Comme nous l’avions annoncé le 12 février, la revue Perspectives chinoises a fêté le 5 mars dernier son numéro 100. La littérature n’a pas été absente de cette journée et, à l’issue de ma présentation, j’ai informé le public de l’existence du blog de notre équipe. M. Jean-François Huchet, le directeur du CEFC de Hong Kong, m’a autorisé à mettre en ligne le bref panorama de la littérature chinoise que j’ai brossé. En un quart d’heure, l’exercice était difficile et je le livre ici pour que chacun de nos lecteurs puisse donner son avis et l’enrichir…
Dès le début des années 1990, on voit paraître des textes réalistes ou néo-réalistes qui se font l’écho des problèmes de fond de la société chinoise. En France, ces textes, souvent des nouvelles, ont été publiés pour beaucoup dans Perspectives chinoises et repris en volumes par des éditeurs comme Bleu de Chine. Souvent, la lecture d’une de ces nouvelles permet de comprendre une réalité qu’un long article peine à rendre de manière aussi explicite. La dénonciation n’est pas frontale comme avec Liu Binyan, mais elle est implicite dans les nouvelles et les romans publiés à cette époque. Sur le plan formel, des écrivains comme Yu Hua 余华 ou Su Tong 苏童 font le détour par une écriture qui sera qualifiée par les critiques d’avant-gardiste pour refléter l’absurdité de la société et revenir vers la description d’une réalité chaque jour plus difficile. De la littérature avant-gardiste au néoréalisme ou à l’hyperréalisme, le chemin n’est pas long et souvent emprunté par de nombreux auteurs. C’est sans doute pour cela que la censure ne s’y retrouve pas et laisse passer des textes très audacieux dans la dénonciation des contradictions du régime.
La colère de Mo Yan 莫言 par rapport à l’état de la société à cette époque et par rapport aux événements de Tian’anmen est exprimée dans Jiuguo 酒国, Le Pays de l’alcool. La corruption des cadres près à tout, y compris à manger des enfants de boucherie, renvoie à la dénonciation de la société cannibale par Lu Xun 鲁迅(1881-1936). Dans le maniement de la parodie, Mo Yan va même jusqu’à parodier l’écriture de Lu Xun pour exprimer son opinion sur la société dans laquelle il vit. De la sorte, il contourne la censure et remporte un succès important à l’étranger : Japon, USA, France, Italie… qui lui donnera une certaine latitude pour écrire les romans suivants et qui, à mon avis, dominent largement la scène littéraire chinoise de toute cette époque.
Il faut aussi évoquer l’apparition très marquante des questions refoulées ayant trait à la sexualité. Feidu 废都, La Capitale déchue, publiée par Jia Pingwa 贾平凹 en 1993, déclenche une violente polémique. S’agit-il du nouveau Jin Ping Mei 金瓶梅, ou n’est-ce qu’un roman pornographique de bas étage ? Avant sa mort en 1997, Wang Xiaobo 王小波 obtiendra aussi un très grand succès avec ses romans inclassables, entre politique fiction, science fiction et surréalisme dans lesquels la question du sexe est aussi omniprésente.
Yu Hua, quant à lui, dans Le Vendeur de sang, Xusanguan maixueji 许三官卖血记, évoque la question du don du sang, moyen très lucratif de gagner sa vie, un procédé qui mènera quelques années plus tard à l’origine du scandale de la transmission du sida en Chine, scandale dénoncé récemment par Yan Lianke 阎连科.
L’histoire récente de la Chine et la nature de la société ancienne sont aussi des thèmes qui n’ont pas échappé à des écrivains comme Mo Yan, Su Tong ou Yu Hua.
