jeudi 7 février 2008

Revue à problèmes

Fabuleux Fabula.org qui me permet de découvrir alors qu'il vient juste de sortir le numéro 001 de la revue Impur, « revue trimestrielle publiée par les éditions Antipodos (Paris), [qui] ouvre ses pages aux « littératures désinstallées » : récits d’exilés, d’expatriés, d’immigrés, paroles d’arpenteurs du monde, carnets de voyage. Les problématiques ethnoculturelles et/ou géopolitiques y sont largement posées. »

J'ai deux bonnes raisons de vous signaler cette nouvelle revue qui se qualifie elle-même de « revue à problèmes » :
  • la première est que le premier numéro contient un dossier consacré au Japon, avec notamment, « un texte incisif et émouvant de Pierre Jourde » sur ce pays [Pierre Jourde sort également ces jours-ci Le Tibet sans peine (Gallimard, 128 p.)] ; « un entretien avec Agnès Giard [que certains ont vu à la Fureur de lire de Genève 2007, voir ici] sur l’imaginaire érotique au Japon », la crise de la masculinité, le traumatisme des années d’occupation américaine, l’émergence des femmes japonaises et les particularités du sexe nippon ; un essai [en japonais] de l’écrivain Hirano Keiichirô [平野啓一郎 (1975-)] sur Mishima Yukio [三島由紀夫 (1925-1970)] » ; et bien d'autres choses encore [voir le sommaire ici] que vous découvrirez comme moi quand vous aurez réussi à mettre la main sur ce beau numéro de 128 pages, qui frappe non seulement par son contenu mais, dit-on, aussi par sa présentation : « De prime abord, Impur se différencie par une esthétique remarquable : la vue et le toucher sont d’emblée sollicités, notamment à travers la troublante couverture, ou encore le format et le grain du papier, et continueront à être titillés par les illustrations qui rehaussent, avec goût, les diverses collaborations. » (Samia Hammami, « Mitsubishi, shushi, tatami et Monchichi » sur Parutions.com, 01/02/08, ici). Le même compte rendu apporte un bémol, un seul, « dans ce bouillonnement : bien que la revue trace indéniablement son propre sillon et évite généralement les chemins balisés, on regrettera peut-être la présence de noms déjà (trop) incontournables ». Le site de la revue permet justement de découvrir ses auteurs et de prendre un premier contact avec cette entreprise originale qui annonce la sortie de son prochain numéro pour mai 2008.
  • Et voici donc la deuxième justification de ce billet rapidement rédigé : le thème du dossier du numéro 2 d'impur sera la Chine. « Pour participer à ce numéro », est-il écrit ici, « adressez le plus vite possible vos textes ou propositions à la rédaction. »
Vous savez donc ce qu'il vous reste à faire. (P.K.)

Aussi lascifs que voraces

Un bas relief du Baiyun guan 白雲觀, Temple taoïste du Nuage Blanc (Beijing)
pris (le 12/09/06) à l'occasion d'une visite dans la capitale chinoise
rendue possible grâce au soutien financier de l'équipe de recherche Langue chinoise et traduction.


Ça y est ! nous venons de quitter l'année dinghai 丁亥 ! Nous y étions entrés le 18 février 2007. Nous la quittons pour une année wuzi 戊子 laquelle débute donc en ce 7 février 2008 et durera jusqu'au 25 janvier 2009, laissant la place à une année jichou 己丑 (26 janvier 2009 - 13 février 2010), etc. Ainsi va le bal des années selon le cycle sexagésimal qui nous situe au début de la 25e année du 79e cycle de soixante ans depuis l'année 2697 av. J.-C., lequel cycle aurait commencé en 1984 et s'achèvera en 2043.

A cette année qui commence est associé un des douze animaux de l'astrologie chinoise. C'est le rat, shu 鼠, qui prend la place du cochon, zhu 豬 et qui tiendra la vedette jusqu'à l'arrivée du bœuf, niu 牛, etc.

