Notre quatrième « Miscellanées littéraires » est à nouveau un choix de Thomas Pogu que je remercie d’avoir retenu un passage de l'Éloge de l'ombre, In'ei Raisan 陰翳礼讃 (1933) de Tanizaki Junichirô 谷崎潤一郎 (1886-1965) sur lequel on consultera avec profit les pages que lui consacre le site Shunkin.net.
Traduit en 1977 par René Sieffert (1923-2004), ce texte attachant, qu'on trouve dans le premier des deux volumes d'œuvres de Tanizaki à la « Bibliothèque de la Pléiade » (n° 434), vient d’être réédité par les Éditions Verdier, comme Pierre Assouline l’a signalé récemment dans son blog La République des Livres : « Tanizaki nous fait encore de l’ombre » (8 mai 2011). Le passage en question se trouve entre les pages 29 à 32 de cette édition :
Le papier est, nous dit-on, une invention des Chinois ; toujours est-il que nous n'éprouvons, à l'égard du papier d'Occident, d'autre impression que d'avoir affaire à une matière strictement utilitaire, cependant qu'il nous suffit de voir la texture d'un papier de Chine, ou du Japon, pour sentir une sorte de tiédeur qui nous met le cœur à l'aise. À blancheur égale, celle d'un papier d'Occident diffère par nature de celle d'un hôsho ou d'un papier blanc de Chine. Les rayons lumineux semblent rebondir à la surface d'un papier d'Occident, alors que celle du hôsho ou du papier de Chine, pareille à la surface duveteuse de la première neige, les absorbe mollement. De plus, agréables au toucher, nos papiers se plient et se froissent sans bruit. Le contact en est doux et légèrement humide, comme d'une feuille d'arbre.On pourra poursuivre en lisant l'extrait que fournit l’éditeur sur la page consacrée à L’éloge de l’ombre sur son site - c’est celui les « lieux d’aisance de style japonais d’où l’on peut, à l’abri de murs tout simples, à la surface nette, contempler l’azur du ciel et le vert du feuillage » -, ou pourquoi pas en lisant « Jun’ichirô Tanizaki et le Japon face à l’Occident exotique », article que Tanaka Shuko a publié (le 1/11/10) sur le carnet de recherche « Kaléidoscope Du Japon ». Mais il convient avant tout de se procurer une édition de ce petit livre indispensable à lire au frais.
D'une manière plus générale, la vue d'un objet étincelant nous procure un certain malaise. Les Occidentaux usent, même pour la table, d'ustensiles d'argent, de nickel, qu'ils polissent afin de les faire briller, alors que, nous autres, nous avons en horreur tout ce qui resplendit de la sorte. Il nous arrive certes, à nous aussi, de nous servir de bouilloires, de coupes, de flacons d'argent, mais nous nous gardons bien de les polir ainsi qu'ils le font. Bien au contraire, nous nous réjouissons de voir leur surface se ternir et, le temps aidant, noircir tout à fait ; il n'est guère de maison où quelque servante mal avisée ne se soit fait réprimander pour avoir astiqué un ustensile d'argent couvert d'une précieuse patine.
L'usage s'est répandu, à une époque récente, d'employer l'étain pour la cuisine chinoise, et il est fort possible que les Chinois apprécient la propriété qu'a ce métal de se patiner. Neuf, il rappelle l'aluminium, et l'impression qu'il produit n'a rien de bien agréable ; les Chinois ne l'auraient donc jamais adopté s'il ne vieillissait bien et ne finissait par atteindre, de la sorte, à une certaine élégance. D'autre part, l'on y grave des poèmes qui, avec la surface noircie de l'étain, formeront un accord parfait. Bref, entre les mains des Chinois, ce métal léger, vulgaire et clinquant est devenu une matière dense et de bon aloi, aux reflets profonds comme une céramique.
Ce sont les Chinois encore qui apprécient cette pierre que l'on nomme le jade : ne fallait-il pas, en effet, être Extrême-Oriental comme nous-mêmes pour trouver un attrait à ces blocs de pierre, étrangement troubles, qui emprisonnent dans les tréfonds de leur masse des lueurs fuyantes et paresseuses, comme si en eux s'était coagulé un air plusieurs fois centenaires ? Qu'est-ce donc qui peut bien nous attirer dans une pierre telle que celle-là, qui n'a ni les couleurs du rubis ou de l'émeraude, ni l'éclat du diamant ? Je l'ignore, mais à la vue de la surface brouillée, je sens bien que cette pierre est spécifiquement chinoise, comme si son épaisseur bourbeuse était faite des alluvions lentement déposées du passé lointain de la civilisation chinoise, et je dois reconnaître que je ne m'étonne point de la dilection des Chinois pour de pareilles couleurs et substances.
4 commentaires:
Bonjour Mr Kaser, nous nous approchons doucement mais sûrement vers la chaleur estivale qui va nous obliger à trouver les endroits adéquates pour la lecture de textes " à lire au frais". merci de ce petit lien qui fait plaisir. Bonnes vacances Françoise P.
PS. vos textes sont un exemple de rédaction de mémoire à bon entendeur, salut !!!!!!!
En écho à ce beau texte de Tanizaki, on pourra également lire, pour tenter de mieux comprendre la pensée et l'esthétique extrême-orientales et, en l'occurrence, chinoise, l'Éloge de la fadeur, de François Jullien, mais aussi, dans la même veine, le Traité de l'efficacité, du même auteur.
À ces précieux conseils de lecture, je me permets d'ajouter le très bel Empire des signes de Roland Barthes. Si vous avez encore des a priori à l'encontre de Barthes, de grâce, oubliez-les et lisez ce livre magnifique à l'écriture limpide, vous ne le regretterez pas.
Bien amicalement.
Prenant Thomas au mot, j’ai sorti mon Eloge de la fadeur (curieusement à portée de main) pour le soumettre, vingt ans après sa sortie et donc sa première lecture, au test de l’ouverture au hasard, et je tombe sur la page 52 (Picquier, 1991) : « Comme, en effet, aux yeux des Chinois, la seule différence en cause, au sein du réel, est une différence de finesse dans le mode d’actualisation et de fonctionnement, il subsiste une continuité essentielle entre ce qui est suffisamment « grossier » pour être perçu par les sens et ce qui, trop subtil pour leur être perceptible, n’est accessible qu’à cet autre « organe », plus délié, qu’est notre esprit (jinshen [精神]) : à son stade le plus grossier, la réalité se présente de façon morcelée, limitée, opaque ; tandis qu’à un stade plus subtil d’elle-même, elle fait « communiquer » de part en part (tong [通]), s’exerce sans césure ni blocage, devient « limpide ». Or, c’est ce stade-ci qui est le fondement du précédent : il constitue le « tronc » commun, s’enracinant dans l’Invisible, à partir duquel se déploie le foisonnement des « branches » -- comme autant d’extrémités sensibles. (ext. du chap. 8, « La musique silencieuse ») Gloups ! Quel drôle d’écho à Tanizaki ! Je ne pense pas pouvoir poursuivre plus longtemps... Quant à L’Empire des signes, il me faudra attendre de remettre la main dessus pour le soumettre au même test. Merci pour ces propositions qui en appellent d’autres que je vais faire dans un tout prochain billet auquel, je le souhaite vivement, vous contribuerez activement, l’un et l’autre. A très bientôt donc. PK.
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