Le 4 octobre 2010, Liliane Dutrait nous a quittés. Elle luttait contre son cancer depuis des mois et des mois. Elle a gardé espoir jusqu’au dernier jour pour elle bien sûr, mais je crois surtout pour les autres, pour ses enfants, ses amis, pour moi. Membre associée de notre équipe, elle voulait se faire la plus discrète possible, refusant souvent de venir à des réunions où elle estimait ne pas avoir de légitimité pour siéger. Et pourtant, diplômée en histoire de l’art et archéologie de l’Université de Provence, diplômée en chinois de l’Université de Bordeaux III, elle avait toute légitimité à faire partie de notre équipe, même si elle n’avait pas de poste à l’université. Elle a possédé la carte de journaliste pendant de nombreuses années, journaliste à Archeologia, Impressions du Sud, La revue de la céramique et du verre, et bien d’autres encore. Elle a écrit des milliers d’articles, soit de vulgarisation, soit d’un haut niveau scientifique. Les champs qu’elle couvrait m’impressionnaient beaucoup : histoire, archéologie, littérature, céramique, céramique chinoise ancienne ou contemporaine, sciences (je me souviens des articles de vulgarisation qu’elle a écrit dans la revue Ça m’intéresse). Récemment, elle avait décidé de se débarrasser des archives qu’elle avait accumulées et qui, à ses yeux, commençaient à encombrer notre maison. Elle estimait que tout pouvait être consulté sur Internet et qu’il n’était plus besoin de garder ces vieux papiers… Ce qui me frappait toujours, c’était sa manière de ne rien négliger quand elle préparait un article. Une recherche minutieuse, des prises de contact nombreuses et un soin extrême dans la rédaction…
Sa deuxième carrière a été celle de correctrice et rédactrice. Elle a travaillé pour de nombreux éditeurs français et étrangers. Certains mentionnaient son nom, mais c’est une pratique assez rare. Elle était très sollicitée en raison de ses larges compétences. Tel ouvrage concernant la Chine lui était envoyé parce qu’elle était imbattable dans la transcription du chinois en pinyin… Tel autre en raison de sa connaissance profonde de la céramique et de sa fabrication.
Elle a même fait du rewriting, dans l’ombre des auteurs, et n’a pas toujours reçu de remerciements, pourtant mérités, pour telle ou telle œuvre primée. Quand je lui faisais part de mon mécontentement à ce sujet, elle se contentait d’arborer le grand sourire que ses amis et sa famille lui connaissaient bien.
Quand je me suis lancé dans la traduction, tout naturellement, ma première lectrice, c’était elle. Mon manuscrit, ou plutôt « tapuscrit » revenait sur mon bureau couvert de corrections notées en rouge (il fallait toujours un feutre rouge à pointe très fine). Après avoir publié plusieurs traductions avec la mention « traduit par Noël Dutrait », mais avec en page de garde un remerciement à Liliane Dutrait, nous nous sommes dit qu’en fait nous faisions bien une traduction « à quatre mains » et c’est avec La Montagne de l’Ame de Gao Xingjian, publié en 1995, que son nom est apparu en bonne place à côté du mien sur les couvertures. Un collègue m’avait fait remarquer que la courtoisie eût voulu que l’on inscrivît « traduit par Liliane et Noël Dutrait » (Ladies first). En réalité, ce choix avait été discuté entre nous. Comme c’est moi qui faisais le passage du chinois au français (le premier jet), et qu’elle intervenait lors de la relecture et des corrections, nous étions tombés d’accord pour mentionner « traduit du chinois par Noël et Liliane Dutrait ».
Traduire avec Liliane, c’était prendre son temps, relire autant de fois que nécessaire, ne jamais se contenter d’un à peu près, vérifier systématiquement du début à la fin du roman que tout était cohérent : les noms de personnages, les sites géographiques, la traduction des expressions figées, proverbes, comptines… Combien de fois m’a-t-elle faire remarqué que dans mon « premier jet » j’avais traduit un proverbe d’une manière à telle page et d’une autre manière à telle autre ? Il est vrai que parfois, pressé par le temps, je le faisais consciemment, en me disant que nous pourrions ultérieurement faire le meilleur choix entre les différentes propositions. Combien de fois aussi m’a-t-elle fait remarqué que telle phrase ne paraissait pas logique par rapport au contexte, que tel personnage ne pouvait pas apparaître à cet endroit, que la maison de tel ou tel personnage était parfois à l’est, parfois à l’ouest du village ? Aucune erreur, aucun faux-sens, aucun contre-sens n’échappait à sa vigilance (ou si c’est le cas, la faute n’en incombe qu’à moi-même). Elle n’hésitait pas à retourner au texte chinois pour vérifier si elle-même ne s’éloignait pas trop du texte original.
Naturellement, traduire à quatre mains peut engendrer de vives discussions, des oppositions, des disputes même, mais dans ces cas-là, elle savait toujours proposer une pause, une promenade, un tour dans le jardin…
La dernière lecture se faisait toujours à haute voix. C’est moi qui lisais sur l’écran de l’ordinateur et elle écoutait, souvent les yeux fermés. Elle m’arrêtait chaque fois qu’une aspérité du texte incongrue apparaissait. Et la discussion reprenait, souvent accompagnée par une lecture de la phrase ou de la page entière en chinois pour entendre « la musique de la langue ».
En général, nous faisions ces traductions en plus de notre travail personnel. Mais il nous est arrivé aussi de décider de passer dix jours ou plus de nos vacances à traduire intensément, pour être sûrs de rendre à temps notre traduction : ce fut le cas pour Beaux seins belles fesses de Mo Yan et aussi pour Quarante et un coups de canon de Mo Yan également. Nous nous étions isolés dans une maison à la campagne et nous traduisions depuis tôt le matin jusqu’au milieu d’après-midi, et nous promenions l’après-midi, puis le soir était consacré aux lectures, écoutes de musique ou sorties (jamais de travail le soir)… Et dans les bois, dans les prés, au cours de nos sorties, nous continuions à chercher (et souvent à trouver) la traduction la plus juste de telle ou telle phrase, telle ou telle expression.
Liliane était aussi une grande lectrice : romans, romans policiers, français et étrangers. Parfois elle me lisait une phrase traduite du japonais, de l’islandais, du finnois… et me la donnait en exemple par rapport à tel ou tel passage que nous étions en train de traduire.
Quelques jours avant sa disparition, j’ai pu lui montrer la dernière édition de notre œuvre commune, que nous avions dédicacée à nos enfants, Vincent et Isabelle. Il s’agissait de La Chine et les Chinois paru dans la collection Les Encyclopes chez Milan Jeunesse. C’était elle qui avait reporté il y a quelques mois les corrections nécessaires pour la réédition de cet ouvrage de vulgarisation paru la première fois en 2005. Notez que les auteurs de cet ouvrage sont bien Liliane et Noël Dutrait, (et non l’inverse comme pour les traductions) car c’est bien elle qui en a rédigé la majeure partie.
Et enfin, le dernier travail qu’elle a effectué a été la relecture de nombreux textes qui constitueront le numéro 2 de notre revue IDEO, Impressions d’Extrême-Orient.
23 octobre 2010. Noël Dutrait