Dans Beaux seins belles fesses 丰乳肥臀 publié en 1995, Mo Yan montre comment se sont comportées pendant la guerre civile au Shandong les armées communistes et nationalistes. Son analyse n’était pas « politiquement correcte » et son roman a été interdit, non pas comme on l’a dit parfois en raison de scènes érotiques trop crues, mais du fait qu’on y voyait des soldats communistes se livrer à d’atroces exactions. Ensuite, infatigablement, Mo Yan a pris à bras le corps la question de la torture dans Le Supplice du santal, déclarant qu’il renonçait au réalisme magique à la Garcia Marquez pour revenir à un réalisme absolu, plus à même de rendre compte de la réalité. (En fait, comme l’ont montré Jérôme Bourgon ou Zhang Yinde, de nombreux faits relatés dans ce roman sont issus de l’imagination débordante de l’auteur. Dans le cas du Supplice du santal 檀香刑, ce réalisme rend parfois la lecture de ce roman difficile…
Enfin, avec Les Quarante-et un canons 四十一炮, publié en 2003, à travers 41 récits, Mo Yan raconte l’histoire d’un jeune garçon un peu après la fin de la révolution culturelle jusqu’à nos jours. A travers cette histoire, on voit avec une extrême précision apparaître la société chinoise des années 1990 et du début du XXIe siècle avec ses bouleversements économiques incroyables, l’apparition des nouveaux riches, le développement tentaculaire des relations et de la corruption et aussi, la fascination pour le sexe et parfois même le retour à la religion. Ce roman est magnifiquement construit et révèle un contenu très précieux dans la connaissance de l’évolution de la société chinois des 30 dernières années.
De la même manière, dans Xiongdi 兄弟, Frères, Yu Hua prend à bras le corps l’histoire récente de la Chine et raconte l’histoire de deux frères depuis la Révolution culturelle jusqu’à présent. Ce roman a eu un succès considérable, malgré une critique spécialisée défavorable, jugeant le roman bâclé sur le plan du style.
Naturellement, on ne peut parler de cette période sans évoquer le coup de tonnerre que fut en 2000 l’attribution du prix Nobel de littérature à Gao Xingjian. Attendu depuis si longtemps par les écrivains chinois et surtout par l’administration chargée des affaires culturelles de Chine, l’attribution de ce prix à un écrivain très controversé pendant les années 1980, qui n’était pas revenu en Chine après 1989, qui avait déclaré à une chaine de télévision française qu’il ne rentrerait en Chine que lorsque le régime politique aurait changé et qui, de surcroit a affirmé dans son discours de Stockholm que Mao Zedong avait fait mourir plus d’écrivains que tous les empereurs de Chine réunis… tout cela était insupportable. La question « Gao Xingjian » restera encore longtemps en suspend, malgré les déclarations de nombreux écrivains chinois qui ont approuvé l’attribution de ce prix. Gao Xingjian continue à s’exprimer dans toutes les zones sinophones de la planète sauf en Chine continentale et ses propos sont amplement relayés grâce par Internet. Sa voix totalement indépendante est à mes yeux très importante dans le débat littéraire et politique de notre époque, même si elle reste en partie marginalisée.
Ce bref panorama laisse bien sûr de côté de nombreuses œuvres extrêmement intéressantes. Je pense par exemple, aux recherches et à la réflexion très fouillées de Han Shaogong 韩少功 sur le langage et l’anthropologie à travers son désormais célèbre Maqiao cidian 马桥词典, le Dictionnaire de Maqiao. Je pense aussi au roman Le Totem du Loup, Langtuteng 狼图腾 de Jiang Rong 姜戎, un extraordinaire succès de librairie dans lequel l’auteur, un ancien jeune instruit, développe une réflexion sur la manière dont les Mongols, influencés par la société des loups, ont su conquérir le monde, tandis que les Chinois, seulement influencés par des stratèges philosophes, n’auraient jamais su sortir de leurs frontières… L’intérêt fondamental de ce roman tient avant tout, à mon avis, au fait qu’un jeune Han réfléchisse à son histoire en la confrontant à celle d’une ethnie minoritaire.
