Puisque les médias, à l’exception de la presse régionale, ont totalement boudé cette extraordinaire manifestation (je sais bien qu’en temps que co-organisateur, ce n’est pas à moi d’en faire le compte rendu… mais tant pis, si vous n’êtes pas d’accord avec mes propos ou si vous désirez les compléter, notre blog vous est grand ouvert…), je ne peux m’empêcher de vous livrer quelques impressions glanées au fil de ces rencontres avec des écrivains de Corée, Chine, Taiwan, Thaïlande, Vietnam et Japon.
Pendant la séance d’ouverture, chaque écrivain a laissé deviner quel était son caractère. Li Ang, par exemple, avec la fougue qu’on lui connaît, affirmait d’emblée que, comme Umberto Eco qui « voyage avec un saumon », elle voyageait avec un oreiller, en raison de douleurs dans le dos causées par une malencontreuse chute dans la mer Rouge lors d’un voyage en Arabie saoudite. Elle avait voulu voir le lieu précis où Moïse a séparé les eaux, et elle-même, à son corps défendant, a réussi le même exploit. Cette anecdote ne l’a nullement empêchée d’indiquer qu’après avoir écrit des romans dénonçant la condition féminine dans la société taïwanaise (le fameux La Femme du boucher), puis des romans montrant comment les femmes sont capables de vendre leur corps pour parvenir à grimper à l’échelle sociale (roman dont certaines pages la font rougir maintenant), elle s’intéressait surtout à la gastronomie du monde entier, et tout particulièrement à celle de la France. Yoko Tawada, elle, a souligné que la notion de roman asiatique lui rappelait trop la grande Asie de sinistre mémoire et qu’elle ne voyait pas forcément une cohérence dans cette invitation d’écrivains asiatiques, même si elle-même, qui habite en Allemagne, et qui écrit en allemand et en japonais, se déclarait très contente d’être là. Minaé Mizumura soulignait combien elle se sentait proche de la France dont elle comprend et parle la langue. Thuân, francophone elle aussi, expliquait que dans son roman Chinatown, écrit en vietnamien et traduit par Doan Cam Thi, le personnage principal était une Vietnamienne qui avait appris l’anglais à Moscou et s’installait à Paris où, pour gagner sa vie, elle enseignait cette langue à des élèves pour la plupart d’origine musulmane ! Qui dit mieux en matière de mélange et de mondialisation ? Chaque écrivain a ensuite exprimé sa joie d’être là pour parler de la chose qui lui tient le plus à cœur, la création littéraire.
Lors des master classes qui se sont tenues avec les étudiants de l’IUT Métiers du livre et ceux du Département d’études asiatiques de l’université de Provence, les écrivains ont parlé de leur vocation, de leur activité d’écrivain dans leur pays et de leur conception de la littérature. Kim Young-ha a expliqué que ses parents avaient toujours voulu qu’il devienne comptable. Lui-même voulait devenir écrivain et chaque fois qu’il écrit, il éprouve un grand plaisir à avoir l’impression de transgresser un interdit. Xu Xing a fait alors remarquer que Kafka aussi était destiné à devenir comptable… Pour Li Ang, la situation a été très différente. Elle a toujours été l’enfant gâtée de sa famille et a été soutenue par celle-ci, ce qui lui a permis de ne jamais avoir de problème pour vivre et de se livrer sans soucis matériels à son écriture. Même si elle a été très violemment critiquée, elle dit n’avoir jamais eu à faire de compromis et n’avoir jamais eu à s’autocensurer.
Chart Korbjitti a évoqué les heures sombres de la Thaïlande et ses massacres. Son envie d’écrire la vérité l’a amené à se demander comment il pourrait subvenir à ses besoins sans entraver son désir d’écrire. Il a commencé par fabriquer des sacs qu’il vendait sur les marchés, mais très vite, comme son commerce marchait trop bien, il lui a fallu cesser cette activité pour garder du temps, car il aurait dû employer des ouvriers et s’absorber totalement dans cette occupation ! Il a affirmé n’avoir besoin que de très peu pour vivre, habitant à la campagne, loin des tracas de la ville…
Bao Ninh a précisé le processus qui l’avait conduit à écrire Le Chagrin de la guerre. Selon la propagande communiste, la victoire du Viêtnam sur les États-Unis en 1975 était présentée comme un événement brillant provoquant la joie de tous. Tel un peuple de robots, les Vietnamiens fêtaient la victoire en oubliant les souffrances des combats. Du côté américain, on expliquait que la victoire vietnamienne était due au fait que les Vietnamiens étaient justement des robots et avaient pu résister à la guerre quelle qu’en fût la violence. Pour Bao Ninh, les Vietnamiens étaient avant tout des hommes, et lui qui fut soldat dans l’armée vietnamienne faisait un constat beaucoup plus douloureux. La guerre avait été atroce et les souffrances ne pourraient jamais être oubliées. Un peu plus « lettré » que ses camarades, il s’était senti le devoir de dire que la guerre, quels qu’en soient les motifs, était une monstruosité, et qu’elle ne devait plus jamais se reproduire. Il a aussi affirmé que son roman n’avait rien d’extraordinaire en lui-même, mais que s’il avait eu du succès, c’était seulement parce qu’il présentait les Vietnamiens comme des hommes et des femmes ordinaires et non comme des robots.
