samedi 2 mai 2009

Tcheng-Loh : charmeur, chanceux, censeur


Vous avez déjà entendu parler de Tcheng-Loh [Chen Lu] 陳籙 (1877 - ?). C'était ici même et à chaque fois en liaison avec Lucie Paul-Margueritte (1886 - ? ) avec laquelle il a réalisé une traduction de 60 récits du Yuewei caotang biji 閱微草堂筆記 de Ji Yun 紀昀 (1724-1805). Dans cette petite anthologie publiée dans le courant des années 20, il est présenté comme un informateur de qualité, inspirateur et collaborateur essentiel dans la réalisation du Lama rouge. Il est du reste présenté avec tous les égards dus à son statut de Ministre plénipotentiaire de Chine à Paris en poste de 1920 à 1928. Or donc, « Son Exc. M. Tcheng-Loh, Ministre de Chine » est à la fois la caution culturelle et mondaine d'une publication destinée à un public d'happy few, tirée, je vous le rappelle, à seulement 1000 exemplaires. Peut-être même est-il encore plus impliqué dans le travail de vulgarisation entrepris par la fille de Paul Margueritte (1860-1918) autour de la littérature romanesque chinoise en langue vulgaire – œuvre somme toute conséquente puisqu'elle compte pas moins de sept titres publiés sur une période de trente ans. Une enquête plus poussée devrait permettre de dissiper les zones d'ombre qui entourent cette collaboration passée presque inaperçue. En tant qu'acteur de la diffusion de la littérature chinoise chez nous, Tcheng Lo mérite donc un peu d'attention. Je m'engage à vous livrer les éléments le concernant au fur et à mesure de mes progrès dans ce domaine.

Voici trois éléments collectés de longue date, que je tiens à glisser dans ce dossier. Ils nous montrent Tcheng-Loh sous trois visages complémentaires, celui du « charmeur », celui de l'homme « chanceux » et celui, plus inattendu du « censeur ».

⊰ Tcheng-Loh charmeur ⊱

D'abord une gravure. Il s'agit d'une des « Figures Contemporaines » tirées de L'album Mariani. en vente sur internet où elle apparaît dans la forme reproduite plus haut. J'attends ce portrait de 27 cm sur 18, à vocation publicitaire pour ce breuvage tonique, ancêtre du Coca-Cola, réalisé à partir d'un vin de Bordeaux et d'extrait de feuilles de coca du Pérou inventé par le chimiste Corse Angelo Mariani (1838-1914). Datant de 1925, il est l'œuvre de H. Brauer et porte reproduction en fac-similé de la signature autographe du personnage. L'homme y a belle prestance et une élégante écriture qui permet de lire le texte suivant : « Je dis tout simplement et franchement que le vin Mariani est le meilleur des toniques. Je recommande à tous mes compatriotes tant faibles que bien portant de goûter ce vin délicieux et je bois en l'honneur de son auteur. Tcheng-Loh. » Plus de détails sur ce document, auquel sera joint une notice biographique du personnage et une reproduction de meilleure qualité, dès réception.

Tcheng-Loh chanceux

Après une gravure de 1925, une coupure de presse émanant du New York Times du 22 mars 1922. Elle traite d'un attentat qui visait en lui le représentant du gouvernement chinois. En voici, sans plus de commentaire, le début dans sa version originale :


