L’Equipe de recherche « Littérature d’Extrême-Orient, textes et traduction » a tenu sa journée de rentrée sur la traduction des langues et des littératures asiatiques, le 26 octobre dernier à l’Université de Provence (Aix-en-Provence).
Je profite de ce billet pour remercier au nom de l'équipe toutes celles et tous ceux qui y ont participé de manière active, sous les projecteurs en proposant une communication, ou de manière plus discrète en assurant, dans les coulisses, l’intendance et le bon déroulement de cette journée. Un grand merci aussi au public d’être venus nombreux, parfois de loin, assister aux onze exposés et pour avoir fait bon accueil aux intervenants en leur posant de fort pertinentes questions.
Trois invités extérieurs, venant de Barcelone, Venise et Strasbourg, et une partie non négligeable des membres de notre équipe ont eu l’occasion de proposer leurs réflexions sur les sujets qui les mobilisent tout au long de l’année. Il s’agissait de faire sentir, à travers des exemples concrets, les difficultés que rencontre le traducteur dans sa pratique de la traduction littéraire et les solutions qu'il propose, sans restriction sur le choix de l’aire culturelle, le genre et l’époque. Il fut, ainsi, aussi bien question de prose narrative et de poésie classiques que de narration expérimentale pour un lectorat choisi ou de roman de cape et d’épée destiné au « grand public » ; nous avons, également, eu des aperçus sur la traduction du chinois (cinq communications), du japonais (deux communications), de l’hindi, du coréen, du vietnamien et du thaï.
Voici, comme promis, un court compte-rendu de cette journée : il est naturellement très imparfait et ne demande qu’à être complété ; vos commentaires et corrections seront, naturellement, les bienvenus.
Ouvrant la journée par un rapide exposé, j’ai fait état de travaux de traduction menés en collaboration avec mes étudiants de Master 1 et 2 sur deux courts récits en langue classique, savoir le « Yangxian shusheng » 陽羡書生 de Wu Jun 吳均 (469-520) et la version raccourcie qu’en a tirée Duan Chengshi 段成式 (ca. 803-863) pour son Youyang zazu 酉陽雜俎 (Mélanges de Youyang). Leur confrontation m’a permis de mettre plus clairement en évidence l’obligation faite au traducteur de ce type de récit d'intervenir en traduirant l’implicite et, l’impératif qui pèse sur lui de le faire avec le plus de doigté et de modération possibles.
Solange Cruveillé a, quant à elle, conclu la journée en offrant un inventaire très complet des difficultés rencontrées dans la traduction d’une œuvre d’un des plus fameux romanciers de roman de cape et d’épée contemporain [wuxia xiaoshuo 武俠小說], Wang Gulu 王度盧 (1909-1977), traduction qui vient de sortir chez Calmann-Lévy sous le titre Tigre et Dragon. Première époque : la vengeance de Petite Grue. [Voir ici]
Peu avant, Noël Dutrait nous avait plongé dans une page d’un roman de Mo Yan 莫言 (1956-), Les Quarante et Un Canons (Sishiyi pao 四十一炮, 2003), qu’il traduit en ce moment. Il a notamment attiré notre attention sur une phrase anormalement longue dans l’écriture chinoise. Il nous a proposé les choix retenus avec Liliane Dutrait avec laquelle il collabore pour rendre l’art de Mo Yan (entre autres auteurs majeurs) accessible et sensible à un public francophone de plus en plus connaisseur. Il répondait par la même occasion ainsi au « Petit exercice de traduction » qu’il avait proposé le 16 avril dernier sur ce blog (voir ici). Voici la solution proposée ce 26 octobre :
« Je ne pouvais pas voir son allure élégante à l’intérieur de la salle, mais je pouvais imaginer combien les regards de tous convergeaient vers lui quand il s’élançait avec grâce en enlaçant la plus belle femme du dancing, vêtue d’une robe de soirée blanc immaculé, vert bouteille ou cramoisie, dévoilant des épaules et des bras qui semblaient sculptés dans le jade blanc, couverte de bijoux étincelants, avec de grands yeux limpides et au-dessus de la lèvre un grain de beauté noir. »Qui dit mieux ?
Jade Ngyuen Phuong Ngoc nous a fait quitter la Chine pour le Vietnam et un texte de l’écrivain Tô Hoài (1920-). La lecture d’une page du chapitre 1 de Cát bụi chân ai (1992) et de sa traduction sous le titre de Sables et poussières, traces de quelqu’un nous a convaincu qu’il fallait au traducteur du vietnamien littéraire une intime connaissance de la langue de départ et une grande maîtrise du français pour traiter judicieusement de l’expression de l’espace et surtout du temps.
Cette dernière problématique était également l’objet de l’exposé d’Elizabeth Naudou qui l’explorait dans la langue hindi et à partir des écrits de Nirmal Verma (1929-2005) et notamment de « Vîkend » (« Week-end ») monologue extrait du recueil Tîn Ekânt (Trois solitudes, New Delhi, 1990). Ce représentant du nouveau roman indien, traducteur de Milan Kundera, aimait à jouer sur l’ambiguïté des formes verbales qui peuvent en hindi se comprendre selon trois modalités temporelles différentes, ce que le français ignore.
