dimanche 29 mars 2009

Un ovni dans le ciel littéraire coréen

La baleine (고래)
de Ch’ŏn Myŏnggwan (천 명관)
Editions Actes Sud – Novembre 2008,
traduit par Yang Jung-Hee (양 정희) et Patrick Maurus.


Rendons hommage aux Éditions Actes Sud et aux traducteurs de nous donner à lire ce merveilleux roman La Baleine, de Ch’ŏn Myŏnggwan, auteur quadragénaire, il est né en 1964, dans les environs de Séoul.

Cet épais roman de près de 500 pages, le premier livre de l'auteur à être traduit en France, nous arrive dans la magie de la nouveauté et de l'inhabituel. La Baleine est le grand roman picaresque, d’un auteur contemporain, que nous attendions depuis longtemps.

La Baleine est l’histoire de Kŭmbok, maman pas très belle de la tout aussi laide et muette Chun’hŭi. Partie de son village natal, elle va traverser quelques vies d’hommes, destins soudainement bouleversés par cette femme à l’étrange odeur, entêtante, attirante au point de transformer un puissant voyou en amoureux transi ou un colosse en légume avachi. Kŭmbok est de la race des femmes qui contestent, sans aucun discours, le statut de la femme coréenne, assigné par l’ordre confucianiste aux tâches secondaires.

La Baleine, c’est Chun’hŭi, enfant d’une corpulence et d’une force phénoménales (pensez, 7kg à la naissance !), laide, muette et demeurée. Sur ce dernier point, on ne sait pas bien, mais tout porte à le croire. Son seul ami est un éléphant, un vrai, plein de sagesse, avec qui elle fait le tour du village, chaque jour sur son dos, et qui par delà la mort continuera d’être son conseiller et son confident. Au fil du roman, Chun’hŭi se prend d’amour pour la fabrication des briques, sous la conduite de Mun, beau-père délaissé par Kŭmbok. Chun’hŭi va, jour après jour, fabriquer des briques, et sa réputation va grandir autant que sa propension à couvrir la Corée de briques de qualité, qu’elle continuera de fabriquer même lorsque le ciment de construction va faire son apparition et remplacer peu à peu la brique rouge, celle qui aura servi à reconstruire en partie la Corée d’après-guerre, sous l’influence et avec l’aide des américains. Chun’hŭi ne sait pas faire autre chose que des briques, pas plus qu’elle saura se disculper, après que, accusée à tort, cette fille simple et muette va finir en prison. Elle remplira de bonheur les parieurs, lors de tournois de force où elle gagne contre les hercules locaux, avant qu’un gardien – chef défiguré par Chun'hŭi - en fasse l’objet de son sadisme. Pendant ce temps, Kŭmbok, sa mère, trop occupée à monter des affaires, à s’enrichir et s’appauvrir consécutivement, pour s’enrichir à nouveau et construire une ville entière, dont un cinéma en forme de baleine.

Dans ce roman, les situations foisonnent, au travers de personnages très peu dépeints au plan psychologique mais qui se révèlent d’une profondeur et d’une épaisseur étonnantes, propres à nous familiariser immédiatement avec chacun d’eux. En toile de fond, l’histoire de la Corée est présente, mais en touches légères, partielles, jamais pesantes ni militantes. Histoire survolée et satirique d’une Corée passée en très peu de temps de la pauvreté à l’abondance sélective. Cette alternance de pauvreté et de richesse, exaltation de la libre entreprise, pousse Kŭmbok à entreprendre sans cesse, pour ne jamais rester pauvre. A courir après la fortune, la gloire et les hommes, qu’elle consomme sans modération, elle va devenir homme elle-même.

Ch’ŏn Myŏnggwan fait partie de cette génération d’auteurs qui n’a pas connu la guerre de Corée et qui ignore donc ce qu’est un pays divisé. De même que les dictatures militaires et la dictature du développement ne peuvent que laisser une empreinte fugitive chez l’enfant ou l’adolescent qu’il fut. Ch’ŏn Myŏnggwan ne se sent donc pas obligé d’emprunter les figures habituelles de la littérature coréenne, en abordant de front l'historique tragédie coréenne. En se séparant des conventions narratives de ses aînés, il invente une propre langue pour dire la joie et la souffrance de ce pays paradoxal. Ch’ŏn Myŏnggwan porte une littérature décomplexée, qui affranchie de l’influence formant le soubassement d’une littérature récente, avance au milieu de formes narratives nouvelles, avec un culot qui fait plaisir à lire, et qui annonce une nouvelle vague d’auteurs dont nous parlerons ici prochainement.

Ch’ŏn Myŏnggwan privilégie l’outrance, la farce, le burlesque qui pointent régulièrement au milieu des drames et des tragédies. Il promène sur un registre large de formes narratives, compilant scènes érotiques, gags, fantastique, polar, et le conte même, qu’il réinvente à sa manière. On rit beaucoup dans ce roman, même si dans les multiples fonctions du rire, celle qui consiste à désamorcer une angoisse sourde, n’est pas la moins visible. En multipliant les figures, Ch’ŏn Myŏnggwan réinvente une littérature luxuriante, abordant des horizons étranges, sur lesquels malgré tout, il ne s’attarde pas. On l'a souvent comparé à Garcia Marquez.

Mais le doute n’est pas permis, nous sommes bien dans un roman coréen, que la traduction restitue parfaitement, ne gommant rien des sons, des couleurs et des images, grâce auxquelles la coréité reste présente, bien que cette question de l’exotisme en littérature continue de faire débat, comme lors du dernier colloque de l’équipe de recherche Leo2T.

Ce roman fait partie des romans à lire à petites doses pour ne pas finir trop vite, trop tôt.

Hye-Gyeong Kim et Jean-Claude de Crescenzo

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