Comme le dit si justement l’introduction du site qui lui est consacré, « Hector Berlioz [(1803-1869)] occupe une place exceptionnelle dans l’histoire de la musique. Très en avance sur son temps, il fut l’un des plus originaux parmi les grands compositeurs, mais en même temps un innovateur dans l’exécution musicale, et un écrivain et critique dont l’œuvre littéraire ne le cède aucunement en importance à son œuvre musicale. Peu de musiciens ont su briller à la fois dans autant de domaines différents. »
Dans la vingt-et-unième de ses Soirées de l’orchestre, Berlioz revient sur son séjour londonien de 1851 et offre une bien piquante description d’un spectacle auquel il lui a été donné d’assister. Il s’agit de celui de chanteurs chinois. Le passage est fort long mais mérite d’être fourni dans son intégralité. Je vous le livre non sans avoir remercié celle à qui je dois de l’avoir découvert (elle se reconnaîtra) et à ceux qui ont contribué à cette série de Miscellanées littéraires dont certaines se sont enrichies de fins commentaires et d’érudits développements. Puisse cette septième livraison connaître le même accueil :
Je voulus entendre d’abord la fameuse Chinoise, the small-footed Lady (la dame au petit pied), comme l’appelaient les affiches et les réclames anglaises. L’intérêt de cette audition était pour moi dans la question relative aux divisions de la gamme et à la tonalité des Chinois. Je tenais à savoir si, comme tant de gens l’on dit et écrit, elles sont différentes des nôtres. Or, d’après l’expérience concluante que j’ai faite, selon moi, il n’en est rien. Voici ce que j’ai entendu. La famille chinoise, composée de deux femmes, deux hommes et deux enfants, était assise sur un petit théâtre dans le salon de la Chinese house, à Albert Gate. La séance s’ouvrit par une chanson en dix ou douze couplets, chantée par le maître de musique, avec accompagnement d’un petit instrument à quatre cordes de métal, du genre de nos guitares, et dont il jouait avec un bout de cuir ou de bois, remplaçant le bec de plume dont on se sert en Europe pour attaquer les cordes de la mandoline. Le manche de l’instrument est divisé en compartiments, marqués par des sillets de plus en plus resserrés au fur et à mesure qu’ils se rapprochent de la caisse sonore, absolument comme le manche de nos guitares. L’un des derniers sillets, par l’inhabileté du facteur, a été mal posé, et donne un son trop haut, toujours comme sur nos guitares quand elles sont mal faites. Mais cette division n’en produit pas moins des résultats entièrement conformes à ceux de notre gamme. Quant à l’union du chant et de l’accompagnement, elle était de telle nature, qu’on en doit conclure que ce Chinois-là du moins n’a pas la plus légère idée de l’harmonie. L’air (grotesque et abominable de tout point) finissait sur la tonique, ainsi que la plus vulgaire de nos romances, et ne sortait pas de la tonalité ni du mode indiqués dès le commencement. L’accompagnement consistait en un dessin rhythmique assez vif et toujours le même, exécuté par la mandoline, et qui s’accordait fort peu ou pas du tout avec les notes de la voix. Le plus atroce de la chose, c’est que la jeune femme, pour accroître le charme de cet étrange concert, et sans tenir compte le moins du monde de ce que faisait entendre son savant maître, s’obstinait à gratter avec ses ongles les cordes à vide d’un autre instrument de la même espèce que celui du chanteur pendant toute la durée du morceau. Elle imitait ainsi un enfant qui, placé dans un salon où l’on fait de la musique, s’amuserait à frapper à tort et à travers sur le clavier d’un piano sans en savoir jouer. C’était, en un mot, une chanson accompagnée d’un petit charivari instrumental. Pour la voix du Chinois, rien d’aussi étrange n’avait encore frappé mon oreille : figurez-vous des notes nasales, gutturales, gémissantes, hideuses, que je comparerai, sans trop d’exagération, aux sons que laissent échapper les chiens quand, après un long sommeil, ils étendent leurs membres en bâillant avec effort. Néanmoins, la burlesque mélodie était fort perceptible, et l’on eût pu à la rigueur la noter. Telle fut la première partie du concert.
