samedi 22 octobre 2011

Miscellanées littéraires (008)


Avant de vous inviter à lire deux courts extraits de la Correspondance littéraire, philosophique et critique adressée à un souverain d'Allemagne pendant une partie des années 1775-1776, et pendant les années 1782 à 1790 inclusivement. Par le Baron de Grimm et par Diderot. Troisième et dernière partie (T. III. Paris, Buisson, 1813), peut-être n'est-il pas inutile de vous rappeler que Henri Léonard Jean Baptiste Bertin, né à Périgueux le 24 mars 1720 et mort à Spa (Belgique) le 16 septembre 1792, fut notamment contrôleur des finances de Louis XV. Ceci fait, je laisse la parole à Friedrich Melchior Grimm (1723-1807), pour une notice bibliographique établie en Septembre 1785 (voir pp. 393-395) sur un des 15 tomes d'un ouvrage monumental publié entre 1776 et 1791 :
Mémoires concernant l'Histoire, les Sciences, les Arts, les Mœurs, les Usages, etc. des Chinois; par les Missionnaires de Pékin. Tome X, in-4°. Ce volume contient la suite des portraits des Chinois célèbres, une longue lettre de M. Amyot, où l'on trouve des détails assez curieux sur l'administration de l'empereur Kien-Long et sur la submersion de l'île Formose, le 11 Mai 1782, avec un Recueil de pensées et de maximes extraites des divers Livres chinois par M. Cibot, missionnaire de Pékin. Nous ne pouvons nous refuser au plaisir de transcrire ici quelques-unes de ces pensées.
« Toutes les vertus qu'acquiert le Prince sont des disgrâces pour les méchans. »
« La raillerie est l'éclair de la calomnie. »
« Le repentir est le printemps des vertus. »
« Que deux cœurs sont près l'un de l'autre quand il n'y a aucun vice entre eux! »
« Qui a dix lieues à faire en doit compter neuf pour la moitié. »
« Accueillez vos pensées comme des hôtes, et traitez vos désirs comme des enfans. »
« Quel a été le plus beau siècle de la philosophie ? Celui où il n'y avait pas encore des philosophes. »
« C'est brûler un tableau pour en avoir les cendres que de sacrifier sa conscience à son ambition. »
« L'esprit a beau faire plus de chemin que le cœur, il ne va jamais si loin. »
« L'on n'a jamais tant de besoin de son esprit que quand on a affaire à un sot. »
« A quoi se réduit le vice quand on retranche ce qui n'appartient à aucune vertu ? »
Cette dernière pensée est peut-être encore plus subtile qu'elle n'est profonde ; cela ne voudrait-il pas dire plus simplement qu'un homme qui réunirait toutes les vertus ne pourrait jamais avoir aucun intérêt à être vicieux ? Car ce n'est peut-être que pour suppléer aux vertus qui leur manquent, ou dont l'habitude leur a paru trop pénible, que les hommes peuvent trouver quelque avantage à se livrer au vice comme à un moyen plus commode de parvenir au but qu'ils se proposent.
Nous savions depuis longtemps que c'était aux soins de M. Bertin que l'on devait la publication de cet ouvrage; mais ce que nous avions ignoré jusqu'ici, c'est le motif qui l'avait engagé à s'en occuper ; le voici : Louis XV qui, comme disait M. Schomberg, était le plus grand philosophe de son royaume, sentait quelquefois parfaitement que tout n'allait pas en France le mieux du monde. S'entretenant un jour avec M. Bertin de la nécessité de réformer tant d'abus, il finit par lui dire qu'on n'y réussirait jamais sans refondre entièrement l'esprit de la Nation, et le pria de songer de quelle manière on pourrait y parvenir plus sûrement. M. Bertin promit d'y rêver, et au bout de quelques jours il fut trouver le Roi et lui dit qu'il croyait avoir trouvé enfin le secret de satisfaire aux vœux paternels de Sa Majesté. — Et quel est-il ? — Sire, c'est d'inoculer aux Français l'esprit chinois. — Le