vendredi 3 août 2012

Miscellanées littéraires (014)

N° du 5 fev. 1911 [Source Gallica]
Si vous voulez tout savoir sur Le Petit journal et son Supplément illustré qui ravirent tant de lecteurs curieux du monde et de ce qui s’y passe consultez le site qui lui est entièrement consacré et grâce auquel vous apprendrez que ce titre « est l'un des plus anciens journaux de France. Il est née en 1863 et sa création doit être considérée comme l'un des événements qui marquèrent le plus profondément dans la vie du Paris de naguère. » (Jean Lecocq, Almanach, 1940) et qu’il aurait publié son dernier numéro le 1er août 1937.

Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque de France, permet de feuilleter en ligne ou de télécharger aussi bien le Petit journal  que le Supplément illustré. Vous pouvez, enfin, grâce à la recherche d’image de Google, embrasser d’un seul coup d’œil un grand nombre de ces unes qui attiraient imanquablement l’attention et donnaient envie de lire les pages intérieures.

Le numéro qui a retenu mon attention est celui qui parut le 5 février 1911 [sur Gallica ; voir également ici]. Son titre accrocheur « La Chine se modernise » est bardé d'un sous-titre développé en page 2 (numérotée 42) pas moins attirant : « A Shanghai, des Chinois font en public le sacrifice de leur natte » : 