Puisqu'il en est ainsi [enfin, si je ne me suis pas trompé en consultant le chapitre consacré au calendrier chinois par Jean-Claude Martzloff dans les Aperçus de civilisation chinoise (Paris/Taipei : Desclée de Brouwer/Institut Ricci, 2003, pp. 101-135)], je vous souhaite au nom de toute l'équipe

une excellente année du Rat

Qu'elle vous apporte réussite et satisfaction dans vos tous projets et beaucoup de lectures stimulantes, en somme, Wanshi ruyi

萬事如意

En guise d'étrenne, je vous offre, non pas une prédiction astrologique - internet en fourmille, vous n'aurez aucun mal à en trouver : certaines sont du reste fort comiques (celle-ci par exemple) -, mais ce passage sur le rat tiré de l'Histoire naturelle, générale et particulière du Comte de Buffon (1707-1788) qu'on avait déjà rencontré grâce au loup (pour le lire dans son intégralité, cliquer ici) :
Descendant par degrés du grand au petit, du fort au foible, nous trouverons que la Nature a sû tout compenser ; qu’uniquement attentive à la conservation de chaque espèce, elle fait profusion d’individus, et se soûtient par le nombre dans toutes celles qu’elle a réduites au petit, ou qu’elle a laissées sans forces, sans armes et sans courage : et non seulement elle a voulu que ces espèces inférieures fussent en état de résister ou durer par le nombre ; mais il semble qu’elle ait en même temps donné des supplémens à chacune, en multipliant les espèces voisines. Le rat, la souris, le mulot, le rat d’eau, le campagnol, le loir, le lerot, le muscardin, la musaraigne, beaucoup d’autres que je ne cite point parce qu’ils sont étrangers à notre climat, forment autant d’espèces distinctes et séparées, mais assez peu différentes pour pouvoir en quelque sorte se suppléer et faire que, si l’une d’entr’elles venoit à manquer, le vuide en ce genre seroit à peine sensible ; c’est ce grand nombre d’espèces voisines qui a donné l’idée des genres aux Naturalistes ; idée que l’on ne peut employer qu’en ce sens, lorsqu’on ne voit les objets qu’on gros, mais qui s’évanouit dès qu’on l’applique à la réalité, et qu’on vient à considérer la Nature en détail. …/… Les rats sont aussi lascifs que voraces, ils glapissent dans leurs amours, et crient quand ils se battent ; ils préparent un lit à leurs petits, et leur apportent bientôt à manger ; lorsqu’ils commencent à sortir de leur trou, la mère les veille, les défend, et se bat même contre les chats pour les sauver. Un gros rat est plus méchant, et presqu’aussi fort qu’un jeune chat...

lundi 4 février 2008

Lire ou relire : Jacques Gernet

Li Song 李嵩(1166-1243), Kulou huanxi tu《骷髏幻戲圖》
(27 cm × 26.3 cm) [voir ici - en chinois]

Comment ne pas se réjouir de
la réédition d'un excellent livre,
surtout lorsqu'il s'agit d'un livre de Jacques Gernet.

On avait déjà eu cette occasion en 2006 pour la sortie du
Monde chinois (Paris : Armand Colin, (1972, 1980) 1999, 699 p.)
en trois tomes au format de poche, réédition particulièrement opportune
et allégée uniquement des index qui permit aux étudiants et aux curieux
de la Chine de s'instruire plaisamment et pour quelques euros
seulement (23,7 contre 72 €) de la longue histoire de ce continent
autant géographique que mental.
C'était aux
Editions Pocket dans la collection « Agora » :
tome 1.
De l'âge de bronze au Moyen Âge. 2100 avant J.-C.-Xe siècle après J.-C.
(380 p.) ; tome 2. L'époque moderne. Xe - XIXe siècle (378 p.) ;
tome 3.
L'époque contemporaine. XXe siècle (190 p.).

Cette fois, c'est au tour d'un autre livre marquant, et sans aucun doute un des ouvrages les plus accessibles et le plus agréable à lire du grand sinologue. Certes il n'était pas si difficile que cela de se procurer chez les bouquinistes et à des prix fort raisonnables les éditions qui ont marqué la déjà longue existence de

La vie quotidienne en Chine à la veille de l'invasion mongole (1250-1276)

qui, c'est heureux de le constater, n'a pris qu'une ou deux petites rides. Publié pour la première fois en 1959 dans la série qui réunit aujourd'hui quelque 80 titres « La vie quotidienne ... », son éditeur, La librairie Hachette, devenue Hachette tout court, le publia à nouveau en 1978, puis encore en 1990.

L'autre ouvrage de la collection consacré à la Chine n'eut pas la même longévité : La vie quotidienne en Chine sous les mandchous de Charles Commeaux (Hachette, 1970, 320 p.) ne fut réédité qu'une seule fois en Suisse (Genève, Famot, 1978), ce que l'on ne regrettera que parce qu'aucun livre n'est venu le remplacer. Un monde sépare cette plate synthèse réalisée avec des matériaux de seconde main et le travail sinologique novateur et rigoureux réalisé à partir d'ouvrages chinois dont personne n'avait encore perçu la richesse.