L’évolution de la littérature chinoise depuis la fin des années 1980 est donc caractérisée par l’apparition d’écrivains puissants dans leur style, qui ne craignent pas d’aborder tous les thèmes, qui se confrontent aussi bien à la critique de leur pays qu’à celle de l’étranger. Je ne partage pas l’avis du sinologue allemand Wolfgang Kubin qui a déclaré en 2006 que la littérature contemporaine chinoise n’était pour la plupart que bonne à être mise à la poubelle, ce qui a provoqué un tollé en Chine. Pourtant, récemment, à Genève, Yu Hua a approuvé cette déclaration en indiquant que de toute façon, il ne resterait de la période récente au mieux que deux ou trois noms d’écrivains et que tout le reste irait effectivement « à la poubelle ».
Quant à moi, j’estime que l’ensemble de la littérature en langue chinoise, qu’elle soit écrite en Chine continentale, à Taiwan, Hong Kong, Macao, en Asie du Sud-est et dans le reste du monde, est une littérature absolument passionnante dont émergent déjà d’immenses écrivains qui marquent en profondeur leur propre culture, mais qui commencent déjà à marquer et influencer des écrivains d’autres pays. Cette littérature s’est libérée en grande partie du poids politique et, si à présent elle doit lutter contre le poids du commerce, elle garde une santé rassurante grâce à son lectorat qui, ne l’oublions pas, est énorme, partout dans le monde.
L’évolution de la littérature chinoise
du début des années 1990 à 2008
du début des années 1990 à 2008
Noël Dutrait
Après les événements de Tian’anmen de 1989, le départ à l’étranger de quelques grands noms influence l’évolution de la littérature. En fait certains écrivains ou penseurs étaient à l’étranger au moment des événements et ne sont jamais rentrés. C’est le cas de Liu Binyan 刘宾雁 qui avait mis son œuvre littéraire au service de la dénonciation des défauts de la société communiste, Gao Xingjian 高行健 qui avait présenté en Chine le roman et le théâtre occidentaux, Ma Jian 马建, qui avait osé décrire les funérailles célestes au Tibet dans la revue Renmin wenxue , Bei Dao 北岛, célèbre représentant de la poésie obscure de la fin des années 1970 qui va être à l’origine de la rénovation littéraire de Chine continentale, ou encore Liu Zaifu 刘再复 qui avait joué un rôle très important au cours des années 1980 dans le domaine des idées.Dès le début des années 1990, on voit paraître des textes réalistes ou néo-réalistes qui se font l’écho des problèmes de fond de la société chinoise. En France, ces textes, souvent des nouvelles, ont été publiés pour beaucoup dans Perspectives chinoises et repris en volumes par des éditeurs comme Bleu de Chine. Souvent, la lecture d’une de ces nouvelles permet de comprendre une réalité qu’un long article peine à rendre de manière aussi explicite. La dénonciation n’est pas frontale comme avec Liu Binyan, mais elle est implicite dans les nouvelles et les romans publiés à cette époque. Sur le plan formel, des écrivains comme Yu Hua 余华 ou Su Tong 苏童 font le détour par une écriture qui sera qualifiée par les critiques d’avant-gardiste pour refléter l’absurdité de la société et revenir vers la description d’une réalité chaque jour plus difficile. De la littérature avant-gardiste au néoréalisme ou à l’hyperréalisme, le chemin n’est pas long et souvent emprunté par de nombreux auteurs. C’est sans doute pour cela que la censure ne s’y retrouve pas et laisse passer des textes très audacieux dans la dénonciation des contradictions du régime.
La colère de Mo Yan 莫言 par rapport à l’état de la société à cette époque et par rapport aux événements de Tian’anmen est exprimée dans Jiuguo 酒国, Le Pays de l’alcool. La corruption des cadres près à tout, y compris à manger des enfants de boucherie, renvoie à la dénonciation de la société cannibale par Lu Xun 鲁迅(1881-1936). Dans le maniement de la parodie, Mo Yan va même jusqu’à parodier l’écriture de Lu Xun pour exprimer son opinion sur la société dans laquelle il vit. De la sorte, il contourne la censure et remporte un succès important à l’étranger : Japon, USA, France, Italie… qui lui donnera une certaine latitude pour écrire les romans suivants et qui, à mon avis, dominent largement la scène littéraire chinoise de toute cette époque.
