Les Piquets de ma mère
(Ŏmmaǔi malttuk 엄마의 말둑 )
Roman de Pak Wansǒ (박 완서)
Traduit du coréen par Patrick Maurus et Mun Shi Yeun
(Arles : Actes Sud, « Lettres Coréennes», 2007)
Roman de Pak Wansǒ (박 완서)
Traduit du coréen par Patrick Maurus et Mun Shi Yeun
(Arles : Actes Sud, « Lettres Coréennes», 2007)
Ce roman est paru une première fois chez Actes Sud en 1993 sous le titre Le Piquet de ma Mère (엄마의 말둑) (Traduction de Kang Geobae). Depuis, avec les rééditions, le texte initial a été augmenté d’une suite, pour paraître aujourd’hui en trois parties, dans une nouvelle traduction de Patrick Maurus et Mun Shi Yeun, et prendre un pluriel en titre : Les piquets de ma mère, (ce qui ne change rien au titre, la langue coréenne ignorant, la plupart du temps, la distinction singulier-pluriel).
Pak Wansǒ (1931-) est une romancière coréenne de premier plan, que la presse coréenne qualifie de « tardive » puisqu’elle a publié son premier roman à l’âge de 39 ans (!). Elle s’est rattrapée depuis, avec une trentaine d’ouvrages et plusieurs prix littéraires. Ses thèmes de prédilection tournent autour des conflits entre les générations ou entre la tradition et la modernité. En Corée, peut-être plus qu’ailleurs, à cause de la modernisation fulgurante du pays, les conflits cités plus haut vont souvent de pair. L’occupation japonaise et la guerre de Corée fournissent les autres sources, bien compréhensibles et inépuisables, de la littérature et du cinéma coréens.
Dans Les piquets de ma mère, Pak Wansǒ nous fait traverser presque un siècle d’histoire coréenne. Dans la première partie, celle de l’enfance, durant l’occupation japonaise (1919-1945), la narratrice, son frère et sa mère quittent le village natal près de Songdo (송도) [1] pour aller « planter les piquets » à Séoul, c’est-à-dire trouver une maison à l’intérieur des portes de la capitale. Avoir une maison « dans-les-murs » est alors considéré comme une marque de prestige social. Mais il n’est pas facile d’habiter Séoul (déjà, à l’époque !) et la famille devra se contenter d’une pièce dans une maison « hors-les-murs », maison au toit de chaume, au sommet d’une montagne environnante, à l’extérieur de Séoul. Cette déception, que la petite fille considérera comme une véritable trahison, va mobiliser toute l’énergie de la mère pour réaliser son ambition : habiter à l’intérieur de Séoul et faire de sa fille une « femme moderne ».
Dès lors, cette petite fille investie de cette terrible mission devra subir de multiples deuils, celui de la perte de ses cheveux longs d’abord, car « à Séoul, les petites filles vont à l’école avec les cheveux courts (et évitent le traditionnel chignon) et un cartable sur le dos ». Pertes progressives et discipline rigoureuse, jeux interdits et assignation à résidence pour cette enfant qui, au travers de la réussite scolaire, doit annoncer la venue d’une époque nouvelle : « Si ton frère réussit, c’est toute la famille qui s’en sortira. Mais toi, si tu travailles beaucoup et deviens une femme moderne, tu pourras t’épanouir. Tu comprends ? » (p. 72). Ce passage marque la rupture avec la tradition car ce n’est pas ici le premier fils qui est investi de la nécessité de réussir.
La deuxième partie du roman couvre la période de la guerre de Corée, vue de l’intérieur de leur village de montagne et des faubourgs crasseux de la ville. La narratrice, devenue adulte et femme moderne, oublie régulièrement sa petite famille, au cours d’interminables parties de hwat’u (화투), jeu traditionnel de cartes, tandis que la troisième partie, plus contemporaine, couvre les dernières années de la vie de la mère, jusqu’à sa mort, au moment où il faudra planter le dernier piquet, la stèle funéraire.
Pak Wansŏ, malgré la longueur de la période couverte, s’écarte du roman fleuve, souvent cher aux auteurs coréens. Ce qui est perdu en précisions historiques est gagné en vigueur narrative. En 200 pages, la romancière aborde presque un siècle de l’histoire coréenne, en privilégiant la narration au détriment de la description, des faits historiques ou du commentaire psychologique. Ce style narratif, très épuré, est paradoxalement propice à la peinture de caractères. Il montre bien comment, lentement, l’identité de la petite fille va s’affirmer, au fur et à mesure que l’identité de la mère va se concentrer exclusivement sur son rôle parental. Cette mère, autrefois femme progressiste, qui n’a pas hésité à quitter son village de campagne (le début de l’exode rural en Corée) avec ses deux enfants, après la mort de son mari, et qui, sous le coup de son obsédante ambition va se dévouer à la réussite de sa fille, se confronter au choc urbain, fréquenter les pauvres bien malgré elle et s’humilier devant les bourgeois.
Cette lutte de chaque instant contre la pauvreté, ce souhait obsédant d’habiter l’intérieur de la ville, de voir sa fille devenir « moderne » montrent les bouleversements de la société coréenne. Nous sommes là, probablement face à la genèse de l’investissement massif et contemporain des parents, dans l’éducation des enfants, caractéristique frappante dans la société coréenne.
Bien que dans ce roman, les trois parties nous soient apparues comme inégales, dans leur densité, leur intérêt et leur style, (et ce, malgré une traduction unificatrice), nous recommandons la lecture à qui voudrait comprendre, au travers d’une écriture directe, une « écriture de femme », comme disent les traducteurs, les mutations douloureuses de la société coréenne, vues du côté de la pauvreté et de la simplicité.
La traduction de Patrick Maurus et Mun Shi Yeun illustre le parti pris signalé dans le texte de présentation de l’ouvrage. La concision narrative et la densité des caractères des personnages sont bien rendues par la traduction (dont nous ferons ultérieurement une approche comparée avec la précédente traduction). Pour notre plus grand plaisir de lecteurs, de nombreuses et savoureuses onomatopées ont été conservées dans la langue originelle et donnent au texte de bien intéressantes accélérations stylistiques, sǔkk, sǔkk…
(Hye-Gyeong Kim et Jean-Claude de Crescenzo)
[1] Songdo, petite bourgade près d’Incheon (aéroport international de Séoul) est situé à 60 km de la capitale coréenne. Ce bourg présente la particularité aujourd’hui d’être l’objet d’un investissement massif (25 milliards de $US) pour en faire la future plaque tournante de l’économie asiatique. Cette ville consacrée au dieu du business copiera le meilleur des plus grandes villes du monde et se voudra la U-ville, traduisez ville de l’ubiquité, où il sera possible d’être présent en plusieurs lieux en même temps, grâce à l’interconnection de tous les réseaux. Le projet devrait être terminé en 2014.
(Hye-Gyeong Kim et Jean-Claude de Crescenzo)
[1] Songdo, petite bourgade près d’Incheon (aéroport international de Séoul) est situé à 60 km de la capitale coréenne. Ce bourg présente la particularité aujourd’hui d’être l’objet d’un investissement massif (25 milliards de $US) pour en faire la future plaque tournante de l’économie asiatique. Cette ville consacrée au dieu du business copiera le meilleur des plus grandes villes du monde et se voudra la U-ville, traduisez ville de l’ubiquité, où il sera possible d’être présent en plusieurs lieux en même temps, grâce à l’interconnection de tous les réseaux. Le projet devrait être terminé en 2014.
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