La vie quotidienne en Chine à la veille de l'invasion mongole (1250-1276) revient donc après 49 ans d'existence à l'assaut des rayonnages dans un format maniable et à un prix somme toute de saison (9,50 €) ! Le hic, c'est que les Editions Philippe Picquier n'ont assuré, en l'espèce, qu'un service minimum.

Certes, une main attentive a transmuté la transcription dite de l'Ecole Française d'Extrême-Orient mise au point par Séraphin Couvreur (1835-1919) en 1902 par celle de rigueur de nos jours et qui nous est imposée depuis Pékin - euh ! pardon Beijing - : le pinyin 拼音. Les nouveaux sinisants formés à la pékinoise y trouveront leur compte ; les autres n'ont déjà plus droit à la parole --- notons néanmoins au passage quelques îlots de résistance en faveur de cette vieille mais toujours praticable transcription estampillée E.F.E.O. : Jean Lévi, Jean-François Billeter, l'Institut Ricci ... mais passons. Donc, dans sa nouvelle configuration, le livre s'adresse à son nouveau public, celui qui se passionne pour la Chine et dévore tout ce qui en traite, parfois avec le plus mauvais discernement qui soit, d'où le succès des productions d'un José Frèches, auteur d'un Il était une fois la Chine : 4500 ans d'histoire de 389 pages très illustrées et au texte indigent. A l'interrogation de son éditeur XO : « Qui mieux que José Frèches, à la fois historien et conteur passionné, pouvait nous dévoiler les beautés et les mystères de la Chine ? » , on n’aura pas de mal à répondre : « Jacques Gernet ! » lequel a prouvé avec cette reconstitution de la vie des Chinois à la fin de la dynastie Song 宋 (960-1279) que l'on peut combiner harmonieusement érudition exigeante et vulgarisation de qualité, savoir sinologique et plaisir de la lecture.

Mais revenons au présent volume qui ne prépare guère son lecteur à la découverte d'un ouvrage composé voici presque un demi-siècle. Certes, le tableau de la société chinoise reconstitué d'après des sources chinoises n'avait pas besoin de mise à jour : le livre a sa cohérence et aborde successivement six sujets qui sont 1. La ville, 2. La société, 3. L'habitation, le vêtement, la cuisine, 4. Les âges de la vie, 5. Le temps et le monde, 6. Les loisirs ; il s'achève sur un point d'orgue intitulé « Portrait moral ». S'il était inutile d'ajouter une patte à ce gracieux serpent, une mise en garde s'imposait pour le moins. Qu'elle prenne la forme d'un avertissement ou d'une préface, peu importe, mais, me semble-t-il, l'éditeur aurait dû faire plus qu'une quatrième de couverture et insister sur l'importance que ce livre a pu avoir dans la carrière de Jacques Gernet qui avec cet opus, « commence à déployer son talent d'historien attentif à toutes les données par lesquelles se caractérise une époque tout en sachant les replacer dans le cadre général hors duquel il n'est point d'histoire » (Michel Soymié, « Les études chinoises », Journal Asiatique, tome CCLXI, 1-4 (1973), p. 225) ; l'ouvrage était aussi à replacer dans le développement des recherches sinologiques et notamment sur celles concernant cette période dont le Projet Song (Sung Poject) initié dans les années 1950 par Etienne Balazs (1905-1963) marqua un moment fort (voir M. Soymié, op.cit., p. 244) et que certains sinologues français comme Christian Lamouroux (EHESS) poursuivent. Une note pour contextualiser les propos de l'introduction s'imposait, car Hangzhou 杭州, le point d'ancrage de cette étude n'est plus « une petite ville de quelques centaines de milliers d'habitants » (p. 13) comme on pouvait l'écrire en 1959, mais une grande cité qui compte désormais pas moins de quatre millions d'âmes. Pourtant, on peut noter une volonté de réactualiser l'appareil critique. Ainsi dans la note 13 de la page 401, on a ajouté fort à propos à l'original une référence à l'ouvrage de Jacques Dars, La marine chinoise du Xe siècle au XIVe siècle (Paris : Economica, 1992, 390 pages).