Il faut aussi évoquer l’apparition très marquante des questions refoulées ayant trait à la sexualité. Feidu 废都, La Capitale déchue, publiée par Jia Pingwa 贾平凹 en 1993, déclenche une violente polémique. S’agit-il du nouveau Jin Ping Mei 金瓶梅, ou n’est-ce qu’un roman pornographique de bas étage ? Avant sa mort en 1997, Wang Xiaobo 王小波 obtiendra aussi un très grand succès avec ses romans inclassables, entre politique fiction, science fiction et surréalisme dans lesquels la question du sexe est aussi omniprésente.
Yu Hua, quant à lui, dans Le Vendeur de sang, Xusanguan maixueji 许三官卖血记, évoque la question du don du sang, moyen très lucratif de gagner sa vie, un procédé qui mènera quelques années plus tard à l’origine du scandale de la transmission du sida en Chine, scandale dénoncé récemment par Yan Lianke 阎连科.
L’histoire récente de la Chine et la nature de la société ancienne sont aussi des thèmes qui n’ont pas échappé à des écrivains comme Mo Yan, Su Tong ou Yu Hua.
Dans Beaux seins belles fesses 丰乳肥臀 publié en 1995, Mo Yan montre comment se sont comportées pendant la guerre civile au Shandong les armées communistes et nationalistes. Son analyse n’était pas « politiquement correcte » et son roman a été interdit, non pas comme on l’a dit parfois en raison de scènes érotiques trop crues, mais du fait qu’on y voyait des soldats communistes se livrer à d’atroces exactions. Ensuite, infatigablement, Mo Yan a pris à bras le corps la question de la torture dans Le Supplice du santal, déclarant qu’il renonçait au réalisme magique à la Garcia Marquez pour revenir à un réalisme absolu, plus à même de rendre compte de la réalité. (En fait, comme l’ont montré Jérôme Bourgon ou Zhang Yinde, de nombreux faits relatés dans ce roman sont issus de l’imagination débordante de l’auteur. Dans le cas du Supplice du santal 檀香刑, ce réalisme rend parfois la lecture de ce roman difficile…
Enfin, avec Les Quarante-et un canons 四十一炮, publié en 2003, à travers 41 récits, Mo Yan raconte l’histoire d’un jeune garçon un peu après la fin de la révolution culturelle jusqu’à nos jours. A travers cette histoire, on voit avec une extrême précision apparaître la société chinoise des années 1990 et du début du XXIe siècle avec ses bouleversements économiques incroyables, l’apparition des nouveaux riches, le développement tentaculaire des relations et de la corruption et aussi, la fascination pour le sexe et parfois même le retour à la religion. Ce roman est magnifiquement construit et révèle un contenu très précieux dans la connaissance de l’évolution de la société chinois des 30 dernières années.
De la même manière, dans Xiongdi 兄弟, Frères, Yu Hua prend à bras le corps l’histoire récente de la Chine et raconte l’histoire de deux frères depuis la Révolution culturelle jusqu’à présent. Ce roman a eu un succès considérable, malgré une critique spécialisée défavorable, jugeant le roman bâclé sur le plan du style.