A la seconde, les rôles ont été intervertis ; la jeune femme a chanté, et son maître l’a accompagnée sur la flûte. Cette fois l’accompagnement ne produisait aucune discordance, il suivait le chant à l’unisson tout bonnement. La flûte, à peu près semblable à la nôtre, n’en diffère que par sa plus grande longueur, et par l’embouchure qui se trouve percée presque au milieu du tube, au lieu d’être située, comme chez nous, vers le haut de l’instrument. Du reste, le son en est assez doux, passablement juste, c’est-à-dire passablement faux, et l’exécutant n’a rien fait entendre qui n’appartînt entièrement au système tonal et à la gamme que nous employons. La jeune femme est douée d’une voix céleste, si on la compare à celle de son maître. C’est un mezzo soprano, semblable par le timbre au contralto d’un jeune garçon dont l’âge approche de l’adolescence et dont la voix va muer. Elle chante assez bien, toujours comparativement. Je croyais entendre une de nos cuisinières de province chantant : « Pierre ! mon ami Pierre », en lavant sa vaisselle. Sa mélodie, dont la tonalité est bien déterminée, je le répète, et ne contient ni quarts ni demi-quarts de ton, mais les plus simples de nos successions diatoniques, me parut un peu moins extravagante que la romance du chanteur, et tellement tricornue néanmoins, d’un rhythme si insaisissable par son étrangeté, qu’elle m’eût donné beaucoup de peine à la fixer exactement sur le papier, si j’avais eu la fantaisie de le faire. Bien entendu que je ne prends point cette exhibition pour un exemple de l’état réel du chant dans l’Empire Céleste, malgré la qualité de la jeune femme, qualité des plus excellentes, à en croire l’orateur directeur de la troupe, parlant passablement l’anglais. Les cantatrices de qualité de Canton ou de Pékin, qui se contentent de chanter chez elles et ne viennent point chez nous se montrer en public pour un shilling, doivent, je le suppose, être supérieures à celle-ci presque autant que madame la comtesse Rossi est supérieure à nos Esmeralda de carrefours.
D’autant plus que la jeune lady n’est peut-être point si small-footed qu’elle veut bien le faire croire, et que son pied, marque distinctive des femmes des hautes classes, pourrait bien être un pied naturel, très-plébéien, à en juger par le soin qu’elle mettait à n’en laisser voir que la pointe.
Mais je ne puis m’empêcher de regarder cette épreuve comme décisive en ce qui concerne la division de la gamme et le sentiment de la tonalité chez les Chinois. Seulement, appeler musique ce qu’ils produisent par cette sorte de bruit vocal et instrumental, c’est faire du mot, selon moi, un fort étrange abus. Maintenant écoutez, messieurs, la description des soirées musicales et dansantes que donnent les matelots chinois sur la jonque qu’ils ont amenée dans la Tamise ; et croyez-moi si vous le pouvez.
Ici, après le premier mouvement d’horreur dont on ne peut se défendre, l’hilarité vous gagne, et il faut rire, mais rire à se tordre, à en perdre le sens. J’ai vu les dames anglaises finir par tomber pâmées sur le pont du navire céleste ; telle est la force irrésistible de cet art oriental. L’orchestre se compose d’un grand tam-tam, d’un petit tam-tam, d’une paire de cymbales, d’une espèce de calotte de bois ou de grande sébile placée sur un trépied et que l’on frappe avec deux baguettes, d’un instrument à vent assez semblable à une noix de coco, dans lequel on souffle tout simplement, et qui fait : Hou ! hou ! en hurlant ; et enfin d’un violon chinois. Mais quel violon ! C’est un tube de gros bambou long de six pouces, dans lequel est planté une tige de bois très-mince et long d’un pied et demi à peu près, de manière à figurer assez bien un marteau creux dont le manche serait fiché près de la tête du maillet au lieu de l’être au milieu de sa masse. Deux fines cordes de soie sont tendues, n’importe comment, du bout supérieur du manche à la tête du maillet. Entre ces deux cordes, légèrement tordues l’une sur l’autre, passent les crins d’un fabuleux archet qui est ainsi forcé, quand on le pousse ou le tire, de faire vibrer les deux cordes à la fois. Ces deux cordes sont discordantes entre elles, et le son qui en résulte est affreux. Néanmoins, le Paganini chinois, avec un sérieux digne du succès qu’il obtient, tenant son instrument appuyé sur le genou, emploie les doigts de la main gauche sur le haut de la double corde à en varier les intonations, ainsi que cela se pratique pour jouer du violoncelle, mais sans observer toutefois aucune division relative aux tons, demi-tons, ou à quelque intervalle que ce soit. Il produit ainsi une série continue de grincements, de miaulements faibles, qui donnent l’idée des vagissements de l’enfant nouveau-né d’une goule et d’un vampire.
