Il est grand temps pour moi de vous donner la réponse à notre neuvième devinette. L'auteur à découvrir était Sterne, Laurence Sterne (1713-1768), bien évidemment. Vous auriez été tout aussi nombreux à l'identifier si j'avais choisi n’importe quel autre passage de La vie et les opinions de Tristram Shandy, Gentilhomme que ce début du chapitre XXX du volume VII - l'ensemble en compte neuf qui sont répartis en quatre tomes -, et avais, par exemple, retenu la deuxième moitié du chapitre XXXIX du même volume :
« ----- Et là-dessus je partis au galop pour le collège des Jésuites.
Or il en est chez moi du projet que j'avais d'aller lorgner dans l'Histoire de Chine en caractères chinois ----- comme de tant d'autres que je pourrais citer, et qui ne frappent l'imagination que de loin ; car à mesure qu'inexorablement j'approchais du but ----- mon sang se refroidissait ----- et, insensiblement, l'empire de ma lubie s'effritait vers un néant si fatal qu'à la fin je n'aurais pas donné un fifrelin pour la voir satisfaite ----------- La vérité m'oblige à dire que le temps m'était compté et que mon cœur avait déjà volé au Tombeau des Amants ----- Je prie le Ciel, fis-je, la main sur le marteau de la porte, que la clef de la bibliothèque ait été égarée ; il n'en fut rien, mais le résultat fut le même ----------
Car tous les JESUITES avaient la colique ----- et s'en allaient à ce point par le bas que, du plus loin que remontaient les souvenirs du plus blanchi sous le harnois d'entre tous les praticiens spécialistes de la courante, jamais on n'en avait connu de telle. »
Voici maintenant les liens pour retrouver les deux passages dans leur belle langue d'origine que Guy Jouvet a si bien su rendre en français dans sa traduction intégrale publiée aux Editions Tristram (Auch) en 2004 (939 pages), respectivement pages 716 à 718 et 734 à 735 : pour le premier passage, voir ici pages 109 à 111 & pour le second, voir ici pages 141à 142.
On pourra aussi comparer avec la traduction de 1946 réalisée par Charles Mauron (Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme. Flammarion, « GF », 1982, 633 pages avec une préface, une bibliographie, une chronologie et des notes de Serge Soupel), qui a été malheureusement retenue pour l'agrégation 2007 de lettres modernes, sujet de littérature comparée : « Naissance du roman moderne - Rabelais, Cervantès, Sterne », ce dont s'étaient émus Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gaillot, dans Le Monde du 6 octobre 2006 - ce texte est reproduit dans le catalogue 2008 des éditions Tristram qu'ils dirigent.
Pour mémoire [merci Fabula.org], la citation à examiner provenait du chapitre XI du volume II :
« Ecrire, quand on s'en acquitte avec l'habileté que vous ne manquez pas de percevoir dans mon récit, n'est rien d'autre que converser. Aucun homme de bonne compagnie ne s'avisera de tout dire ; ainsi aucun auteur, averti des limites que la décence et le bon goût lui imposent, ne s'avisera de tout penser. »
« Writing, when properly managed (as you may be sure I think mine is) is but a different name for conversation : As no one, who knows what he is about in good company, would venture to talk all ; -- so no author, who understands the just boundaries of decorum and good breeding, would presume to think all : The truest respect which you can pay to the reader's understanding, is to halve this matter amicably, and leave him something to imagine, in his turn, as well as yourself. »
« Ecrire un livre, pour qui sait bien s'y prendre (ce qui est, je crois, mon cas avec le mien, comme vous pouvez le constater vous-même) ne diffère en rien de tenir une conversation, à la nuance de vocabulaire près : quiconque connaît les règles et les usages du monde saura tenir sa langue et se gardera bien de tout dire dans une assemblée choisie ; -------- de même, nul auteur connaissant les bornes exactes que lui fixent la bienséance et le savoir-vivre n'aura l'outrecuidance de tout imaginer, et la plus authentique marque de respect qu'il puisse offrir à l'intelligence de ceux qui le lisent est de tout arranger avec eux à l'amiable, les mettant de part à demi dans son affaire et leur laissant, leur tour venu, autant de quoi faire travailler leur imagination qu'il s'en est déjà accordé pour exercer la sienne. » (p. 168)
C'est un peu comme si l'on devait se pencher sur le Xiyouji 西游記 en se bornant à la traduction de Louis Avenol (Le Seuil, 1957) et en snobant celle qu'André Lévy a livrée à « La Pléiade» (1991) - ce que, cela dit en passant, certains n'ont pas hésité à faire récemment en réunissant des textes représentatifs de la littérature chinoise dans un gros volume !
Bon, souhaitons seulement que l'on puisse disposer rapidement des notes et des commentaires associés à cette traduction remarquable ; ceux qui, en 1998, ont acheté le premier tome réunissant les volumes I et II de cette nouvelle traduction du « Livre des Livres » (« book of books », vol. III, chap. XXXI) (Tristram, 460 pages, dont 230 pages de notes serrées) savent ce que l'abandon du projet initial au profit d'une livraison de la traduction seule en un seul volume leur fait perdre --- cet appareil critique devrait être, un jour, disponible en ligne sur Lekti-ecriture.com.
On y trouvera, n'en doutons pas, des informations sur cette Histoire de Chine en trente volumes et en caractères chinois ! Les plus impatients pourront toujours se jeter - s'ils arrivent à mettre la main dessus -, sur l'article de V. R. Baker, « Sterne and Piganiol de la Force: The Making of Volume VII of Tristram Shandy » (Comparative Literature Studies, 1976, vol. 13, n° 1, pp. 5-14), lequel montre qu'en exploitant Le nouveau voyage de France, avec un itinéraire et des cartes faites exprès qui marquent exactement les routes qu'il faut suivre pour voyager dans toutes les provinces de ce royaume. Ouvrage également utile aux Français et aux étrangers (1724) de Jean-Aymar Piganiol de La Force (1673-1753), Sterne a fait preuve, non seulement d'un irrésistible humour, mais aussi d'imagination créatrice. J'ai rapidement parcouru les pages consacrées à Lyon par Piganiol de la Force dans sa précieuse description disponible sur Gallica2 dans un tirage de 1740 sans en trouver mention. La chasse reste donc ouverte. (P.K.)
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