Naturellement, on ne peut parler de cette période sans évoquer le coup de tonnerre que fut en 2000 l’attribution du prix Nobel de littérature à Gao Xingjian. Attendu depuis si longtemps par les écrivains chinois et surtout par l’administration chargée des affaires culturelles de Chine, l’attribution de ce prix à un écrivain très controversé pendant les années 1980, qui n’était pas revenu en Chine après 1989, qui avait déclaré à une chaine de télévision française qu’il ne rentrerait en Chine que lorsque le régime politique aurait changé et qui, de surcroit a affirmé dans son discours de Stockholm que Mao Zedong avait fait mourir plus d’écrivains que tous les empereurs de Chine réunis… tout cela était insupportable. La question « Gao Xingjian » restera encore longtemps en suspend, malgré les déclarations de nombreux écrivains chinois qui ont approuvé l’attribution de ce prix. Gao Xingjian continue à s’exprimer dans toutes les zones sinophones de la planète sauf en Chine continentale et ses propos sont amplement relayés grâce par Internet. Sa voix totalement indépendante est à mes yeux très importante dans le débat littéraire et politique de notre époque, même si elle reste en partie marginalisée.
Ce bref panorama laisse bien sûr de côté de nombreuses œuvres extrêmement intéressantes. Je pense par exemple, aux recherches et à la réflexion très fouillées de Han Shaogong 韩少功 sur le langage et l’anthropologie à travers son désormais célèbre Maqiao cidian 马桥词典, le Dictionnaire de Maqiao. Je pense aussi au roman Le Totem du Loup, Langtuteng 狼图腾 de Jiang Rong 姜戎, un extraordinaire succès de librairie dans lequel l’auteur, un ancien jeune instruit, développe une réflexion sur la manière dont les Mongols, influencés par la société des loups, ont su conquérir le monde, tandis que les Chinois, seulement influencés par des stratèges philosophes, n’auraient jamais su sortir de leurs frontières… L’intérêt fondamental de ce roman tient avant tout, à mon avis, au fait qu’un jeune Han réfléchisse à son histoire en la confrontant à celle d’une ethnie minoritaire.
L’évolution de la littérature chinoise depuis la fin des années 1980 est donc caractérisée par l’apparition d’écrivains puissants dans leur style, qui ne craignent pas d’aborder tous les thèmes, qui se confrontent aussi bien à la critique de leur pays qu’à celle de l’étranger. Je ne partage pas l’avis du sinologue allemand Wolfgang Kubin qui a déclaré en 2006 que la littérature contemporaine chinoise n’était pour la plupart que bonne à être mise à la poubelle, ce qui a provoqué un tollé en Chine. Pourtant, récemment, à Genève, Yu Hua a approuvé cette déclaration en indiquant que de toute façon, il ne resterait de la période récente au mieux que deux ou trois noms d’écrivains et que tout le reste irait effectivement « à la poubelle ».
Quant à moi, j’estime que l’ensemble de la littérature en langue chinoise, qu’elle soit écrite en Chine continentale, à Taiwan, Hong Kong, Macao, en Asie du Sud-est et dans le reste du monde, est une littérature absolument passionnante dont émergent déjà d’immenses écrivains qui marquent en profondeur leur propre culture, mais qui commencent déjà à marquer et influencer des écrivains d’autres pays. Cette littérature s’est libérée en grande partie du poids politique et, si à présent elle doit lutter contre le poids du commerce, elle garde une santé rassurante grâce à son lectorat qui, ne l’oublions pas, est énorme, partout dans le monde.
Pour une présentation approfondie et élargie, on lira
Noël Dutrait,
Petit précis à l'usage de l'amateur de
littérature chinoise contemporaine (1976-2006),
Arles : Editions Philippe Picquier, 2006.
Noël Dutrait,
Petit précis à l'usage de l'amateur de
littérature chinoise contemporaine (1976-2006),
Arles : Editions Philippe Picquier, 2006.