Mais pourquoi s'arrêter là ? Un renvoi à des ouvrages parus depuis aurait sans aucun doute permis au lecteur de bonne volonté d'augmenter son plaisir et d'élargir ses connaissances. Je pense notamment à un ouvrage de Robert van Gulik auquel Gernet renvoie à plusieurs reprises (note 14 p. 402, 74, p. 406) qui est la traduction anglaise du Tangyin bishi 棠陰比事(XIII° siècle). Inutile de dire que ce T’ang-Yin-Pi-Shih. Parallel Cases from under the Pear-Tree. A 13th Century Manual of Jurisprudence and Detection publié à Leiden (Brill, « Sinica Leidensia », vol. X) publié en 1956 est plus difficile d'accès pour un lecteur français que sa traduction parue en 2002 sous le titre Affaires résolues à l’ombre du poirier (Tang Yin Bi Shi). Un manuel chinois de jurisprudence et d’investigation policière du XIIIe siècle (Traduit et annoté par Lisa Bresner et Jacques Limoni. Paris : Albin Michel, « Idées », 2002, 249 p.) et récemment rééditée en format de poche (Tallandier, « Texto », 2007).

De même, pour certaines indications fournies par le riche corpus de contes en langue vulgaire des Song, Gernet utilise un recueil de traductions en langue anglaise édité à Pékin en 1957 : The Courtesan's Jewel Box. Chinese Stories of the Xth-XVIIth Centuries (Yang Xianyi, Gladys Yang (trad.), Foreign Languages Press). Or le conte traduit sous le titre « Fifteen Strings of Cash » existe en français grâce à André Lévy depuis 1972, puisque « L'injuste exécution de Ts'ouei Ning » se trouve dans l'anthologie L'Antre aux fantômes des collines de l'Ouest. Sept contes chinois anciens (XIIe-XIVe siècle) (Paris : Gallimard, « Connaissance de l'Orient », (1972) 1987, pp. 135-156).

D'autre part, on peut aussi se demander, pourquoi les maisons d'édition françaises sont si récalcitrantes à intégrer les caractères chinois dans leurs publications, alors que l'informatique rend la tâche plus aisée que jamais. Certes, on connaît l'argument : « A quoi bon se fatiguer quand le « grand public » n'en a cure ? », mais le « grand public » ne lira sans doute pas cet ouvrage et ceux de sa catégorie. Par contre, celui-ci, et bien d'autres, passeront dans les mains de générations d'apprentis sinologues qui, par exemple, trouveraient un grand bénéfice à voir les titres les plus importants exploités par Gernet dans leur formulation initiale, savoir pour s'en tenir aux plus fameux : Dongjing menghua lu 東京夢華錄, Ducheng jisheng 都城紀勝, Mengliang lu 夢梁錄, Wulin jiushi 武林舊事, Taiping guangji 太平廣記, Yijianzhi 夷堅志, ... Et pourquoi ne pas lui fournir une bibliographie plus étendue des travaux de l'auteur qu'on est supposé servir ? Et…, et…, et ... mais à quoi bon poursuivre ? A quoi bon gâter son plaisir en s'arrêtant à des détails de ce type ? N'en tenez pas compte. Lisez ou relisez La vie quotidienne en Chine à la veille de l'invasion mongole (1250-1276), dans cette édition ou dans une autre peu importe, mais surtout réservez lui une place de choix dans votre bibliothèque, car c'est un livre qui a encore beaucoup à offrir. Je vous recommande naturellement les pages qui traitent des lettres et des arts (Chapitre VI, « Les loisirs ») dans lesquelles l'historien exprime avec clarté tout ce qui fait l'intérêt de cette période charnière :
« Tout un ensemble de facteurs a contribué à modifier les thèmes et les styles, et à faire des arts et des lettres à l’époque Song des activités spécifiques : des professionnels se substituent de plus en plus au lettré habile à tous les arts, calligraphie, peintre, prosateur et poète tout ensemble. La diffusion de l’imprimerie à partir du Xe s., l’apparition de commerce de la librairie, la prolifération des contes, des saynettes pour le théâtre, les marionnettes et les ombres chinoises, celles des chansons de style vulgaire, la formation de sociétés littéraires, le développement du commerce des objets d’art et des antiquités, toutes ces nouveautés devaient modifier profondément la sensibilité littéraire et artistique des Chinois. » (1959, p. 247; 1990, p. 245-246 ; 2008, p. 360-361)
Et voici pour finir, les mots de conclusions qui renvoient au dernier ouvrage publié de Jacques Gernet (voir ici) :
« Cet homme chinois nous paraît si humain par ses contradictions, si proche de nous, si familier que pour peu nous oublierions tout ce qui nous en distingue : sa conception de l'homme et du monde, ses aspirations, les cheminements propres à sa pensée, sa sensibilité particulière -- en un mot, tout ce qu'il porte en lui de sa civilisation. » (1959, p. 271 ; 1990, pp. 269-270 ; 2008, p. 394)
En illustration,
j'ai retenu ce détail d'un rouleau (0,26 m x 5,34 m)
que l'on doit à un peintre actif à la fin des Song du Nord (960-1127),
Zhang Zeduan
張擇端, intitulé Qingming shanghe tu 清明上河圖.
Il a fait l'objet de plusieurs éditions récentes dont celle du Rongbaozhai 榮寶齋
(Beijing, 1997, « Gudai bufen » n° 12, 48 pages grand format, voir p. 28).
Cette œuvre remarquable est analysée sous tous ses angles sur le site
Life in the Song seen through a 12th-century scroll
accessible à partir d'ici, site très documenté dont la consultation sera un
complément utile, tout comme pourrait l'être celle d'ouvrages chinois assez
similaires à l'objet de ce billet, comme celui de Yi Yongwen 伊永文,
Song dai shimin shenghuo
宋代市民生活
(La vie urbaine sous les Song). Beijing : Zhongguo shehui,
« Gudai shehui shenghuo congshu », 1999, 323 pages richement illustrées.
(P.K.)