Dans les tutti, le charivari des tam-tams, des cymbales, du violon et de la noix de coco est plus ou moins furieux, selon que l’homme à la sébile (qui du reste ferait un excellent timbalier), accélère ou ralentit le roulement de ses baguettes sur la calotte de bois. Quelquefois même, à un signe de ce virtuose remplissant à la fois les fonctions de chef d’orchestre, de timbalier et de chanteur, l’orchestre s’arrête un instant, et, après un court silence, frappe bien d’aplomb un seul coup. Le violon seul vagit toujours. Le chant passe successivement du chef d’orchestre à l’un de ses musiciens, en forme de dialogue ; ces deux hommes employant la voix de tête, entremêlée de quelques notes de la voix de poitrine ou plutôt de la voix d’estomac, semblent réciter quelque légende célèbre de leur pays. Peut-être chantent-ils un hymne à leur dieu Bouddah, d’ont la statue aux quatorze bras orne l’intérieur de la grand’chambre du navire.
Je n’essaierai pas de vous dépeindre ces cris de chacal, ces râles d’agonisant, ces gloussements de dindon, au milieu lesquels malgré mon extrême attention, il ne m’a été possible de découvrir que quatre notes appréciables (ré, mi, si, sol). Je dirai seulement qu’il faut reconnaître la supériorité de la small-footed Lady et de son maître de musique. Evidemment les chanteurs de la maison chinoise sont des artistes, et ceux de la jonque ne sont que des mauvais amateurs. Quant à la danse de ces hommes étranges, elle est digne de leur musique. Jamais d’aussi hideuses contorsions n’avaient frappé mes regards. On croit voir une troupe de diables se tordant, grimaçant, bondissant, au sifflement de tous les reptiles, au mugissement de tous les monstres, au fracas métallique de tous les tridents et de toutes les chaudières de l’enfer... On me persuadera difficilement que le peuple chinois ne soit pas fou...
Il n’y a pas de ville au monde, j’en suis convaincu, où l’on consomme autant de musique qu’à Londres. Elle vous poursuit jusque dans les rues, et celle-là n’est quelquefois pas la pire de toutes, plusieurs artistes de talent ayant découvert que l’état de musicien ambulant est incomparablement moins pénible et plus lucratif que celui de musicien d’orchestre dans un théâtre, quel qu’il soit. Le service de la rue ne dure que deux ou trois heures par jour, celui des théâtres en prend huit ou neuf. Dans la rue, on est au grand air, on respire, on change de place et l’on ne joue que de temps en temps un petit morceau ; au théâtre, il faut souffrir d’une atmosphère étouffante, de la chaleur du gaz, rester assis et jouer toujours, quelquefois même pendant les entr’actes. Au théâtre, d’ailleurs, un musicien de second ordre n’a guère que 6 livres (150 fr.) par mois ; ce même musicien, en se lançant dans la carrière des places publiques, est à peu près sûr de recueillir en quatre semaines le double de cette somme, et souvent davantage. C’est ainsi qu’on peut entendre avec un plaisir très-réel, dans les rues de Londres, de petits groupes de bons musiciens anglais, blancs comme vous et moi, mais qui ont jugé à propos, pour attirer l’attention, de se barbouiller de noir. Ces faux Abyssiniens s’accompagnent avec un violon, une guitare, un tambour de basque, une paire de timbales et des castagnettes. Ils chantent de petits airs à cinq voix, très-agréables d’harmonie, d’un rhythme parfois original et assez mélodieux. Ils ont de plus une verve, une animation qui montre que leur tâche ne leur déplaît pas et qu’ils sont heureux. Et les shillings et même les demi-couronnes pleuvent autour d’eux après chacun de leurs morceaux. A côté de ces troupes ambulantes de véritables musiciens, on entend encore volontiers un bel Écossais, revêtu du curieux costume des Highlands, et qui, suivi de ses deux enfants portant comme lui le plaid et la cotte à carreaux, joue sur la cornemuse l’air favori du clan de Mac-Gregor. Il s’anime, lui aussi, il s’exalte aux sons de son agreste instrument ; et plus la cornemuse gazouille, bredouille, piaille et frétille, plus ses gestes et ceux de ses enfants deviennent rapides, fiers et menaçants. On dirait qu’à eux trois, ces Gaëliques vont conquérir l’Angleterre.