6 commentaires:
Le lecteur distrait ne se rend sans doute pas compte de l’immense service que lui a rendu Noël Dutrait en lui fournissant par ce billet, d’une part, et avec son livre, d’autre part, deux passionnantes traversées de respectivement vingt et trente ans de création littéraire chinoise et les efforts et les déchirements que celle-ci et celle-là ont dû lui coûter : pour un ouvrage cité, combien de romans, de recueils de nouvelles lus en perte ?, pour un auteur distingué et identifié comme représentatif et marquant son époque, combien de rencontres infructueuses faites dans le maquis parfois bien rébarbatif des lettres chinoises contemporaines, qui de nos jours, sachez-le, dépasse haut la main, en étendue et en diversité apparente, le petit monde littéraire hexagonal ; combien aussi de doutes, de recherches ingrates avant de déceler dans le magma éditorial chinois la perle, le diamant dont les œuvres méritent d’être signalées et défendues par le texte et la traduction ? Et chemin faisant, combien de pépites sorties de la gangue, mises sous la lumière à la merci du premier sinologue de salon à l’affût, combien de trésors laissées de côté pour creuser toujours plus long et profond un sillon et y faire croître avec dévouement et délicatesse les fruits juteux d’un petit groupe de protégés. La moisson personnelle de l’arpenteur a été bonne. Les traductions déjà réalisées, seul ou avec Liliane, son épouse, le confirment ; elles dessinent les contours d’une communauté de talents qui a un parfum unique. Elle réunit des auteurs aussi différents et complémentaires que Gao Xingjian, Mo Yan, A Cheng, Su Tong, Han Shaogong, pour s’en tenir aux plus célèbres.
Et qu’importe si, comme le signalait doctement, il y a un demi-siècle, Robert Escarpit (1918-2000) « La résistance des écrivains à [l’] « érosion » historique est variable » et que « l’image d’une population d’écrivains littérairement significative ne peut être obtenue qu’avec un certain recul », avant de citer Euripide qui pensait qu’on ne peut dire un homme heureux qu’après sa mort, en tirant l’analogie suivante que « c’est seulement après sa mort que l’écrivain se définit comme membre de la collectivité littéraire » (Sociologie de la littérature, 1958). Si pour ma part, je préfère le commerce des (écrivains) morts (qui plus est depuis longtemps) aux (auteurs) vivants, je me dois de constater qu’il est bien des histoires et des anthologies de la littérature chinoise ancienne qui se signalent autant par la justesse de leurs engouements et la pertinence de leurs choix que par la multitude de leurs oublis et/ou de leurs lacunes. Mais trêve de propos oiseux, buvons avec Noël Dutrait le vin fraîchement pressé, buvons-le avec la même soif que le cru confirmé et mettons-en une bouteille à la cave, pour des jours lointains, sait-on jamais. (P.K.)
L'anniversaire du N° 100 de "Perspectives Chinoises" a été, à mon sens un grand succès: qualité des intervenants et de l'organisation, une salle de plusieurs centaines de personnes.J'ai pu à cette occasion, comme beaucoup, vous dire que j'avais apprécié votre présentation et vous indiquer tout le bien que je pense du blog lct.
Internet permet de relire votre texte et je m'en félicite.
Il est clair que le panorama des vingt dernières années est dominé par un Nobel(Gao Xingjian) et un "nobélisable" Mo Yan, deux auteurs que vous avez fait connaitre au public français et dont la stature "écrase" quelque peu d'autres écrivains pourtant de grande qualité.
Concernant MoYan, on est heureux d'apprendre que deux ouvrages seront disponibles: "Les quarante et un canons" que vous traduisez actuellement avec Liliane Dutrait et "Life and death are wearing me out"qui parait ces jours-ci aux Etats Unis dans une traduction de Howard Goldblatt.
En un quart d'heure,vous ne pouvez citer tous les auteurs dignes d'intéret, mais je crois que la littérature de Taiwan, bien défendue notamment par une collection de Columbia University dirigée par David Der-Wei Wang est incontournable.