La littérature actuelle qui en Thaïlande intègre l’anglo-thaï – langue en perpétuelle mutation-, réserve elle aussi, au traducteur, son lot de surprises. Louise Pichard-Bertaux a attiré notre attention sur ce problème à partir de l’examen de quelques bonnes feuilles d’une des dernières productions d’un des écrivains thaïlandais contemporains les plus en vogue, Win Liaw-warin lequel semble prendre beaucoup de plaisir à intégrer les trouvailles de ses compatriotes dans le registre littéraire.
Avec Julie Kim, nous nous sommes penchés sur les onomatopées et la manière de les rendre dans la traduction du roman coréen. L’exposé nous a permis d’entendre la prononciation idéale des transcriptions qui peuvent irriter l’œil lorsqu’elle apparaissent dans certaines traductions récentes (Voir ici]. Plusieurs stratégies ont été évoquées afin d’éviter les désagréments causés par une simple transposition, et surtout pour ne pas se priver de ce qui constitue un des charmes de la langue coréenne.
André Delteil nous a entretenu du haiku et des contraintes nombreuses qui pèsent sur ceux qui tentent de les faire vivre dans notre langue dans toute leur brièveté et leur subtile musicalité. Après avoir rendu hommage à deux traducteurs qui ont brillé chacun à sa manière dans ce périlleux exercice - René Sieffert (1923-2004) et Jean Cholley, récemment disparu -, il a évoqué son expérience personnelle de la traduction, mais aussi de la composition d’une forme poétique japonaise majeure sans équivalent chez nous.
Nous avions aussi le bonheur d’accueillir trois intervenants qui n’avaient pas hésité à franchir de nombreux kilomètres pour nous entretenir de leurs travaux et nous faire partager leurs réflexions, ce dont nous devons leur savoir gré, qui plus est, lorsque le français n’est pas leur langue maternelle comme pour Anne–Hélène Suàrez Girard de l’Universitat Autonoma de Barcelona et pour Paolo Magagnin de l’Université Ca’ Foscari de Venise.
Pas moins méritant fut Vincent Grépinet qui venant de Strasbourg nous a fait partager ses angoisses face à un problème qu’il a fort habilement et élégamment résolu. C’est celui de la traduction par un japonisant de textes en kanbun [tirés du Kôkan hitsudan 江關筆談(1711)], savoir écrits par des Japonais directement en chinois classique, textes faisant état de palabres diplomatiques entre des diplomates japonais et coréens à une époque tendue des relations entre les deux pays. A la rugosité d’un chinois de facture classique parfois quelque peu chahutée, s’ajoutent des références culturelles plus familières aux sinologues versés dans la Chine ancienne, qu’à l’historien du Japon.
Paolo Magagnin, pour sa part, a déployé sa réflexion sur la traduction de la passion amoureuse à partir d’un des rares textes de Yu Dafu 郁大夫 (1896-1945) - Qiuhe 秋河 -, a avoir été traduit en langue française. Son tour de force fut de nous faire sentir dans notre langue la finesse de tournures stylistiques propres à l’écriture de Yu Dafu qui ont, vraisemblablement, échappé au traducteur français [Stéphane Lévêque, Rivière d’automne, Picquier, « Pavillon des corps curieux », 2002].
Enfin, avec la même finesse d’esprit et une aussi parfaite maîtrise de la langue, la nôtre, la chinoise, et la sienne – l’espagnol -, Anne–Hélène Suàrez Girard nous a fait pénétrer dans une forteresse littéraire réputée imprenable : la poésie classique chinoise. Qui plus est, elle n’a pas choisi la facilité puisqu’elle l’a abordée en se confrontant à ses deux difficultés majeures : la forme, avec un poème de Li Bai 李白 (701-762) de facture originale, et, le contenu, avec un poème de Luo Binwang 駱賓王 (640 ?-684 ?) invitant à tisser des relations intertextuelles avec le lointain passé historique et littéraire chinois.
D’une manière générale, les intervenants ont présenté des traductions inédites en insistant sur le fait qu’elles n’étaient « pas encore abouties », ou qu’elles nécessitaient « une révision », trahissant par là le sentiment douloureux de l’artisan, jamais ou rarement, satisfait par son ouvrage. Chacun des intervenants et des traducteurs présents, a, me semble-t-il, pu profiter des interrogations et surtout des solutions apportées par les autres pour affiner sa perception intime du travail de traducteur et la faire progresser. Cette journée aura également favorisé, ce qui n’est pas son moindre intérêt, des rencontres amicales entre chercheurs et amoureux de littérature évoluant souvent isolés dans des contrées pas toujours suffisamment hospitalières.
Il n’en reste pas moins que les questions posées à l’issue des interventions montrent que le public friand des littératures d’Asie se passionne moins pour les problèmes liés à la traduction que pour les messages envoyés par les auteurs et les textes traduits. L’équipe devrait en tenir compte dans ses prochaines activités, bien décidée qu’elle est à poursuivre son travail afin rendre mieux compréhensibles et indispensables ces littératures d’Extrême-Orient. (P.K.)
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