vendredi 19 octobre 2007

Etudier et réfléchir

L'ouvrage dont la belle couverture sert d'illustration à ce billet ne va pas - et c'est naturellement très triste - causer un grand émoi dans la vie éditoriale chargée de cette fin 2007. Du reste, vous allez - et c’est compréhensible - devoir le réclamer à votre libraire pour pouvoir mettre la main dessus. A cette fin, en voici les références complètes :
Jacques GERNET,
Société et pensée chinoises aux XVIe et XVIIe siècles.
Résumés des cours et séminaires au Collège de France.
Chaire d'histoire intellectuelle et sociale de la Chine (1975-1992)
.
Paris : Collège de France/Fayard, 2007, 202 p.
Les admirateurs de Jacques Gernet (1921-) et/ou les habitués des cours de la belle institution qu'est le Collège de France ayant eu l'expérience des cours et/ou des séminaires qu'il y donna entre 1975 et 1992, à la tête de la chaire d'Histoire sociale et intellectuelle de la Chine, ne peuvent que ce réjouir de cette publication. Certes les résumés (publiés annuellement dans les annuaires du Collège) ne sont pas inédits, mais leur réunion dans un volume élégant et pratique qui rend encore mieux palpable la matrice d'un enseignement lumineux, porteur de tant d'observations, de pistes et de visées pénétrantes est plus que simplement « utile » (p.7). C’est du reste, à peine si on ose faire remarquer qu'il manque à ce livre savant les caractères chinois, et aussi une bibliographie des travaux de l'auteur. On compensera cet oubli par la consultation de celle qui figure sur le site du Collège, et par les informations fournies par la Société Asiatique, l'Académie des inscriptions et belles-lettres dont Jacques Gernet est un distingué membre. (Voir aussi ici)

La quatrième de couverture emprunte à un avant-propos que l'auteur a signé voici plus de deux ans, en juin 2005 :
« La Chine est le pays des livres, de sorte que, pour la connaître, on ne lit jamais trop de textes chinois originaux. C’est cette conviction et une volonté d'analyse qui ont inspiré mon enseignement au Collège de France, institution sans égale au monde qui unit la plus grande liberté à l'ardente obligation d'apporter sans cesse du nouveau. Comme disait un sage que les jésuites ont nommé Confucius, « Etudier sans réfléchir est vain ; réfléchir sans étudier est dangereux ». [Lunyu 論語, II.15 : 子曰。學而不思則罔。思而不學則殆。] La diversité des courants de pensée du XVIe siècle, la critique d'un système politique et d'une société en pleine décadence, le grand désarroi provoqué par l'invasion mandchoue de 1644 et ses conséquences m'ont paru faire de cette période l'une des plus intéressantes de l'histoire de la Chine. C'est aussi le moment où entrent véritablement en contact deux univers qui s'étaient ignorés jusqu'alors et qui n'étaient guère faits pour s'entendre : l'Europe de la Contre-Réforme et un monde qui eut ses propres itinéraires politiques, sociaux et intellectuels, en un mot sa propre histoire, aussi mouvementée que la nôtre. »
De son enseignement au Collège de France, poursuit-il (p. 8), « sont nées quatre publications : sur les méprises entre jésuites et Chinois au XVIIe siècle [Chine et christianisme. Action et réaction. Paris : Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1982], sur le personnage si attachant de Tang Zhen [唐甄](1630-1704) [Ecrits d'un sage encore inconnu. Paris : Gallimard/Unesco, « Connaissance de l'Orient », n° 73, 1991], une étude sur l'éducation de la petite enfance du XIe au XVIIe sièclesL'éducation des premières années (du XIe au XVIIe siècles) » in Christine Nguyen tri, Catherine Despeux (eds.), Education et instruction en Chine. I. L'éducation élémentaire. Paris/Louvain : Centre d'études chinoises/Editions Peters, 2003, pp. 7-60], et, pour finir, un essai sur la philosophie de Wang Fuzhi [王夫之](1619-1692) [La raison des choses. Essai sur la philosophie de Wang Fuzhi (1619-1692). Paris : Gallimard, « Bibliothèque de Philosophie », 2005], dernier produit de lectures prolongées après ma retraite. »

On devrait aussi ajouter à cette liste L'intelligence de la Chine. Le social et le mental (Paris : Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1994) qui reprend dans des versions parfois remaniées deux douzaines d'articles dont le plus ancien date de 1955 ; et aussi, l'article paru tout récemment dans La pensée en Chine aujourd'hui (Anne Cheng (ed.), Paris : Gallimard, « Folio essais », 2007, pp. 21-46) : « La modernité de Wang Fuzhi ». Et pourquoi se priver de signaler à ceux qui ne l'aurait pas encore lu La vie quotidienne en Chine à la veille de l'invasion mongole (1250-1276) (Paris : Hachette, 1959) qui constitue un modèle de vulgarisation du savoir sinologique. Bien naturellement, comment oublier que Jacques Gernet est également l'auteur du Monde chinois (Paris : Armand Colin, « Destins du Monde », 1999, 699 pages), synthèse magistrale, jamais détrônée depuis sa première édition en 1972, et auquel un passage en format de poche (Paris : Pocket, « Agora », 2006, 380 + 378 + 190 p.), même avec la disparition des index avec leurs caractères chinois et sa division en trois tomes ne devraient pas nuire. Il s'est imposé dans la durée et s'affirme encore plus aujourd'hui face à une concurrence indigente : outre José Frèches (Il était une fois la Chine : 4500 ans d’histoire, XO, 2006), on peut, depuis peu, aussi trouver « une histoire conforme à l’image que les Chinois se font de leur passé » grâce à Xavier Walter (Petite histoire de la Chine, Eyrolles, 2007) ! Mais ne nous égarons pas.