Quatre auteurs chinois, écrivant en chinois,méritent à mon sens de figurer dans ce panorama:
Wang Anyi pour "Le chant des regrets éternels", publié chez P. Picquier;
Wang Shuo, un provocateur un peu irritant, mais dont le talent est plutot mal servi par ce qui est disponible en français, alors que par exemple "Playing for thrills" n'est pas traduit;
et surtout Lu Wenfu, un sage de Suzhou, qui a survecu à la Révolution Culturelle et qui vient de disparaitre.On a un peu parlé de l'humour de "Vie et passion d'un gastronome chinois" (Picquier 1989) mais beaucoup moins malheureusement d'un grand livre "Nid d'hommes", traduit par Chantal Chen-Andro pour les Editions du Seuil(2002).
Enfin il faut mentionner l'étonnante "deuxième carrière" d'un grand écrivain des années 1940-1950, qui est très lue en Chine, à Hong kong,à Taiwan et aux Etats Unis; le succés de Eileen Chang (Zhang Ailing) auprès notamment du public féminin, n'étant pas lié à l'audience et aux débats crées par le film de Ang Lee "Lust Caution"
Très heureux d'avoir découvert ce merveilleux blog via un commentaire d'un internaute sur mon blog ! Vous êtes fichés ; je m’en vais de ce pas vous signaler ;-))
j'en profite pour saluer Noël Dutrait et le remercier pour les longues heures de délicieuses lectures qu'il m'a permis de vivre. J'arrive péniblement à traduire des poésies simples ou de courtes nouvelles mais je n'ai pas encore le niveau pour accéder en chinois à de la littérature. Patience!
Je souhaite encore citer une phrase de Noël Dutrait qui m'a beaucoup marqué "Le traducteur doit être créatif pour trouver un message universel, équivalent au sens d'origine (dans la langue) mais signifiant dans le système d'arrivée. " Très éclairant ! Entre fidélité et intelligibilité nos coeurs balancent...
Maintenant pour répondre au billet ci dessus, je voudrais ajouter que Gao Xingjian dit lui même, à la fin de son livre "un homme seul", qu'il ne retournera pas en Chine tant que Mao fera l'objet d'un tel culte idolâtre.
Vous mentionnez un renvoi de Mo Yan à Lu Xun, j'ai cru voir pour ma part un clin d'oeil de Yu Hua à la nouvelle 故乡 guxiang de luxun. C'est dans "Cris dans la bruine" (page 277 chez Actes sud ; voir http://florent.blog.com/2670116/ pour la coincidence) qu'apparaît un personnage de "princesse 西施 xishi du tofu" auquel luxun avait déjà donné vie. (mais peut être est-ce là une formule courante ?)
Tout à fait d'accord avec le commentaire plus haut sur l'énorme talent de 莫言 moyan ; quelle verve exceptionnelle !
Terminons ce commentaire par une question à l'auteur : vous ne mentionnez pas cette césure des écrivains nés avant ou après les années 80 ; les seconds étant moins marquées par la période révolutionnaire.
Avez vous quelque chose à dire sur des 80后 (comme 韩寒hanhan), ou bien est il encore trop tôt ?
Merci à tous pour vos commentaires. Comme toujours quand on se livre à ce genre d’exercice, le choix est très subjectif. C’est pourquoi je trouve que c’est bien de dire sur ce blog quel auteur chinois vous plait particulièrement et pourquoi. Je n’ai pas beaucoup de commentaires à faire sur la nouvelle génération (Han Han, Dai Lai...) tout simplement parce que je la connais encore mal… Je trouve que English de Wang Gang, sorti récemment chez Picquier , est très agréable à lire, instructif et drôle.
Noël Dutrait
Fan de Chi Li (et de son petit chef d'oeuvre qu'est "Triste vie") j'ai été déçu ne pas la retrouver dans cette présentation en effet éclairante de Noël Dutrait.
Je trouve effectivement que les romans de Chi Li sont très intéressants et très bien traduits aux éditions Actes Sud. Je me demande cependant si le fait qu'ils collent à la réalité quotidienne de la Chine leur donne autant de portée et de profondeur que d'autres. La réalité quotidienne change tellement vite en Chine !
Enregistrer un commentaire