PARIS, March 21. -- As Mr. Tcheng Loh, the Chinese Ambassador to Paris, was returning home last midnight from a party at the house of one of his compatriots in company with his wife and a friend he was shot at by a young Chinese law student, Lee Ho-ling, who had sat at the dinner table with the Amvbassador a few hours before in his capacity as secretary of the hostess.
The Ambassador escaped unhurt, but one of the four bullets hit his friend, M. Tsang Hou, in the neck, wounding him slightly.
After he had fired the shots the would be assassin fled in the darkness, but this morning surrendered to the police and explained that he had wished to kill the Ambassador because of difficulties which have occured between the Embassy and a section of the Chinese students in France.
Search of the room he occupied has however, resulted in the discovery of portraits of Lenin and Trotzky among his possessions, and in his voluminous correspondence, the police state, there is evidence that he was that he has been in communication with Bolsheviki and anarchists. Mr Tsang Hou, the Amassador's friend, who was wounded, is a Chinese railroad engineer and was on his way through Paris to Genoa, where he will be one of the Chinese delegates for the discussion of international transport.
Whether the crime is personal in motive or likely to be the precursor to others which will attend the holding of the Genoa conference is a question which is occupying the Paris police. It appears that Lee Ho-ling is a Southern Chinaman, while the Amabassador represents the Northern Goverment, and his explanation that the Ambassador had not shown himself attentive to the needs of the Chinese students is not accepted as being his only motive.
By his employer and friends it is stated that since he came to Paris last December he has become depressed and at last night's party, which was in honor of the hostess's birthday, he pretended to be sick and withdrew. He then appears to have slipped into the street and waited till the Amabassador and his party came out and entered an automobile. As soon as they were scated he fired three bullets in rapid succession. Then, seeing he had missed, ran closer and fired the fourth, which hit Mr. Tsang Hou.
While the police were searching for him this morning he walked into the Commissary's office and gave himself up. When questionned he answered that his only regret was that he had not killed the Ambassador. The crime seems to have been long premeditated. It was only by accident that the Genoa delegate, Mr. Tsang Hou, was wounded. But taken in connection with Lee Ho-ling's Bolshevist associations the police are getting worried as to what may happen when the Genoa conference starts.
There the problem is likely to be complicated by the tendencies of the Fascisti as welle as the Communists. During the last week the Italian police have unearthed many hand grenades hidden below the floors of cellars in Genoa and belonging, it appears, to both parties. Italian tempers have run high in the town as a result of the recent raid on a Communist newspaper by the Fascisti, and that danger will attend the presence of some of the delegations is regarded inevitable. ...

Tcheng-Loh censeur

Ayant occupé de hautes responsabilités diplomatiques, le nom de Tcheng-Loh apparaît dans un grand nombre de documents en rapport avec des conventions, des traités, des conférences, des manifestations protocolaires qui ont marqué la vie internationale pendant les années 20. L'un d'entre eux me paraît plus notable, c'est celui où « l'envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de la République de Chine près le Président de la République française » est également « Délégué à la Conférence internationale pour la répression de la circulation et du trafic des publications obscènes ».


Cette « Conférence » ou comme il est également noté dans les attendus fournis par Le Mémorial du Grand-Duché de Luxembourg du samedi 14 décembre 1929 (pp. 1091-1099) cette « Convention internationale pour la répression de la circulation et du trafic des publications obscènes » se tint à Genève, le 12 septembre 1923. En compagnie de Tcheng-Loh, on trouve les représentants de l'Empire Britannique (avec l'Union Sud-Africaine, la Nouvelle-Zélande, l'Inde et l'Etat Libre d'Irlande) et ceux des 36 pays suivants : L'Albanie, l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique, le Brésil, la Bulgarie, la Colombie, Costa-Rica, Cuba, le Danemark, l'Espagne, la Finlande, la France, la Grèce, le Honduras, la Hongrie, l'Italie, le Japon, la Lettonie, la Lithuanie, Luxembourg, Monaco, le Panama, les Pays-Bas, la Perse, la Pologne (avec Dantzig), le Portugal, la Roumanie, le Salvador, le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, le Siam, la Suisse, la Tchécoslovaquie, la Turquie et l'Uruguay.