dimanche 3 février 2008

Wang Dulu, encore !


Si je me fie au nombre de commentaires qu'a recueilli l'intéressant article que Bertrand Mialaret a consacré sur Rue89.com aux « Romans d'arts martiaux : des contes de fées pour adultes ? » (29/12/07, voir ici) et à leur contenu, je peux avancer, sans trop de risque, que vous serez nombreux à vous précipiter sur le tome 2 de Tigre et Dragon de Wang Dulu 王度盧 (1909-1977) qui vient de sortir chez Calmann Lévy.

Comme le premier tome, « La vengeance de Petite Grue » (2007, 344 pages) [voir ici] cette deuxième époque, « La danse de la Grue et du Phénix » (313 pages), bénéficie de « l’élégante traduction de Solange Cruveillé » (B. Mialaret).

Il poursuit les aventures entamées dans le précédent tome à partir du chapitre XII dont le titre, composé dans la grande tradition du roman chinois ancien en langue vulgaire, est :
« Sur la route postale, ils font halte,
Tard dans la nuit l'époux caresse un joli rêve ;
A Baling on croise le fer,
Le chevalier sourit amèrement face à son amour ».
Comment dès lors résister, quand un digne représentant de la littérature d'arts martiaux (wuxia xiaoshuo 武俠小說) est enfin traduit avec le sérieux et le doigté que requiert ce genre si particulier et si difficile à rendre dans notre langue. Jin Yong 金庸 (Louis Cha - Zha Liangyong 查良鏞, 1924-) [voir ici et ici] et surtout Gu Long 古龍 (Xiong Yaohua 熊耀華, 1937-1985) [voir ici] n'ont, hélas, pas encore eu cette chance. (P.K.)

samedi 2 février 2008

Trois rencontres

Une fois de plus, La librairie Le Phénix (Paris)
accompagne l'actualité littéraire de ce début d'année 2008.
Après Xinran (voir ici) en janvier, ce sont trois nouveaux rendez-vous
qu'elle nous propose en février, pour fêter, comme il se doit,
l'arrivée de l'année du Rat.

Le vendredi 8 février à 18 heures, elle propose une rencontre avec le grand auteur vietnamien Nguyên Huy Thiêp (1950-) à l'occasion de la parution de son recueil de nouvelles Mon oncle Hoat. Cette rencontre est organisée en association avec les Carnets du Viet Nam et les Editions de l'Aube qui livrent également ces dernières semaines une volée nourrie de nouveautés et de rééditions d'ouvrages de Ge Fei, Gao Xingjian, He Jiahong, Eileen Chang (Zhang Ailing), A Cheng, Wei Wei, Mu Xiaomang et, j'y reviendrai prochainement, Mi Jianxiu !



