin d'un précédent billet ; un texte volontairement court, mais encore trop long pour être envisagé dans sa totalité dans ce cadre d’interrogation plurielle, surtout par des non-sinisants. Le peu de temps disponible restant une fois passé les prolégomènes indispensables à l’installation progressive des stagiaires n’a finalement permis que d’aborder un nombre réduit des problèmes que pose au traducteur cette prose vernaculaire du XVIIe siècle finement tissée par un maître de la narration qui n’oublie pas la théâtralité des situations imaginées, problèmes pas tous liés, il est vrai, au cas particulier qu’offre le caractère clairement érotique de l'œuvre en question : j’y reviendrai ici-même en détail dans une version allongée de ce qui constituera un jour un compte-rendu pour paraître en 2010 dans le volume des Actes des vingt-sixième assises de la traduction littéraires (Arles, 2009), chez Actes-Sud. Mais pour en dire deux mots, il fut question de l’inévitable problème que posent les noms propres que l’on peut, ou pas, envisager de traduire, les termes propres à une œuvre érotique dans la description du commerce des sexes (avec ici un benqian 本錢 (capital) qui a disparu des deux traductions existantes), le traitement à réserver à une allusion littéraire (ici, une formule de Maître Kong et de ses Entretiens [Lunyu 論語, XI.15] plaisamment détournée de son contexte d'origine, dont on ne trouve pas plus trace chez Klossowski et que chez Corniot), la traduction littérale ou pas des images (comme celle du bateau échoué qu’une vague printanière soulève et transporte pour l’arrivée salutaire des fluides ouvrant à l’amant des espaces qui lui étaient encore impénétrables un moment plus tôt), le rendu des dialogues sous une forme très directe impliquant qu'on « se mette à la place des personnages » tout comme le préconise l'auteur : il fut naturellement question, mais sans doute pas assez, de la tournure très « théâtrale » de la l'écriture romanesque de Li Yu pour cette « comédie silencieuse » aussi sensuelle que pédagogique. A chaque fois nous avons ouvert des pistes, sans - et je le regrette, mais était-ce possible en si peu de temps ? - apporter de solution.... Mais n’a-t-on pas déjà fait un grand pas dans la bonne direction en identifiant les différentes difficultés que pose au traducteur ce texte ?
Une double constatation s’est néanmoins imposée (à moi au moins) à l’issue de ce rapide survol : 1. Rouputuan est un texte qui mérite la plus grande attention et un chef-d’œuvre qui attend toujours une équitable traduction dans notre langue ; 2. Li Yu est un auteur qu'il faut (et là je m'enhardis à paraphraser Victor Hugo*) « traduire réellement, le traduire avec confiance, le traduire en s’abandonnant à lui, le traduire avec la simplicité honnête et fière de l’enthousiasme, ne rien éluder, ne rien omettre, ne rien amortir, ne rien cacher, ne pas lui mettre de voile là où il est nu, ne pas lui mentir dessous, le traduire sans recourir à la périphrase, cette restriction mentale, le traduire sans complaisance puriste pour la France ou puritaine pour la Chine, dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, le traduire comme on témoigne, ne point le trahir, l’introduire à Paris de plain-pied, ne pas prendre de précautions insolentes pour ce génie, proposer à la moyenne des intelligences, qui à la prétention de s’appeler goût, l’acceptation de ce géant, le voilà ! En voulez-vous ? Ne pas crier gare, ne pas être honteux du grand homme, l’avouer, l’afficher, le proclamer, le promulguer, être sa chair et ses os, prendre son empreinte, mouler sa forme, penser sa pensée, parler sa parole, répercuter Li Yu du chinois en français, quelle entreprise ! »
Pour ceux qui n’auraient jamais croisé ce passage inspiré que le grand Victor avait donné en préface à une traduction réalisée par son fils François-Victor en mai 1864, et qui voudrait le rétablir dans sa formulation initiale, il faut remplacer Li Yu par « Shakespeare », Chine par « Angleterre », chinois par « anglais ».