Puis vous voyez s’avancer, tristes et somnolents, deux pauvres Indiens de Calcutta, avec leur turban jadis blanc et leur robe jadis blanche. Ils n’ont pour tout orchestre que deux petits tambours en forme de tonnelets, comme on en voyait par douzaines à l’Exposition. Ils portent l’instrument suspendu sur leur ventre par une corde, et le frappent doucement des deux côtés avec les doigts étendus de chaque main. Le faible bruit qui en résulte est rhythmé d’une façon assez singulière, et, par sa continuité, ressemble à celui d’un rapide tic-tac de moulin. L’un d’eux chante là-dessus, dans quelque dialecte des Indes, une jolie petite mélodie en mi mineur, n’embrassant qu’une sixte (du mi à l’ut), et si triste, malgré son mouvement vif, si souffrante, si exilée, si esclave, si découragée, si privée de soleil, qu’on se sent pris, en l’écoutant, d’un accès de nostalgie. Il n’y a encore là ni tiers, ni quarts, ni demi-quarts de ton ; mais c’est du chant.
La musique des Indiens de l’Orient doit néanmoins peu différer de celle des Chinois, si l’on en juge par les instruments envoyés par l’Inde à l’exposition universelle. J’ai examiné, parmi ces machines puériles, des mandolines à quatre et à trois cordes, et même à une corde, dont le manche est divisé par des sillets comme chez les Chinois ; les unes sont de petite dimension, d’autres ont une longueur démesurée. Il y avait de gros et de petits tambours, dont le son diffère peu de celui qu’on produit en frappant avec les doigts sur la calotte d’un chapeau ; un instrument à vent à anche double, de l’espèce de nos hautbois, et dont le tube sans trous ne donne qu’une note. Le principal des musiciens qui accompagnèrent à Paris, il y a quelques années, les Bayadères de Calcutta, se servait de ce hautbois primitif. Il faisait ainsi bourdonner un la pendant des heures entières, et ceux qui aiment cette note en avaient largement pour leur argent. La collection des instruments orientaux de l’exposition contenait encore des flûtes traversières exactement pareilles à celle du maître de musique de la small-footed Lady ; une trompette énorme et grossièrement exécutée, sur un patron qui n’offre avec celui des trompettes européennes que d’insignifiantes différences ; plusieurs instruments à archet aussi stupidement abominables que celui dont se servait sur la jonque le démon Chinois dont je vous ai parlé ; une espèce de tympanon dont les cordes tendues sur une longue caisse paraissent devoir être frappées par des baguettes ; une ridicule petite harpe à dix ou douze cordes, attachées au corps de l’instrument sans clefs pour les tendre, et qui doivent en conséquence se trouver constamment en relations discordantes ; et enfin une grande roue chargée de gongs ou tam-tams de petites dimensions, dont le bruit, quand elle est mise en mouvement, a le même charme que celui des gros grelots attachés sur le cou et la tête des chevaux de rouliers. Admirez cet arsenal !! Je conclus pour finir, que les Chinois et les Indiens auraient une musique semblable à la nôtre, s’ils en avaient une ; mais qu’ils sont encore à cet égard plongés dans les ténèbres les plus profondes de la barbarie et dans une ignorance enfantine où se décèlent à peine quelques vagues et impuissants instincts ; que, de plus, les Orientaux appellent musique ce que nous nommons charivari, et que pour eux, comme pour les sorcières de Macbeth, l’horrible est le beau.
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