vendredi 15 juillet 2011

Miscellanées littéraires (005)

Privé d'une partie de mes livres par un emménagement qui n'en finit pas, je me suis, à l'occasion d'une réparatrice pause, replongé grâce à Gallica dans la lecture de mon cher Diderot (1713-1784).

En souvenir de cette divertissante séance, voici un passage tiré du tome 4 des Œuvres complètes de Diderot : revues sur les éditions originales.... éditées par Jules Assézat (1832-1876), publié à Paris par Garnier frères en 1875-1877 lequel propose des textes tirés par Naigeon des papiers que Diderot appelait ses Miscellanea.

Dans ces « Miscellanea philosophiques », on trouve, pages 45 à 48, un court texte intitulé « Sur les Chinois » dont je ne vous livre ici qu'un extrait :

Tout l'empire est un marché général où il n'y a non plus de sûreté et de bonne foi que dans les nôtres. Les âmes y sont basses, l'esprit petit, intéressé, rétréci et mesquin. S’il y a un peuple au monde vide de tout enthousiasme, c'est le Chinois.
Je le dis et je le prouve par un fait que je tiens du plus intelligent de nos supercargues : un Européen achète des étoffes à Canton, il est trompé sur la quantité, sur la qualité et le prix ; les marchandises sont déposées sur son bord. La friponnerie du marchand chinois avait été reconnue, lorsqu'il vint chercher son argent. L'Européen lui dit : « Chinois, tu m'as trompé. » Le Chinois lui répondit : « Européen, cela se peut ; mais il faut payer. » L'Européen : « Chinois, tu m'as trompé sur la quantité, la qualité et le prix. » Le Chinois : « Cela se peut ; mais il faut payer. » L'Européen : « Mais tu es un fripon, un gueux, un misérable. » Le Chinois : « Européen, cela se peut ; mais il faut payer. » L'Européen paye ; le Chinois reçoit son argent, et dit en se séparant de sa dupe : « A quoi t'a servi ta colère ? Qu'on produit tes injures ? Rien. N'aurais-tu pas beaucoup mieux fait de payer tout de suite et de te taire ? » Partout où l'on garde ce sang-froid à l'insulte, partout où l'on rougit aussi peu de la friponnerie, l'empire peut être très-bien gouverné, mais les mœurs particulières sont détestables.
Si les romans chinois sont une peinture un peu fidèle des caractères, il n'y a pas plus de justice à la Chine que de probité ; et les mandarins sont les plus grands fripons, les juges les plus iniques qu'il y ait au monde. Que penser de ces chefs de l'Etat qui portent publiquement, sans pudeur, sur leur petite bannière la marque de leur dégradation ?
NB : « Supercargue » est un synonyme de « subrécargue » qui signifie : « personne choisie par un armateur ou un affréteur et embarquée sur un navire pour assurer la gestion de la cargaison, sa vente et le réapprovisionnement du navire pour le retour. » (Source CNRTL)

Dans le même ordre d’idée, mais témoignage à la fois plus ancien et plus direct, voici ce qu’on peut lire dans les Nouveaux mémoires sur l'état présent de la Chine du père Louis Lecomte (1655-1728) pages 498 à 500 de l’édition J. Anisson de 1696 (source Gallica) sous le titre « Du caractère particulier de l'esprit des Chinois » (Lettre huitième) :
Tout sert, tout est precieux aux chinois, parce qu’il n’y a rien dont ils ne sçachent profiter. Pour le moindre gain ils entreprennent les voyages les plus difficiles ; et c’est pour cela que dans la Chine tout est en mouvement ; dans les ruës, dans les grands chemins, sur les rivieres et le long des costes des provinces maritimes, on voit un monde de voyageurs, si j’ose m’expliquer de la sorte ; le commerce infini qui se fait par tout est l’ame du peuple, et le principe de toutes leurs actions.
S’ils joignoient au travail et à l’industrie naturelle un peu plus de bonne foy, sur tout à l’égard des étrangers, rien ne leur manqueroit de tout ce qui peut contribuer à former d’habiles negocians. Mais leur qualité essentielle c’est de tromper, quand ils peuvent ; plusieurs ne s’en cachent point, et j’ay oüi dire qu’il y en a d’assez effrontez, quand on les a surpris en faute, pour s’excuser sur leur peu d’habileté ; vous voyez, disent-ils, que je n’y entends pas finesse ; vous en sçavez plus que moy ; mais peut-estre que je seray ou plus heureux ou plus adroit une autre fois. Ils falsifient presque tout ce qu’ils vendent, quand les choses sont d’une nature à pouvoir estre falsifiées. On dit en particulier qu’ils contrefont si bien les jambons, que souvent on s’y méprend, et qu’aprés les avoir fait cuire long-temps on ne trouve, quand on en veut manger, qu’une grosse piece de bois sous une peau de cochon. Il est seur qu’un étranger sera toûjours trompé, s’il achete par luy-mesme, quelque précaution qu’il prenne ; il faut se servir d’un chinois affidé qui connoisse le pays, et qui soit fait au manége ; encore serez-vous bien heureux, si celuy qui achete et celuy qui vend ne s’accordent pas ensemble à vos dépens en partageant entr’eux le gain.
On pourra vérifier la correction de sa lecture en consultant la page 291 de l’édition moderne d’Un Jésuite à Pékin. Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine. 1687-1692, établie par Frédérique Touboul-Bouyeure pour les éditions Phébus en 1990.