Au cours des entretiens, a aussi été abordée la question de la modernité. Kim Young-ha a rappelé que cette modernité a été imposée par les Occidentaux dans plusieurs pays d’Asie par la force. Ensuite, la littérature occidentale a dominé le monde et l’Asie en particulier. La forme romanesque dans sa version moderne n’a par exemple qu’un siècle d’histoire en Thaïlande ou au Viêtnam, où elle a supplanté la poésie ou le récit en vers. Dans la situation actuelle, un écrivain a fait remarquer que dans la plupart des pays d’Asie, un lycéen ne peut entrer à l’université que s’il connaît un certain nombre d’œuvres occidentales, alors que l’inverse n’est pas vrai.
À propos de la censure, chaque écrivain a évoqué la situation dans son pays. Au Japon, où seuls sont tabous la famille impériale et l’Empereur (pourtant plus démocrate que certains membres de l’extrême droite selon Minaé Mizumura…), la censure n’existe pratiquement pas. En revanche, Minaé Mizumura a indiqué combien persistaient des différences très fortes entre classes sociales… dont son roman Taro un vrai roman se fait amplement l’écho. En Thaïlande, selon Chart Korbjitti, certains sujets doivent être évités. Au cinéma, par exemple, jusqu’à une époque récente, on ne devait pas mettre en scène des « mauvais » policiers.
Lee Seung-u, quant à lui, s’est réjoui du fait qu’aujourd’hui les écrivains de Corée du Sud aient plus de latitude pour aborder des problèmes intimes, alors que, pendant les dernières décennies, les écrivains ne pouvaient pas ne pas se préoccuper des problèmes du pays et prendre position en faveur de telle ou telle position politique. C’est sans doute pour cela que son roman La Vie rêvée des plantes possède une telle force poétique.
Enfin, cette Fête du Livre a été marquée par le rôle considérable qu’ont joué les traducteurs-interprètes. Cinq langues (souvent appelées en France « langues rares » !) étaient utilisées et chaque fois qu’un écrivain prenait la parole, il fallait que les interprètes traduisent à chacun dans sa langue ce qui venait de se dire. Grâce à un ingénieux dispositif, le système a très bien fonctionné et le sens de chaque intervention a pu être rendu presque en temps réel en français puis dans les quatre autres langues. Et chaque fois, le public semblait charmé par la musique de chacune des langues…
Pour clore ces « choses vues et entendues », je ne résiste pas à l’envie de vous livrer la « version intégrale » d’une intervention de Chart Korbjitti – traduite par Marcel Barang et Louise Pichard-Bertaux :
« Je suis venu ici pour vous informer. Je ne suis pas venu comme représentant des écrivains thaïs mais à titre personnel. Je suis venu pour vous dire que mon pays a une langue, une culture et une tradition artistique. Et une littérature, tout comme dans chacun de vos pays. La différence, c’est que mon pays est petit et en voie de développement. Ou en d’autres termes un pays du tiers-monde.
Et quand on parle des pays du tiers-monde, les pays développés nous considèrent avec condescendance, qu’il s’agisse du mode de vie, des valeurs culturelles ou artistiques et considèrent les gens du tiers-monde comme des rustres, ce qui vaut aussi pour la littérature que nous lisons.
La littérature, à mon avis, est tout aussi importante que les vêtements que nous portons. Chaque pays a sa façon de se vêtir en fonction du climat et de l’environnement de façon à ce que chacun soit à l’aise et bien dans sa peau. Ce qui est au-delà de ça et dont on ne peut pas se passer, c’est la beauté ; en d’autres termes, c’est l’art.
Et chaque fois que vous regardez les vêtements que nous portons, vous vous dites que ces vêtements sont démodés, de coupe grossière et sont tout sauf branchés.
De la même façon, quand vous considérez notre littérature, vous vous dites que notre style est démodé, qu’il n’a rien d’excitant, et que nos thèmes sont répétitifs : la pauvreté du petit peuple, la corruption des politiciens, la prostitution et l’exploitation des enfants.
Je suis venu ici pour vous dire que même si mon pays n’est pas aussi développé que les vôtres, nous portons des habits confortables et qui nous conviennent tout autant que ceux que vous portez chez vous. Et n’allez surtout pas croire que ce n’est pas le cas !
Et si un jour vous en avez marre de porter les vêtements qui sont les vôtres, ou de suivre les modes qui sont les vôtres et qui changent en permanence, j’espère que vous essaierez les nôtres, et que dans vos penderies on trouvera un choix de vêtements parmi les quels les nôtres figureront.
De la même façon, j’espère que sur vos étagères et dans vos bibliothèques, il y aura un choix d’ouvrages littéraires parmi lesquels les nôtres figureront aussi.
Je suis venu ici pour faire mon devoir qui est de vous informer. Si ça se trouve, cette information ne servira à rien, je n’ai pas de grands espoirs à ce sujet.
Mon devoir est simplement de vous informer.
Je tiens à remercier tous ceux qui m’ont convié à venir ici pour délivrer ce message. »
La force d’une telle intervention dès la soirée d’ouverture de cette Fête du Livre aurait pu justifier à elle seule la tenue de ces rencontres !
Noël Dutrait
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