Il est vrai que la connaissance de la Chine a ses exigences. Dans la préface qu’il donna au Dictionnaire de la civilisation chinoise (Paris : Encyclopædia universalis / Albin Michel, 1998. p. 5), Jacques Gernet écrivait justement :
« Si méprisée au XIXe siècle pour la faiblesse et ses prétentions, la Chine est devenue une des grandes puissances de notre temps. Certains diront que, enfin éveillée d'un long sommeil, elle s'est mise à notre école. Et s'ils veulent bien admettre qu'elle a connu « une civilisation raffinée », son passé, tenu pour immuable, n'a guère pour eux d'autre intérêt que de faire ressortir notre supériorité. C'est oublier que nous lui devons, dans notre développement même, des apports décisifs, ignorer que la Chine actuelle [...] est l'héritière et le produit de profondes transformations sociales et politiques, de mélanges de populations, d'influences multiples qui se sont exercés sur elle au cours de quatre millénaires (bien plus encore si on y ajoute, comme on peut le faire aujourd'hui, le Néolithique à partir de 5000 avant notre ère) ; c'est méconnaître, enfin, l'extrême diversité de ses régions, et que, en s'étendant dans l'ensemble de l'Asie orientale, sa civilisation a contribué à la formation d'une très large partie de l'humanité.» Et plus loin : « L'Occident n'a [...] pas cessé de proclamer sa propre gloire et de croire à son triomphe universel. Tout se passe comme si, en dehors de lui, il n'y avait ni histoire ni pensée qui vaillent, comme si la connaissance d'une humanité qui diffère de la nôtre par tout son passé, ses œuvres, ses conceptions du monde et de l'homme n'était que curiosité exotique. Il suffit pour s'en convaincre de considérer la place qui est faite, dans nos organismes de recherche et notre enseignement, à l'histoire des formes sociales, religieuses et politiques, des arts et des lettres, des traditions techniques, scientifiques et intellectuelles de la Chine. »
Pour ce qui concerne le Collège de France, la Chine a été défendue par 9 professeurs des 718 qui y ont officié depuis sa création en 1530 :

ABEL-RÉMUSAT Jean-Pierre (1788-1832)
Langue et littérature chinoises et tartare-mandchoues (1814-1832)
JULIEN Stanislas (1799-1873)
Langue et littérature chinoises et tartare-mandchoues (1832-1873)
HERVEY DE SAINT-DENYS Léon D’ (1823-1892)
Langue et littérature chinoises et tartare-mandchoues (1874-1892)
CHAVANNES Édouard (1865-1918)
Langue et littérature chinoises et tartare-mandchoues (1893-1918)
MASPÉRO Henri (1883-1945)
Langue et littérature chinoises (1919-1945)
DEMIÉVILLE Paul (1894-1979)
Langue et littérature chinoises (1946-1964)
STEIN Rolf Alfred (1911-1999)
Étude du monde chinois : institutions et concepts (1966-1981)
GERNET Jacques (1921-)
Histoire sociale et intellectuelle de la Chine (1975-1992)
Pierre Etienne WILL (1944-),
Histoire de la Chine moderne (1991-)

Société et pensée chinoises aux XVIe et XVIIe siècles échappe naturellement à toute tentative de résumé. En voici, en guise de conclusion momentanée, le dernier paragraphe, lequel s'achève sur une appréciation bien pessimiste :
« Au cours des années précédentes, j'ai tenté d'analyser les premiers contacts, encore très superficiels, qui s'étaient établis au début du XVIIe siècle entre l'Europe et la Chine par l'intermédiaire des missionnaires jésuites. Les causes profondes aussi bien qu'immédiates des malentendus et des erreurs d'interprétation qui avaient été dégagés restent en partie valables de nos jours. Malgré d'apparentes analogies avec ce qui nous est plus familier, la Chine est bien un autre monde pour qui cherche, au prix de longs et patients efforts, à y pénétrer véritablement. On voit bien ce que pourrait gagner, dans tous les domaines, un véritable comparatisme à l'étude des données chinoises. La mine est inépuisable et presque vierge encore. Mais la mode n'est plus aujourd'hui, semble-t-il à la connaissance des civilisations et à l'histoire de leur relativité. » (p. 200).
Tentons, chacun à notre modeste niveau et selon nos capacités, de faire mentir le grand sinologue et de relever ce défi qui implique de se livrer avec autant de détermination à l'étude et à la réflexion. (P.K.)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Merci à P.K. d’avoir attiré notre attention sur ce précieux livre de Jacques Gernet. Je suis d’accord avec sa conclusion et prêt à relever le défi, tant il est vrai que la littérature permet de connaître les différentes civilisations et d’effectuer les comparaisons entre elles, comme nous y invite Jacques Gernet.
Notons au passage que les habitants du Lubéron peuvent trouver ce livre chez Mot à Mot à Pertuis, une excellente librairie.
N.D.