lundi 22 décembre 2008

Dix ans pour reprendre la parole

A propos de Beijing coma, de Ma Jian,
traduit de l’anglais par Constance de Saint-Mont,
Flammarion, 2008.

Tian'anmen, place amnésique

Beijing coma est le dernier roman de l'écrivain dissident Ma Jian 马建. Le titre, anglais, est le symptôme d'une paresse éditoriale déplorable de plus en plus répandue qui consiste à traduire d'une traduction anglaise et non de la version originale. Cependant, son ambiguïté a l'avantage de pointer l'enjeu du roman : il s'agit du coma, à Beijing, dans lequel est plongé le héros et le narrateur du roman, Dai Wei ; et c'est aussi le coma de Beijing elle-même. Deux expériences traumatisantes sont ainsi placées en regard l'une de l'autre: la survie de ce corps quasi-mort est une image clinique, biologique, de l'inertie d'un pays et d'un corps politique, celui de la Chine toute entière.

La place Tian'anmen est au coeur de Beijing. Là se dresse la Cité sans âge des Empereurs et, comme en surimpression, l'immense portrait de Mao, rouge et lisse. L'immensité vide de la place, sa monumentalité un peu kitsch, pour un occidental du moins, résument et suspendent les métamorphoses de l'Histoire du pays. Tian'anmen évoque aussi, pour beaucoup, l'image d'un étudiant faisant face à un tank qui l'a pris pour cible. Mais pas pour les internautes chinois, qui n'ont le droit d'y voir qu'une place grandiose offerte à la déambulation tranquille des familles et des touristes. Ni pour tous ceux qui ont oublié le massacre de la place Tian'anmen au profit de la grand-messe récente des Jeux Olympiques. Car les états policiers ont pour eux une arme plus puissante encore que la terreur, c'est l'amnésie collective. Un événement rayé de nos mémoires n'a jamais eu lieu.

Dai Wei, corps de mémoire

Dai Wei, lui, se souvient; la mémoire est même tout ce qui lui reste. 4 juin 1989. Etudiant insurgé, il était là quand l'armée a attaqué les civils qui occupaient la place. Il y a laissé un morceau de son cerveau, stocké depuis lors dans un réfrigérateur d'hôpital. Malgré les apparences, c'est en fait une chance: d'abord parce qu'il n'est pas mort, ensuite, parce que le coma dans lequel il reste plongé durant dix ans lui permet d'échapper à la répression contre les survivants qui a suivi le massacre pour l'effacer des mémoires – exils, internements psychiatriques, mesures punitives à l'encontre des familles, reniements, autocritiques. La police surveille certes Dai Wei, soigné en cachette par sa mère, mais sa vigilance est moindre puisqu'il est considéré comme moins dangereux encore qu'un mort.

Le livre retrace ainsi les dix années de coma de Dai Wei. Son immobilité parfaite est inversement proportionnelle aux mutations spectaculaires de Beijing, et à l'accélération de l'Histoire: libéralisation de l'économie, spéculations immobilière frénétiques, invasions des téléphones et de la télévision, expulsions des pauvres hors de centre-villes aseptisés. Dix ans, c'est aussi le temps qu'il a fallu à Ma Jian pour écrire ce roman, politique au sens large, parce qu'il résume et inscrit dans un corps, la métaphore et le paradoxe d'un pays. Enfermé dans sa « tombe de chair », Dai Wei reconstitue patiemment les événements qu'un pays anesthésié, muet, et privé de sa mémoire a choisi d'oublier. Son corps silencieux et carcéral reste le seul espace possible de subversion. L'écriture est la trace muette de ce cheminement vers la parole qui guette et survit, au fond de Dai Wei, prête à surgir.

Autopsie d’un massacre

Cette autobiographie fictive d'un jeune étudiant chinois est ainsi construite sur l'alternance de deux récits. L'un, au passé, retrace rétrospectivement les souvenirs de Dai Wei, de l'enfance jusqu'au jour du massacre. Dai Wei retrouve sa propre histoire qui est aussi celle de la Chine, mais à échelle humaine: suicide de son grand-père dépossédé de ses biens pendant la Révolution culturelle; déportation de son père accusé de droitisme, et qui revient brisé des camps, après avoir connu la torture, la famine et le cannibalisme. Ses enfants le méprisent, mais l'institutrice les trouve tout de même trop souriants pour des fils de droitiste. La mère de Dai Wei est quant à elle une fervente du parti, mais la réputation de son mari a ruiné sa carrière de chanteuse d'opéra, et elle vit dans l'amertume de ses rêves déçus. Puis ce sont les années à l'Université, la lecture du journal intime du père, les discussions dans les dortoirs, les premières femmes, la participation aux manifestations de soutien aux réformistes, puis l'engagement contre la politique réactionnaire de Deng Xiaopping, jusqu'au siège de la place Tian'anmen. Les contestataires s'organisent, et se divisent presque aussitôt dans des querelles intestines. Dai Wei, lui, se méfie des rhétoriques trop ronflantes, des engagements trop ambitieux, il se tient à l'écart de la course au pouvoir. Responsable de la sécurité, il se contente de veiller avec une lucidité détachée et bienveillante à la logistique, aux manifestants, et parmi eux à sa fiancée. Avec lui, on suit le déroulement heure par heure des événements. Les grèves de la faim, les manoeuvres stratégiques, les négociations, les tentatives d'infiltration des espions, l'attente angoissée des représailles et le silence des autorités, l'euphorie naïve et la ferveur unanimiste des manifestants, les poèmes qui circulent, les discours qui s'échauffent, les grandes envolées lyriques et les problèmes de logistique à résoudre. Puis l'attaque des tanks, l'extermination à l'aveugle des occupants, l'évacuation des blessés dans la panique : la ruine d'un rêve.