Le vendredi 15 février à 18 heures, c'est une occasion de faire la connaissance de Guo Xiaolu 郭小櫓 (voir ici) qui vous est offerte à l'occasion de la parution aux éditions Buchet Chastel de son Petit dictionnaire chinois-anglais pour amants dont il avait été question ici et qui a été accueilli avec enthousiasme Outre-Manche. Comme l'explique l'éditeur - qui semble hésitant sur le titre de l'ouvrage qu'il présente -, A Concise Chinese-English Dictionary for Lovers est un « roman d'initiation hilarant, ingénieux et attachant écrit dans un anglais donc dans un français de débutant (!), journal intime satirique et sentimental d'une Orientale épatée et déboussolée par les travers de l'occident, mais aussi lexique grave, impétueux, aigre-doux et révolté à l'image de sa personnalité, le Petit dictionnaire amoureux Anglais - Chinois apporte bien des définitions nouvelles aux paradoxes d'un monde multiculturel. » Guo Xiaolu publie dans le même temps à Londres ses 20 Fragments of a Ravenous Youth [Voir, ici, le compte rendu réservé de Neel Mukherjee (24/01/08) sur Timesonline et, ici, l'article d'Helen Rumbelow intitulé « Xiaolu Guo's cultured revolution » (18/01/2008)]. On peut aussi se rendre sur le site de Guo Xiaolu, ici.

Le jeudi 21 février à 18 heures, enfin, ce sera une rencontre avec le professeur Song Yongyi et Marie Holzman pour la parution aux éditions Buchet Chastel de la traduction en français de textes réunis par Song Yongyi sous le titre Les Massacres de la révolution culturelle.


Pour ces trois événements, une seule adresse :
La Librairie Le Phénix, 72 boulevard de Sébastopol, 75003 Paris
(contact@librairielephenix.fr ou 01 42 72 70 31)
Merci Le Phénix et bonne année à toute sa dynamique équipe. (P.K.)

vendredi 1 février 2008

Enfer chinois (01)

Chose promise (ici), différée (ici), finalement accordée, ici et maintenant, quoique - vous allez le découvrir - de manière partielle. Voici donc enfin le premier volet de cette modeste présentation des ouvrages tirés de l'enfer chinois disponibles en traduction française. Et pour commencer, sans plus tarder, le chef-d'œuvre incontestable du genre, Jin Ping Mei 金瓶梅.

Première des deux illustrations du chapitre VIII :
« Dans l'attente de son amant, Lotus d'Or consulte le sort »
(Fleur en Fiole d'Or, 1985, p. 149)


Dans un essai dont l'attribution à Zhang Zhupo 張竹坡 (1670-1698), auteur d'un fameux commentaire du roman fleuve, a été remise en question, on peut lire : « Le premier des livres extraordinaires n'est pas licencieux » Diyi qishu fei yinshu lun 第一奇書非淫書論. Pourtant, Jin Ping Mei achevé à l'extrême fin du XVIe siècle s'est très rapidement retrouvé à l'index d'où il n'est pas encore réellement sorti.

Nongzhuke 弄珠客, le Joueur-de-Perles, était quant à lui était plus direct quand il annonçait dans sa préface de 1617 : « Le Jin Ping Mei est un livre obscène » 金瓶梅穢書也, mais, ajoutait-il aussitôt, son auteur avait l'intention de « mettre le monde en garde et non de le pousser au mal ». Quand bien même le considère-t-on dans les savantes études qu'on a commencé à lui consacrer en abondance dans les années 80 en RPC comme « une encyclopédie des us et coutumes de la Chine ancienne », « un livre de moral » ou « une atteinte aux bonnes mœurs dénonçant les carences du système impérial », les éditions chinoises modernes courantes restent encore très pudiques et les éditions complètes fort rares. Le lecteur français est donc mieux placé que le chinois puisque, à égalité avec l'allemand, le russe et l'anglais, il peut le lire dans son intégralité et ceci depuis plus de vingt ans, dans la traduction déjà historique qu'André Lévy livra en 1985 à la « Bibliothèque de la Pléiade » sous le titre de Fleur en Fiole d'Or [Paris : Gallimard, 2 tomes : CXLIX + 1272 + LIX + 1483 pages. « Préface », Etiemble (Tome 1, pp. IX-XXXVI) ; « Introduction », A. Lévy (ib., pp. XXXVII-CXLIX)].