Comme nos lecteurs le verront dans notre « Variété », l'évolution de la Chine vers la civilisation occidentale ne se manifeste pas seulement dans l'ordre militaire et administratif. Un mouvement considérable se produit en ce moment dans les grandes villes chinoises en faveur du costume européen, et surtout contre la vieille tradition de la coiffure chinoise. C'est ainsi que ces jours derniers, à Shanghaï, cinq cents Chinois héroïques, réunis sur une place publique, sont montés l'un après l'autre sur une estrade et, en présence de quatre mille de leurs compatriotes, ont renoncé à l'appendice chevelu et natté qui, de temps immémorial, a fait l'ornement du chef et du dos des fidèles sujets du Fils du Ciel. De telles manifestations de la part d'un peuple si attaché naguère à ses coutumes et à son costume ne doivent pas nous intéresser seulement par leur pittoresque. Elles caractérisent un état d'esprit nouveau, de nature à nous faire réfléchir, car le triomphe de la civilisation occidentale, transformant la Chine en puissance industrielle et militaire, n'irait probablement pas sans faire courir à l'Europe les plus graves dangers.
La rubrique « Variété » approfondit en élargissant le sujet. Ernest Laut (1864-19??) y signe un long article intitulé  « Le pied des Chinoises et la natte des Chinois ». Restons-en, pour cette fois, à ce qui touche à la coiffure des hommes et lisons :
L'impératrice Tsou-Hsi ne s'occupa pas moins de la tête des hommes que des pieds des femmes. C'est encore elle qui, en cette même année 1903, annonça à ses sujets qu'il leur serait loisible désormais de couper leur natte si ça pouvait leur faire plaisir.
Or, il est piquant de constater que cette natte qu'elle condamnait ainsi par ordonnance impériale, c'est un de ses ancêtres qui, jadis, l'imposa aux Chinois. Au temps jadis, en effet, les Fils du Ciel portaient les cheveux courts. Or, quand les Tartares de Mandchourie conquirent le pays, l'idée leur vint d'imposer aux vaincus une marque distinctive d'esclavage, et ils édictèrent que, dorénavant, tous les Chinois porteraient le front rasé et la chevelure longue et tressée sur la nuque. Les vieilles chroniques chinoises affirment que ce décret fut d'abord très mal accueilli. Beaucoup de Chinois, pour y échapper, s'enfuirent à Hainan, à Formose et au Japon. Et puis, peu à peu, la fâcheuse origine de cette mode fut oubliée, et le Chinois porta sa natte sans se douter que cette coutume était née d'une défaite et d'une humiliation de ses ancêtres. Or, cette natte, sans laquelle nous ne pouvions nous imaginer le vrai Chinois de Chine, voici qu'elle disparaît, elle aussi. L'impératrice avait commencé par autoriser simplement ses sujets à la couper. Comme ceux-ci hésitaient, elle ne se contenta plus de conseiller, elle ordonna. A la fin de 1904, elle publia un rescrit édictant que, a partir du premier jour de la première lune de l'année suivante, c'est-à-dire à partir du 4 février 1905, officiers et soldats de l'armée chinoise devraient couper leur tresse. Les mandarins civils des trois degrés supérieurs étaient invités à suivre également cet exemple. Le sacrifice accompli dans l'ordre militaire, il s'agissait de faire adopter par le civil la nouvelle esthétique capillaire. Depuis quelques mois surtout, la campagne en faveur de la modernisation de la coiffure a pris un développement considérable. Elle donne lieu dans toutes les grandes villes chinoises à des scènes curieuses et à des manifestations des plus pittoresques. Au mois de décembre dernier, à Hong-Kong, six notables respectables par l'âge et la situation morale dont ils jouissent, coupèrent leur natte en public, tandis qu'une fanfare jouait des airs d'opéra. Des centaines d'imitateurs suivirent leur exemple, et, bientôt, des sacrifices sans nombre eurent lieu.
 Les partisans de la jeune Chine organisent partout des meetings dans lesquels ils vitupèrent à qui mieux mieux contre la natte. L'un d'eux, l'autre jour, rappelait que lors de la guerre des Légations, un seul soldat français avait suffi pour emmener prisonniers cinq Chinois en les attachant par la natte à la sangle de son cheval. Un autre citait le cas d'un mécanicien chinois qui, pris par sa chevelure dans l'engrenage d'une machine fut broyé en subissant une horrible torture. Cette campagne porta ses fruits. En l'espace de trois jours, onze mille personnes se convertirent à la mode nouvelle. Mais le mouvement a fini par inquiéter les marchands qui craignent que leurs compatriotes, non contents de couper leurs nattes, ne veuillent aussi abandonner le costume national, ce qui serait pour le commerce une perte considérable. Déjà, il y a trois ans, le ministre de l'Instruction publique en Chine, effrayé par les progrès de la mode européenne parmi les lettrés et les étudiants, publia un décret interdisant à tous les élèves des écoles et établissements de l'État de s'habiller de cette façon. Une seule exception fut prévue. « En raison, disait le ministre, des inconvénients qu'offre le costume indigène pour les exercices de gymnastique, les vêtements européens seront autorisés pour cet usage spécial, mais ils ne devront être faits qu'avec des étoffes fabriquées en Chine. » Cependant, la mode européenne gagne de plus en plus. La suppression de la natte est l'acheminement forcé vers le veston et le pantalon. Et la Chine est destinée à suivre vers la civilisation européenne, une évolution, plus lente peut-être, mais tout aussi sûre, que celle qu'a suivie le Japon.

Rappelons que par le Tifaling 剃髮令, les Mandchous avait très tôt imposé à tous les Chinois le port de la coiffure mandchoue qui consistait à se raser le haut du front et à se faire une natte, bianzi 辮子 ; s’en abstenir signifiait la mort, selon la formule bien connue et extrêmement convaincante Liu fa, bu liu tou ; liu tou, bu liu fa  留髮不留頭,留頭不留髮 qu’on traduira  librement par Mieux vaut garder sa tête au prix de ses cheveux que la perdre pour ses cheveux. En conséquence, se débarrasser de sa natte avait, en 1911, après 267 ans de domination étrangère, un caractère anti-mandchou très marqué et devait peu à un phénomène de mode.