Le Père Jean-Baptiste Du Halde montre dans sa Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l'empire de la Chine et de la Tartarie chinoise (Paris : P.-G. Le Mercier, 1735, p. 77 et suivantes ou en ligne grâce à Pierre Palpant, ici) qu’il avait lu son éminent collègue avant d’être à son tour vraisemblablement lu par Diderot :
Quoique généralement parlant, ils ne soient pas aussi fourbes et aussi trompeurs que le p. Le Comte les dépeint, il est néanmoins vrai que la bonne foi n’est pas leur vertu favorite, sur tout lorsqu’ils ont à traitter avec les étrangers : ils ne manquent gueres de les tromper s’ils le peuvent, et ils s’en font un mérite : il y en a même qui étant surpris en faute, sont assez impudens pour s’excuser sur leur peu d’habileté. « Je ne suis qu’une bête, comme vous voyez, disent-ils, vous êtes beaucoup plus habile que moi, une autre fois je ne me jouerai pas à un européan.» Et en effet, on dit que quelques européans n’ont pas laissé de leur en apprendre. Rien n' est plus risible que ce qui arriva au capitaine d’un vaisseau anglois : il avoit fait marché avec un négociant chinois de Canton, d’un grand nombre de balles de soye, qu’il devoit lui fournir : quand elles furent prêtes, le capitaine va avec son interprete chez le chinois, pour examiner par lui-même, si cette soye étoit bien conditionnée : on ouvre le premier ballot, et il la trouva telle qu’il l’a souhaitoit ; mais les ballots suivans qu’il fit ouvrir, ne contenoient que des soyes pourries : sur quoi le capitaine s’échauffa fort, et reprocha au chinois dans les termes les plus durs, sa méchanceté et sa friponnerie : le chinois l’écouta de sang froid, et pour toute réponse, « prenez vous-en, monsieur, lui dit-il, à votre fripon d’interprete, il m’avoit protesté que vous ne feriez pas la visite des ballots.» cette adresse à tromper, se remarque principalement parmi les gens du peuple, qui ont recours à mille ruses, pour falsifier tout ce qu’ils vendent : il y en a qui ont le secret d’ouvrir l’estomac d’un chapon, et d’en tirer toute la chair, de remplir ensuite le vide, et de fermer l’ouverture si adroitement, qu’on ne s’en apperçoit que dans le tems que l’on veut le manger. D’autres contrefont si bien les vrais jambons, en couvrant une piéce de bois d’une terre qui tient lieu de la chair, et d’une peau de cochon, que ce n’est qu’après l’avoir servi et ouvert avec le couteau, qu’on découvre la supercherie. Il faut avoüer néanmoins qu’ils n’usent gueres de ces sortes de ruses qu’avec les etrangers : et dans les autres endroits, les chinois ont peine à les croire. Les voleurs n’usent presque jamais de violence, ce n' est que par subtilité et par adresse qu’ils cherchent à dérober : il s’en trouve qui suivent les barques, et se coulent parmi ceux qui les tirent sur le canal impérial, dans la province de Chan Tong, où l’on en change tous les jours ; ce qui fait qu’ils sont moins connus : ils se glissent alors dans les barques pendant la nuit ; et on dit même que par le moyen de la fumée d’une certaine drogue qu’ils brûlent, ils endorment tellement tout le monde, qu’ils ont toute liberté de foüiller de tous côtez, et d’emporter ce qu’ils veulent, sans qu’on s’en apperçoive. Il y a de ces voleurs qui suivent quelquefois un marchand deux ou trois jours, jusqu’à ce qu’il ait trouvé le moment favorable de faire son coup. La plûpart des chinois sont tellement attachez à leur interêt, qu’ils ont de la peine à s' imaginer qu’on puisse rien entreprendre que par des vues interessées. Ce qu’on leur dit des motifs qui portent les hommes apostoliques à quitter leurs pays, leurs parens, et tout ce