Or donc les signataires tombèrent d'accord sur le texte dont voici les extraits les plus significatifs, savoir les articles 1 et 5, reproduits ici dans leur intégralité :
Article I. — Les Hautes Parties contractantes conviennent de prendre toutes mesures en vue de découvrir, de poursuivre et de punir tout individu qui se rendra coupable de l'un des actes énumérés ci-dessous et, en conséquence, décident que Doit être puni le fait : 1) de fabriquer ou de détenir des écrits, dessins, gravures, peintures, imprimés, images, affiches, emblèmes, photographies, films cinématographiques ou autres objets obscènes, en vue d'en faire commerce ou distribution, ou de les exposer publiquement ; 2) d'importer, de transporter, d'exporter ou de faire importer, transporter ou exporter, aux fins ci-dessus, les dits écrits, dessins, gravures, peintures, imprimés, images, affiches, emblèmes, photographies, films cinématographiques ou autres objets obscènes, ou de les mettre en circulation d'une manière quelconque ; 3) d'en faire le commerce même non public, d'effectuer toute opération les concernant de quelque manière que ce soit, de les distribuer, de les exposer publiquement ou de faire métier de les donner en location ; 4) d'annoncer ou de faire connaître par un moyen quelconque, en vue de favoriser la circulation ou le trafic à réprimer, qu'une personne se livre à l'un quelconque des actes punissables énumérés ci-dessus ; d'annoncer ou de faire connaître comment et par qui les dits écrits, dessins, gravures, peintures, imprimés, images, affiches, emblèmes, photographies, films, cinématographiques ou autres objets obscènes peuvent être procurés, soit directement, soit indirectement.
Article V. — Les Parties contractantes dont la législation ne sera pas dès à présent suffisante, conviennent d'y prévoir des perquisitions dans les lieux où il y a des raisons de croire que se fabriquent ou se trouvent, en vue de l'un quelconque des buts spécifiés à l'article I ou en violation de cet article, des écrits, dessins, gravures, peintures, imprimés, images, affiches, emblèmes, photographies, films cinématographiques ou autres objets obscènes et d'en prévoir également la saisie, la confiscation et la destruction.
Ce document est d'autant plus intéressant pour nous qu'on est tenté de le mettre en perspective avec une autre publication de Lucie Paul-Margueritte dont j'ai fait état dans un de mes billets de la série « Enfer chinois ». Tcheng Loh serait-il le pourvoyeur du texte adapté sous le titre de La folle d'amour. Confession d'une chinoise du XVIIIe siècle ? Dans une adresse à ses lecteurs, Lucie Paul-Margueritte signale justement qu' « un agent des mœurs l'avait cueilli dans le revers de manche d'un mandarin lettré » et qu'elle a pu en disposer (p. 5). L'accusation est facile à porter, reste maintenant à prouver que Tcheng-Loh est bien ce « grand érudit » avec qui elle avait déjà collaboré pour les deux autres titres réédités récemment par les Editions You-Feng.

On reparlera donc de ce personnage à facettes, qui, je n'en doute pas, cache bien d'autres visages. (P.K.)

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Au cours de mes recherches sur internet, je suis tombé sur une très courte notice consacrée à Tcheng Loh, incluse dans l'édition de 1924 de "Qui êtes-vous ? (Annuaire des contemporains)", qui se veut un peu l'équivalent français pour l'époque du "Who's Who" anglais. Ouvrage intéressant à plus d'un titre et souvent amusant à lire tant d'années après, que l'on peut consulter sur google books à l'adresse suivante :

http://books.google.fr/books?id=k04SAAAAIAAJ&printsec=frontcover&dq=editions:0Aqln34pS3WihIMCNiuER8-&as_brr=1

La notice en question se trouve à la page 716. À noter que celle-ci indique comme date de naissance 1876, et non 1877 comme vous le faites, cher P.K., et comme le font plusieurs sources sur internet. Alors, qu'en est-il au juste ? Septante-six ou septante-sept ?

Cordialement,

A.R.

Pierre Kaser a dit…

Merci chère/cher A.R. pour la référence à cette intéressante notice dont voici le texte intégral :

Tcheng Loh, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de la République de Chine en France.
57, rue de Babylone. T.: Ségur 31-68
Epi d'or 1er rang ; Grand-officier de la Légion d'honneur ; Grand-cordon de la Couronne d'Italie.
Né à Fou-Tchéou, le 22 mars 1876.
Marié à Mlle Kahn. Trois filles, un fils.
Educ. : Ecole supérieure en Chine ; Faculté de Droit de Paris.
Œuvres : Le Lama rouge et autres contes.

Quant à savoir s'il est né en 76 ou 77, le problème reste entier.

Alain Rousseau a dit…

Et savez-vous ce qu'on peut voir au 57, rue de Babylone ? Réponse ici (très belles photos) :

http://www.jeanmarcpaoli.com/lapagode.html

A.R.

Pierre Kaser a dit…

Oui, cher Alain, ceci ne m'avait pas échappé (J'en reparlerai très prochainement dans un nouveau billet sur Tcheng-Loh -- j'ai reçu le portrait Mariani aujourd'hui) : vous avez trouvé là un bien bel album photos. Merci pour votre fructueuse collaboration.