Certains comme Gu Hongming 辜鴻銘 (1857-1928) auront du mal à s’en passer [voir les anciens billet où il est question de ce curieux personnages qui avait fait l’objet de la devinette n° 11  ; voir également la réponse]. Gu était également un amateur de pieds bandés. On y reviendra un de ces jours prochains. 

2 commentaires:

Anonyme a dit…

bonjour Mr Kaser, à la lecture de ce billet pileux, je me demandais si les cheveux des chinois poussaient plus vite que ceux des occidentaux!!!! et quel avait été le temps mit pour acquérir une natte digne de ce nom. A bientôt amicalement F.P

Thomas Pogu a dit…

Qu'il me soit permis, à défaut de pouvoir apporter une réponse satisfaisant aux questions quelque peu capillo-tractées que se pose le commentaire précédent, d'augmenter ce nouvel opus des Miscellanées littéraires par ces deux extraits (recopiés et passés dans une orthographe moderne par mes soins) d'un chapitre intitulé « Doctrine des Chinois sur la piété filiale » qui se trouve au sein des Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les usages, etc. des Chinois par des missionnaires de Pékin (Joseph Marie Amiot, Aloys de Poirot, Pierre-Martial Cibot, François Bourgeois), Paris, Nyon l’Aîné, 1779, vol. 4, p. 287 (consultable via Google Livres) :

On s’est égayé en Europe sur le compte des Chinois qui, lors de l’invasion des Tartares qui sont aujourd’hui sur le trône, aimèrent mieux se laisser couper la tête que raser leurs cheveux, et s’exiler de leur patrie que de porter des habits fendus par-devant et par-derrière. Cette opiniâtreté ridicule n’était qu’une suite de l’abus de cette grande maxime, qu’il faut conserver son corps tel qu’on l’a reçu de son père et de sa mère, et ne point changer ce qu’ont établi les ancêtres. Il faut n’avoir aucune connaissance ni de l’histoire, ni des mœurs des Chinois, pour ignorer que c’est cet article de la piété filiale poussée hors de son vrai sens, qui fait porter des ongles si longs aux personnes de condition, aux lettrés et aux personnes du sexe ; qui a fait préférer la mort aux amputations salutaires de la chirurgie ; qui fait regarder d’avoir la tête tranchée comme plus infamant que d’être pendu, et qui perpétue une infinité d’usages et de coutumes, malgré tous les cris de la réflexion.


Et p. 170 :

Encore un mot pour l’instruction des jeunes gens. Dans les choses même où la conformité des idées semblerait devoir rapprocher les nations de tous les temps et de tous les pays, il est de fait qu’elles se tournent souvent le dos les unes aux autres. Par exemple, un poète d’Europe croit avoir peint supérieurement une beauté, lorsqu’il lui a donné de longs cheveux blonds qui tombent en boucles sur les épaules, de grands yeux bleus, des joues semées de roses, une taille fine et légère, un sein bien découvert. Or, une beauté ainsi décrite ne serait point beauté pour un Chinois, parce que dans sa nation les cheveux blonds sont une disgrâce de la nature, et les boucles de cheveux une flétrissure, tellement que c’est une injure d’appeler quelqu’un cheveux frisés ; les joues semées de roses ou vermeilles, supposent une pudeur expirante et dès-là sonnent mal ; parler de la taille d’une femme est d’une grossièreté, et les idées de sein découvert sont également sauvages et dégoûtantes ; pour les yeux bleus, on ne les trouverait que singuliers et ridicules.


Après une succincte recherche sur Internet, les réponses que cherchent F.P. se trouvent peut-être à la p. 257 d'un ouvrage publié chez Dunod en 1908 intitulé La Nature... qui porte le titre de chapitre alléchant (à condition de ne pas avoir de cheveu sur la langue) de « L’art capillaire chez les Chinois », mais hélas non consultable dans le détail...

Il ne me reste plus qu'à souhaiter à notre cher ami Pierre Kaser d'excellentes vacances. Qu'elles lui soient profitables !

T.P.