Roi trouva cette idée si lumineuse, qu'il approuva tout ce que son ministre crut devoir lui suggérer pour l'exécuter. On fit venir à grands frais de jeunes lettrés de la Chine ; on les instruisit avec beaucoup de soin dans notre langue et dans nos sciences ; on les renvoya ensuite à Pékin ; et c'est des Mémoires de ces nouveaux missionnaires qu'on a formé le Recueil dont nous avons l'honneur de vous annoncer ici le dixième volume. L'esprit de la Nation ne paraît pas à la vérité se ressentir infiniment de l'heureuse révolution que devait produire l'idée ingénieuse de M. Bertin ; mais on se souvient encore qu'il y eut un moment où toutes nos cheminées furent couvertes de magots de la Chine, et la plupart de nos meubles dans le goût chinois.
Grimm y revient sur ce même épisode l’année suivante au début de « Mai 1786 » (voir p. 483) :
On se souvient de la grande révolution que méditait M. Bertin lorsqu'il proposa le plus sérieusement du monde à Louis XV d'inoculer aux Français l'esprit chinois. Sans soupçonner aucun de nos ministres actuels d'un semblable projet, ne serait-on pas tenté de croire que quelque génie aussi entreprenant que celui de M. Bertin s'est occupé depuis quelques années des moyens de nous inoculer l'esprit anglais, et qu'il y a même assez passablement réussi ?
Le volume 4 des Mémoires de la société archéologique de l'Orléanais, datant de 1858 (voir p. 300) se rappelle de Bertin et de son goût pour la Chine et les magots chinois :
Le duc de Mortemart était joueur et dissipé : c'était la parfaite antithèse de son beau-père ; il ne croyait point en Dieu et se piquait de le faire voir. Pendant le siège de Douai, il perdit à l'ombre 100,000 livres, et fut obligé de donner en paiement son régiment et d'appeler à son aide son beau-père. Ce fléau de sa famille et de lui-même, comme Saint-Simon l'appelle, laissa une fortune fort compromise. Chaumont fut vendu [le 13 octobre 1740] à un maître des requêtes honoraires, parent de ce ministre de Louis XV qui, pour réformer les mœurs dissolues de son époque, voulait inoculer aux Français l'esprit chinois, et qui, le premier, introduisit en France le goût des magots et des chinoiseries.
Pour remettre tout cela en perspective, on relira avec délectation l’Europe chinoise d’Etiemble (Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 1988 et 1989) mais aussi pourquoi pas Virgile Pinot, La Chine et la formation de l’esprit philosophique en France (1640-1740) dont l'infatigable Pierre Palpant avait réalisé voici quelques années une édition numérisée accessible sur le site des Classiques des sciences sociales ; pour vous mettre l’eau à la bouche, vous pouvez commencer par l’avant-propos de cette « Thèse présentée à la Faculté des Lettres pour le Doctorat ès-Lettres », puis publiée en 1932 (Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 480 p.) dont le but avoué est d’étudier « l’influence exercée par la Chine au XVIIIe siècle sur les idées et les mœurs françaises », et dans laquelle on peut lire : « Pour avoir le désir de « s’inoculer » l’âme d’une nation étrangère il faut semble-t.il éprouver d’abord une inquiétude d’esprit, ou de sentiment qui empêche de se satisfaire entièrement de tout ce qui constituait, jusqu’à ce jour, la vie intellectuelle et morale. Mais il faut, en outre, que cette nation étrangère vienne, au moment précis où se manifeste cette inquiétude, apporter de quoi satisfaire des besoins et des désirs qui, pour être informulés ou inconscients, n’en sont pas moins déterminés. »

Le moment d'inoculer aux Français l'esprit chinois est-il revenu ?

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