Dans son introduction, le traducteur, qui n'en était pas à son coup d'essai, loin de là, écrivait :
« Après tout Fleur en Fiole d'Or n'est pas de ces ouvrages que l'on appelait « érotiques » et que l'on qualifie aujourd'hui, curieusement, de « pornographiques ». La description des activités sexuelles y est espacée, souvent omise et rarement répétitive. Elle n'est presque jamais gratuite, faisant partie intégrante de la caractérisation des personnages. C'est par la description détaillée et non codée du comportement sexuel que le roman diffère de la production courante du genre et parvient à des audaces qui ne sont considérées comme publiables que depuis une ou deux décennies dans les pays du « libéralisme avancé » - dont il faut excepter le Japon où certains passages du Jin Ping Mei sont aujourd'hui encore laissés en chinois et relégués en notes. » (p. LXIII).
Fleur en Fiole d'Or est maintenant accessible en édition de poche dans la collection « Folio » (Gallimard, 2004, 2 vols., 2758 p.). Personne n'a donc plus d'excuse valable pour ne pas lire ce chef-d'œuvre qui, dixit Xinxinzi 欣欣子, le Gai Luron [A. Lévy] ou le Joyeux Drille [J. Dars], porte à la fois une description des mœurs du temps et nous adresse un message. L'œuvre de Xiaoxiaosheng 笑笑生, le Maître de l'Eclat de rire - l'auteur toujours inconnu - est, assure-t-il, le remède idéal contre « le plus extrême des sept affects de l'homme », la mélancolie. Nongzhuke ajoute que c'est aussi un puissant révélateur de l'âme du lecteur car « Qui lit le Jin Ping Mei et sent naître en son cœur pitié et compassion est un bodhisattva ; qui y sent naître peur et crainte est un gentilhomme ; qui y sent naître plaisir et joie n'est qu'un faquin ; et qui enfin y sent naître désir et envie d'imitation n'est qu'une bête brute ! » (J. Dars, trad.) 讀金瓶梅而生憐憫心者。菩薩也。生畏懼心者。君子也。生歡喜心者。小人也。生效法心者。乃禽獸耳。

Il est impossible de résumer en quelques mots cette saga en cent chapitres portée par un style vigoureux « puis[é] chez son devancier [Shuihuzhuan 水滸傳], mais [qui] s'élève dans ce roman noir à la hauteur d'une vertigineuse richesse. Comment une telle œuvre aurait-elle pu être produite, sinon par un écrivain de génie ? » (Lévy, p. XLVIII). Grossièrement énoncé, la trame principale se concentre autour de l'ascension puis la chute de Ximen Qing 西門慶, un « apothicaire amateur de femmes, tyranneau rusé et redouté » (A. Lévy), sur une période d'à peine plus de quatre ans (1114 à 1118) à la fin de la dynastie des Song 宋 du Nord (960-1127). S’étant acheté une charge qu’il peine à remplir, il réunit autour de lui six concubines dont Pan Jinlian 潘金蓮 (Lotus d’Or) laquelle ne le rejoint qu’après avoir dûment empoisonné son mari et Li Ping’er 李瓶兒 (Fiole) qui lui donnera un fils. Grand consommateur d’aphrodisiaques, penchant qui le perdra (chapitre 79), il prend, de force s’il le faut, son plaisir avec plus d’une dizaine d’autres femmes, jeunes et moins jeunes, parmi lesquelles Pang Chunmei 龐春梅 (Fleur-de-Prunier), la très jolie servante de Lotus-d’Or. Mais ceci n’est que la toile de fond sur laquelle se développe une peinture au vitriol de la société d’une époque minée par la corruption du milieu mandarinal et qui fait croiser plus de 250 personnages principaux et secondaires. Une « chronologie succincte » de pas moins de 35 pages (T. 1, pp. CXXI-CXXXIII & T. 2, pp. XXXV-LIX) établie par le traducteur reconstitue tous les fils narratifs qui s'entrecroisent dans cette magistrale composition.

Pour cette traduction qui a définitivement relégué toutes les précédentes tentatives partielles aux oubliettes (Georges Soulié de Morant, Lotus d'Or, 1912 ; Porret d'après Kuhn, 1949-1952 - pour plus de détails voir T. 1, pp. XXXVII-XL), André Lévy avait réalisé un travail philologique de premier plan dont son introduction, pourtant fort riche, ne donnait qu'une petite idée. Cette recherche préliminaire l'avait naturellement conduit à choisir de traduire le Jin Ping Mei cihua 金瓶梅詞話, la version « chantefablée » du roman, considérée comme la plus proche de la version originale qui fait défaut (voir T. 1, p. LXX). Page XL, il explique l'état d'esprit qui fut le sien pendant le long corps à corps avec ce texte, selon lui « le plus « pimenté » que puisse offrir la littérature chinoise » (voir à ce sujet les pages XL-XLII) :
« Entre le Charybde de la lettre qui tue et le Scylla de la transposition qui noie, ne convenait-il pas de donner la priorité au maintien du plaisir de la lecture ? Telles sont les raisons des quelques coupures que nous avons opérées à partir du chapitre XL, de toute façon moins étendues que celle de l'édition révisée du XVIIe siècle, chaque fois précisées en note. Par contre, le cadre conventionnel de la narration orale, ponctuée d'évocations et de commentaires en vers, a été intégralement préservé. La densité du chinois n'autorise généralement pas dans la traduction une fidélité qui respecterait chaque mot du poème originel : nous ne l'avons pas tenté. Il nous a paru plus important de respecter le flot naturel de la narration tout en conservant le caractère original d'une texture romanesque aux contrepoints lyriques jusque-là négligés par la plupart des traducteurs. »
Bref, l'œuvre est livrée dans un français précis et nerveux dans la quasi-totalité de son édition la plus ancienne avec ses préfaces, postface et poèmes liminaires, « sans corriger ici ou là d'apparentes incohérences ou maladresses ».