qu’ils ont de plus cher au monde, dans la seule vuë de glorifier Dieu et de sauver les ames, les surprend étrangement, et leur paroît presque incroyable. Ils les voyent traverser les plus vastes mers avec des dangers et des fatigues immenses ; ils sçavent que ce n’est ni le besoin qui les attire à la Chine, puisqu’ils y subsistent, sans leur rien demander, et sans attendre d’eux le moindre secours ; ni l’envie d’amasser des richesses, puisqu’ils sont témoins du mépris qu’en font les ouvriers evangéliques ; ils ont recours à des desseins politiques, et quelques-uns sont assez simples, pour se persuader qu’ils viennent tramer des changemens dans l’etat, et par des intrigues secrettes, se rendre maîtres de l' empire.
Déjà au siècle précédent, Robert Burton (1577-1640) notait l'extraordinaire capacité des Chinois à copier et à commercer dans The Anatomy of Melancholy (1621) (Oxford : H. Cripps, 1638) :
Mat. Riccius, the Jesuit, and some others, relate of the industry of the Chinese most populous countries, not a beggar or an idle person to be seen, and how by that means they prosper and flourish. We have the same means, able bodies, pliant wits, matter of all sorts, wool, flax, iron, tin, lead, wood, &c., many excellent subjects to work upon, only industry is wanting. We send our best commodities beyond the seas, which they make good use of to their necessities, set themselves a work about, and severally improve, sending the same to us back at dear rates, or else make toys and baubles of the tails of them, which they sell to us again, at as great a reckoning as the whole.
Un dernier extrait pour ces cinquièmes « Miscellanées littéraires » qui pourraient bien être les dernières de ce mois de juillet, voire de l’été ; il provient de la « Notice préliminaire » du même tome des Œuvres complètes de Diderot que cité précédemment, savoir des pages 3 et 4 dans lesquelles l'éditeur cite à propos Jacques-André Naigeon (1738-1810) : « Ce qui mérite surtout d'être remarqué, parce que rien ne peint mieux l’originalité du caractère de Diderot et ne fait mieux connaître la tournure particulière de son esprit, c'est qu’en parcourant les titres, souvent inconnus, des ouvrages sur lesquels il a fait des observations, on voit qu’il lui importe fort peu que le livre qu’il analyse soit bon ou mauvais : dans le premier cas, il s’élève rapidement à la hauteur de son sujet ; sa vue s’agrandit pour ainsi dire avec l’horizon qu’elle embrasse ; il s’empare des principes de l’auteur, les appliques, les généralise et en tire de grands résultats ; dans le second, il refait dans sa tête le livre dont il parle et s’en sert comme d’une table de chapitres, qu’il remplit ensuite à sa manière. C’est à ce sujet que M. d’Holbach [(1723-1789)] lui dit un jour qu'il n’y avait point de mauvais livres pour lui ; et rien n’est plus exact. Diderot lui-même ne se défendait pas trop de cette facilité avec laquelle il prêtait aux autres son talent, son imagination et ses connaissances ; et lorsque après avoir lu sur sa parole tel ou tel livre dont il avait fait l’éloge, on lui faisait remarquer qu'il n’y avait rien de tout ce qu’il avait vu, il répondait naïvement : Eh bien, si cela n’y est pas, cela devrait y être. »

Si vous avez encore un peu de souffle, et de goût pour cet auteur, vous pouvez lire ces anciennes « Perles estivales » fruits rafraichissants de lectures passées. Bon été.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Ce passage de Diderot, préfigure finalement bien une réalité toujours actuelle. En lisant cela, on aurait pu presque prédire le triomphe du capitalisme dans l'Empire du Milieu.