Je ne sais si Li Yu est « à la hauteur » de celui dont Hugo écrivait qu’il est « un des poètes qui se défendent le plus contre le traducteur », mais la fugace fréquentation de traducteurs en Arles aura au moins eu, sur moi, l'effet bénéfique de réactiver mon envie de me frotter avec sa si stimulante production romanesque. Qui sait ce qu'il adviendra de ce nouvel engouement pour la traduction en veilleuse depuis 2005 ? (P.K.)
* J’ai trouvé ce passage pages 41-42 du n° 31 de la revue semestrielle éditée par ATLAS TransLittérature (été 2006) qui s’ouvre sur un entretien de la série « Traducteurs au travail » avec André Lévy (pp. 3-11). J’en profite pour remercier Nathalie Campodonico pour me l'avoir offert et surtout pour la chaleur de son accueil en Arles et Hélène Henry-Safier d'avoir insisté pour que j'accepte de participer à cette session d'Atlas qui a rempli, je n'en doute pas, une part non négligeable des attentes qu'elle avait suscitées.
2 commentaires:
Quel plaisir de lire un nouveau billet sur la littérature ancienne ! Merci pour ce billet comme pour le précédent sur Li Yu. Avec quelle impatience j’espère et attends de nouvelles traductions… car ce n’est pas encore bientôt que je serai capable de les lire en VO, hélas.
J’ai beau travailler régulièrement dans mon temps libre, je n’ai de toute évidence pas de grandes capacités, et je progresse à une vitesse qui me donne presque envie de donner raison aux Éléates – le mouvement est une illusion –, c’est dire… Bref, avec les trois cents mots que je parviens péniblement à retenir pour le moment en chinois classique, je ne suis pas près de profiter de cette littérature sans le secours infiniment précieux des traducteurs, et donc, entre autres, de vous-même : puisse l’attente d’un lecteur (et de tant d’autres, qui sont ici silencieux, mais n’en pensent certainement pas moins) encourager vos projets de traduction ; sachez qu’ils ne seront pas négligés quand ils paraîtront !
Mais je vais pouvoir me consoler grâce à la réédition des Carnets secrets dont vous parliez ; c’est que, faute de pouvoir mettre la main sur la première édition, je me morfondais en attendant de la dénicher quelque part en second emain et à un prix abordable… Voilà que Picquier, heureuse fortune, la publie à nouveau, et à un prix plus décent ! Je l’ai commandée aussitôt, et suis maintenant impatient de m’y plonger sans plus attendre, l’ayant tout juste reçu par la poste.
Par ailleurs, je ne sais pas si vous avez eu l’occasion de le voir, aussi en profité-je pour le signaler aux lecteurs de ce blog : le volume de la Pléiade consacré aux philosophes confucianistes est constité exclusivement de nouvelles traductions. En voyant un nouveau Xunzi, où chaque chapitre est précédé d’une introduction et d’une bibliographie, j’étais (et suis toujours) frémissant de joie. Moins de 50 euros pour les 4 livres et pour Xunzi, dans une nouvelle traduction, c’est du pain béni : lecteurs, précipitez-vous !
Cordialement.
WYS
Merci, cher WYS, pour vos encouragements et votre commentaire qui signale à juste titre la sortie de ce volume Pléiade sur les philosophes confucianistes avec un Xunzi tout neuf.
Je ferai prochainement bon accueil à ces saintes écritures en version de luxe et aussi aux Carnets secrets en format réduit et à prix compressé. Il y a aussi un Pu Songling qui déboule aux PUF dans un beau coffret pas donné.
La somme de ces indispensables lectures dépasse la centaine d'euros ! De quoi encourager à apprendre le chinois : en dépensant la même somme en livres chinois, on obtient une petite bibliothèque très complète et de quoi s'occuper un bon moment. Bien cordialement. PK.
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