Deuxième illustration du chapitre VIII :
« Les moines, qui vont brûler la tablette funéraire du mari,
entendent des bruits obscènes
» (ib., p. 166)

Que demander de plus, et qu'ajouter sinon que les deux préfaces ont depuis fait l'objet d'une nouvelle traduction. On la doit à Jacques Dars et on la trouve dans l'ouvrage collectif qu'il dirigea avec Chan Hing-ho, Comment lire un roman chinois. Anthologie de préfaces et commentaires aux anciennes œuvres de fiction (Arles, Editions Philippe Picquier, 2001, 218 p.). Cet ouvrage qui doit beaucoup à l'implication des deux signataires et au beau style du premier des deux, était envisagé comme « un précieux complément, adjuvant autant que stimulant, à la lecture des œuvres de la littérature chinoise », et notamment des textes qui avaient bénéficié d'une traduction française au moins partielle. On lira donc avec intérêt les pages 122 à 127 dont j'ai cité des bribes plus haut.

Je reviendrai une autre fois sur l'abondante littérature critique en langue anglaise sur ce fabuleux roman et la nouvelle traduction de David Roy (The Plum in the Golden Vase, Princeton University Press, 5 vols., 1993-). Mais il va de soi que le lecteur de Fleur en fiole d'Or ne pourra en rester là et voudra continuer sa découverte du roman chinois ancien. Il pourrait être tenté d'en savoir plus sur les sources de ce fabuleux roman-fleuve. Certes, il se plongera avec délices dans la traduction de Jacques Dars du Shuihuzhuan (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978) dont les chapitres 23 à 27 fournissent les personnages principaux et le cadre historique ; il ne peut négliger non plus les contes qu'André Lévy avait révélés dans les années soixante-dix avec, entre autres, le recueil L'Antre aux fantômes des collines de l'Ouest. Sept contes chinois anciens (XIIe-XIVe siècle) (Paris : Gallimard, « Connaissance de l'Orient », (1972) 1987) ; mais il risque d'être - qui l'en blâmerait ? - tenté de découvrir le roman dont il est question page LXIII de l'introduction de Fleur en Fiole d'Or :
« Les passages érotiques répondent à deux registres de langage ; l'un, en chinois classique, n'est le plus souvent que démarquage d'un ouvrage plus ancien, dûment signalé dans la préface, le Ruyi jun zhuan [如意君傳] (Histoire du seigneur Selon-Mon-Désir), celle du favori qui assouvit les besoins sexuels de la vieille impératrice Wu Zetian [武則天] qui régna de 684 à 705, une apologie des satisfactions sexuelles dont on peut faire remonter la tradition à la littérature aristocratique des Tang [唐] (618-907). »
Mais avant de nous pencher sur cet ouvrage dont la première traduction française vit le jour en 1991 aux Editions Philippe Picquier en deuxième partie d'un livre diffusé sous le titre d'un autre roman érotique traduit pour la première fois, Vie d'une amoureuse (Paris, pp. 85-153, réédité en « Picquier Poche », n° 6, 1994), il me semble indispensable de faire une petite pause. Elle nous permettra de reprendre dans un prochain billet notre examen en présentant une collection dont la publication aura permis aux traducteurs attentifs de pouvoir s'appuyer sur des versions chinoises sérieusement établies. Le choix de l’édition, n’est-il pas, l’indispensable préliminaire à toute approche valable ? Ce qui vaut pour l’étude vaut aussi pour la traduction. Fleur en Fiole d’Or en a brillamment administré la preuve. (P.K)