Parallèlement à ce roman d'apprentissage et de politique-fiction, on suit le récit, au présent, de la décennie qui a suivi le jour du massacre, récit du quotidien effarant de Dai Wei immobile sur son lit de malade, mais dont l'esprit continue de fonctionner à l'insu de tous : les escarres, les bribes de conversation perçues, le bassin d'urine à vider, les perfusions de glucose, toutes les thérapies tentées. Pressée de le voir mourir, la mère soigne son fils avec une opiniâtreté sans tendresse; persécutée finalement au même titre que les dissidents, elle est une citoyenne ordinaire, à la fois docile et têtue, qui plie sans cesse et finira par casser, malgré l'adage. Progressivement, le corps s'effrite et se nécrose; la mère vend l'urine puis le rein de son fils, pour payer les soins, une infirmière puis un étudiant libidineux font l'amour à ce demi-cadavre. Ici aussi, « le burlesque côtoie le tragique », comme dans Nouilles chinoises [Trad. Constance de Saint-Mont, Flammarion, 2006], un autre roman de Ma Jian dont le héros a monté une petite entreprise de vente de sang, très lucrative mais bien peu sanitaire à l'heure du Sida.

Territoires imaginaires du corps

Parfois, Dai Wei échappe à son corps, comme la pensée parfois échappe au totalitarisme. Le roman est ainsi traversé de passages en italiques qui sont autant d'échappées, en contrepoint, vers un espace libre et imaginaire. Dans sa première vie, celle qui a précédé le coma, Dai Wei était étudiant en biologie, et il lisait assidûment un recueil de légendes merveilleuses, le Livre des Monts et des Mers. Il voulait parcourir la Chine d'aujourd'hui pour retrouver cet itinéraire de légende, et donner un nom, dans la réalité, aux espèces chimériques qui peuplent cet ouvrage. A présent immobilisé, Dai Wei parcourt minutieusement cette cartographie imaginaire, et lui substitue un voyage intérieur, sur la carte de son propre corps: vie des tissus, dégénérescence des cellules, coagulation et circulation sanguines, communications nerveuses, remontée des sensations, éblouissements éphémères, l'anatomie est une topographie fabuleuse. Les interpolations en italiques sur cette vie infime et silencieuse des lambeaux du corps, et les citations du Livre que récite de mémoire Dai Wei, assurent les transitions entre les deux récits principaux, et sont sur le même plan. Le passé légendaire, les tératologies et les fantasmagories rejoignent les noms fantaisistes de la médecine – cochlée, cortisol, oxygène – qui innervent ce corps hybride devenu aussi improbable que les chimères d'un pays de nulle part. Se lient ainsi deux univers hors du temps, soustraits à l'Histoire et plus puissants qu'elle, dans ce double langage absolument libre et muet, archaïque et organique. La mémoire de Dai Wei et celle de la Chine circulent ensemble dans ce corps comme l'écoulement sanguin, les souvenirs fermentent et s'échappent par bulles, et la vie revient avec l'imagination.

Mort et résurrection

Les deux récits, celui des événements politiques qui ont conduit au massacre, et celui du coma dans lequel a depuis vécu Dai Wei, convergent ainsi vers un même point culminant, une même apocalypse, conférant au roman la tension narrative d'une tragédie, dans l'attente d'une fin inexorable qui est une révélation: le moment où la balle pénètre dans le cerveau de Dai Wei, le jour du massacre, qui anéantit l'espoir de renouveau d'un pays, coïncide avec le moment où Dai Wei sort de son coma, pour renaître. Mort et résurrection. Dans Beijing coma, les vivants sont ainsi trop occupés à courir vers la mort, ou vers la fortune, pour se souvenir. Mais Dai Wei, lui, incapable de communiquer, se réapproprie lentement son être et revient à la vie par la mémoire et l'imagination qui circulent en lui, et presque malgré lui. Alors, et alors seulement, il retrouve la parole. Et cette parole devient témoignage, de son histoire, et devant l'Histoire.

Aude Fanlo (Collaboratrice de Radio Grenouille, 88,8 FM)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Merci à Aude Fanlo pour ce commentaire avisé sur le roman de Ma Jian. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec elle quand elle écrit : « Le titre, anglais, est le symptôme d'une paresse éditoriale déplorable de plus en plus répandue qui consiste à traduire d'une traduction anglaise et non de la version originale ». En réalité, Ma Jian a publié son roman en traduction anglaise avant de le publier en chinois. Il a préféré de la même manière que son précédent roman « Nouilles chinoises » soit traduit de l’anglais et non du chinois.